2.3.2. Les rôles de l’animateur

Dans l’émission «Répliques», l’animateur dirige le débat en fonction de son rôle préétabli par le système d’attente, selon lequel il a le droit de poser des questions et le devoir d’assurer son bon déroulement, alors que ses invités ont au contraire le devoir d’y répondre. Ainsi, il joue donc tout au long du déroulement de l’interaction trois rôles interactionnels : soit en tant que ’provocateur’69, il pose des questions avec l’utilisation du terme d’adresse ; il lance ainsi les sous-thèmes de discussion et il sollicite une réponse de la part de ses partenaires, voire l’expression de leur propre opinion ; soit en tant qu’’arbitre’, il intervient dans une situation conflictuelle et perturbée par l’apparition du chevauchement ou de l’interruption et sélectionne le locuteur suivant en le nommant pour ainsi rétablir l’ordre dans l’interaction ; soit enfin en tant que ’débatteur’, il participe au débat afin de l’alimenter, de son jugement ou de ses propres perspectives. Avec ce dernier rôle, il se met en scène dans la même position que ses invités, mais la nature de sa contribution au débat est différente, dans la mesure où il emploie quelquefois une forme de question pour demander confirmation ou une information sur des faits. Il semble possible que le seul meneur incarne en même temps ces trois identités dans une intervention, mais ce cas est rare dans notre corpus. En tout état de cause, il intervient à n’importe quel moment, en usant de l’interruption, et il est présent dans les discours de ses invités, en émettant des régulateurs.

Dans le débat triadique à la radio, le cadre participatif se décompose en module d’interview, qui se produit par hétéro-sélection et échange du type question / réponse, et en module de discussion, qui se réalise par autosélection et ’échange latéral’ entre débatteurs. Le premier module glisse souvent vers le deuxième tout au long du déroulement du débat. Cette modulation provoque également le changement du rôle interactionnel de l’animateur : passage de ’provocateur’ à ’débatteur’ ou ’arbitre’.

(1) (Répliques 7 : 001-014)→

  • 001 F : (...). Et je voudrais d’abord demander à mes deux invités, (...) s’ils souscrivent à cette brutale déclaration. Bernard Debré.

  • 002 D : Ah écoutez d’abord j’ai été très choqué de l’attitude de Michel Rocard. D’abord, (...), je trouve que c’est un petit peu tard et un peu brutal, et on ne dit pas en tant que ministre que la France a choisi la mauvaise

  • cause. //Deuxièmement

  • 003 F : //c’est vrai (↑)

  • 004 D : euh deuxièmement je crois qu’elle n’avait pas à choisir de cause, les deux causes étaient mauvaises aussi bien les Tutsis que les Hutus. Et vous avez dit quelque chose qui m’a beaucoup frappé ’les racistes Hutus’. Ils étaient bien entendu racistes mais les Tutsis l’étaient aussi. Euh vous avez parlé //du du génocide

  • 005 F : //j’ai pas dit j’ai pas dit que tous les Hutus étaient racistes

  • 006 D : non mais vous avez parlé des racistes

  • 007 F : les racistes Hutus ont pratiqué ce génocide d’ailleurs contre les Hutus modérés aussi

  • 008 D : vous avez parlé du génocide qui a commencé le 6 avril 1994. (...) le génocide qui est en train de se dérouler en 1964 donc des Hutus contre des Tutsis, ce génocide est le plus grand des génocides depuis la deuxième guerre mondiale

  • 009 F : et ça n’a pas rencontré d’écho à l’époque

  • 010 D : ça n’a absolument pas rencontré d’écho d’ailleurs en 72 il y a eu à l’inverse un génocide dans le pays (...) un génocide fabriqué euh par les Tutsis contre les Hutus réfugiés au

  • Kivu //[inaudible]

  • 011 F : //le Kivu c’est au Zaïre

  • 012 D : au Zaïre. Donc dans cette région malheureusement et il serait malséant pour qui que ce soit de prendre position, euh les les meurtres et les génocides sont monnaie courante.

  • 013 F : oui mais euh deux mots quand même, d’abord que Rocard règle ses comptes avec Mitterrand on peut le regretter, on peut aussi prendre acte du fait qu’il était comme premier ministre sous surveillance, (...), mais quand vous dites Bernard Debré qu’en 1964 le pape avait déjà lancé cet avertissement il il avait certes crié dans le désert, mais à ce moment-là vous apportez peut-être de l’eau au moulin de Michel Rocard, n’y avait-il pas si vous voulez un grand risque euh à prendre le parti à aider un gouvernement Hutus alors qu’il y a que les Hutus avaient déjà ce passif si lourd

  • 014 D : mais je suis d’accord le le problème essentiel c’était justement le problème et on on l’abordera tout à l’heure de la démocratie en Afrique, (...) donc c’est l’ethnie majoritaire qui doit gouverner, et c’est de là vraisemblablement qu’arrivent une partie des maux de la région.

Dans l’extrait ci-dessus, l’animateur (Finkielkraut) joue le rôle de ’provocateur’ en lançant en 001 le thème du débat puis il passe la parole au débatteur (Debré) qui la prend en 002. Il s’agit ici de l’échange d’interview qui se modifie en échange de discussion avec participation de l’animateur à l’interaction, lorsque celui-ci se met en désaccord en 005 avec son interlocuteur, confirme en 009 et en 011 les faits sur l’information et avance en 013 sa propre opinion. Il est alors dans le rôle de ’débatteur’. Par ailleurs, l’animateur joue le rôle d’’arbitre’ dans un contexte conflictuel. Le conflit peut reposer d’abord sur le niveau du contenu, comme dans l’extrait ci-dessous :

(2) (Répliques 5 : 178-184)

  • 178 J : moi je pense que la l’industrie et la bourgeoisie ont été des éléments révolutionnaires de la planète //et que

  • 179 F : //là vous êtes marxiste

  • 180 J : oui bien sûr, de nos sociétés, et que avoir comme l’implique votre position, une nostalgie //d’un monde préindus//triel

  • 181 T : //aucune //non pas du tout

  • 182 J : ah écoutez //laissez-moi

  • 183 F : //attendez laissez finir //Juillard

  • 184 J : //vous dites vous êtes contre l’industrialisation moi je dis que avec le bien et le mal qu’elle a charrié l’industrialisation a été je dis pas un progrès, a été une //évolution

Dans les échanges ci-dessus, le débatteur (Jacques Juillard) déroule en 178 et en 180 son intervention. Lorsqu’en 181 son partenaire (Denis Tilinac) l’interrompt, par l’utilisation de marqueurs de désaccord (’aucune’, ’non pas du tout’) au cours de son tour de débatteur (Juillard), celui-ci conteste cette interruption en émettant la marque (’ah écoutez laissez-moi’). Dans cette situation conflictuelle, l’animateur intervient en sélectionnant en 183 le débatteur (Juillard) comme locuteur suivant pour qu’il puisse continuer son intervention. Il s’agit d’un type de négociation sur les tours entre les deux débatteurs, dont la résolution s’accomplit par l’intercession de l’animateur. D’ailleurs, son rôle d’’arbitre’ se retrouve aussi dans bien des cas où le conflit a lieu plutôt au niveau de la structure de tours. Ce conflit structurel est marqué en général par l’interruption qui se produit en chevauchement. Ici, l’animateur attribue la parole à un des deux débatteurs, afin de faire taire l’autre et d’éviter des désordres de tours et assurer l’alternance des tours.

En conséquence, le débat triadique à la radio a son propre cadre participatif qui consiste, d’une part, en schéma interlocutif d’interview dans lequel prédomine le rôle de ’provocateur’ mis en scène par l’animateur, et où l’inégalité est marquée entre celui-ci et ses invités, et d’autre part, en schéma interlocutif de discussion où se rétablit l’égalité entre eux avec le rôle de ’débatteur’ que partage alors l’animateur. Or le schéma d’interview enchaîne des échanges entre l’animateur et un débatteur. Ces échanges d’interview fonctionnent au niveau global grâce au rôle de l’animateur qui intervient pour gérer la direction du débat et sélectionner le locuteur suivant. En revanche, le schéma de discussion enchaîne des échanges latéraux qui fonctionnent au niveau local du débat par le mécanisme de l’auto-sélection. Dans une perspective interculturelle, on peut constater que ces échanges figurent dans des proportions différentes selon les pays : l’échange d’interview est fréquent et dominant dans le débat coréen, alors que c’est l’échange de discussion qui est le plus développé dans le corpus français.

Notes
69.

Ce terme peut renvoyer, comme le définit le Dictionnaire ’Petit Robert’, à la «personne qui incite une personne ou un groupe à la violence ou à une action illégale dans l’intérêt du parti opposé, de la police, etc.». Dans ce travail, par ce terme, nous n’allons entendre que la personne qui essaie de donner lieu de bonne foi à la discussion entre invités, en lançant un thème du débat.