3. Les régulateurs et les tours de parole

On assiste fréquemment dans notre corpus à un certain nombre d’émissions vocales (’hm’, ’ah’, ’oh’, ’ouais’, ’euh’, etc.) ou verbales (’alors’, ’tout à fait’, ’bien sûr’, ’oui’, ’non mais’, ’oui mais’, ’mais’, ’mais oui’, ’oui tout à fait’, ’ah oui mais’, ’enfin bon’, ’pas du tout’, ’exactement’, etc.) qui sont produites brièvement par l’allocutaire durant le tour du locuteur. Il s’agit des régulateurs70 dont le statut pose la question du découpage avec le tour, unité interactionnelle fondamentale qui sert à construire une conversation. Ce problème revient à celui de la définition du rapport entre eux.

Dans la littérature, on sait qu’il y a deux attitudes bien différentes vis-à-vis de ce problème, comme le dit Kerbrat-Orecchioni (1990) : les uns considèrent les émissions régulatrices comme de ’vrais tours’ et les autres comme de ’faux tours’. Ces attitudes sont fonction de la définition du tour. Nous considérons que les tours de parole renvoient au mécanisme d’alternance du locuteur, c’est-à-dire qu’ils impliquent que «son détenteur occupe véritablement le terrain»71. Ils ont donc pour fonction de mettre en scène le déplacement du droit à la parole (’floor’). Il est pourtant vrai qu’il n’est pas facile d’identifier ces mouvements, puisque plus les émissions sont brèves, plus le temps d’occupation du terrain est court. Cette définition restrictive du tour a pour résultat d’augmenter la catégorie des régulateurs, dont le statut est alors différent. L’activité de régulation peut globalement s’orienter en deux sens : continuer le tour ou l’arrêter.

Peut-on considérer les régulateurs de cette deuxième sorte comme véritable tour ? Si non, quelle est la condition ou quel est le critère qui détermine un tour ? Pour établir la distinction entre le régulateur et le tour, on peut envisager un certain nombre de critères tels que l’existence de chevauchements, les traits phonétiques, la longueur de l’émission, la fonction de l’élément considéré72. Il nous semble que la distinction n’est pas toujours fonction de ces critères intrinsèques, mais de la négociation par laquelle le locuteur en cours cède la parole, lorsque son partenaire manifeste son intention de la prendre. Le tour n’est pas en effet une unité linguistique qui pourrait être définie par ces facteurs formels, mais une unité interactionnelle qui est négociable entre les partenaires dans le contexte d’interaction. Ainsi, il est vrai que la courte contribution vocale et verbale dans le contexte de débat radiophonique est prise souvent pour un régulateur, dans la mesure où les participants veulent garder, dans la mesure du possible, la parole. Toutefois, il existe des cas où certaines émissions verbales (’oui c’est ça’) ou non verbales (un hochement de tête) peuvent être prises en compte comme de simples marqueurs d’attention ou d’approbation glissés dans le cours du tour du parleur alors qu’elles fonctionneront comme tour dans d’autres situations où elles sont énoncées au titre de réponse à une demande de confirmation, comme dans l’exemple ci-dessous :

(1) (Répliques 7 : 174-177)

En effet, la définition extensive des régulateurs donne comme «faux tours» certaines reprises (’francophone’) ou certaines expressions à valeur plus nettement évaluative (’oui c’est ça’). L’extrait ci-dessus nous montre que ces deux émissions verbales n’ont plus une valeur de régulateurs, mais un statut de tours. Il convient en premier lieu de s’interroger sur le processus du déplacement de parole. Il nous semble que la négociation et l’interprétation par l’allocutaire jouent un rôle plus important, au regard d’autres critères intrinsèques, dans la mesure où leur conséquence peut donner lieu à un enchaînement qui est un indice principal pour permettre de considérer la courte émission comme un tour à part entière. Ainsi, dans l’extrait ci-dessus, la formule ’francophone’ à valeur de demande de confirmation appelle une réponse (’oui c’est ça’). En ce sens, ces émissions verbales ont à la fois le statut de tour et celui d’intervention, au sens de Kerbrat-Orecchioni (1990 : 225) : «Chaque fois qu’il y a changement de locuteur, il y a changement d’intervention, sans que l’inverse soit vrai». Autrement dit, la frontière des tours, unités interactionnelles, repose sur l’alternance de locuteur, et celle des interventions, unités fonctionnelles, qui ne se définissent que par rapport à l’échange, peut passer en milieu de tour. Enfin, les tours semblent se produire par l’occupation du terrain par le locuteur et l’acceptation par son partenaire de cette occupation.

Notes
70.

Sur diverses terminologies : ’signaux d’écoute’, ’feed-back’, ’back-channel’, ’monitoring’, ’reinforcement’, ’continuers’, ’uptakers’. Voir C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 1, Paris, A. Colin, 1990, p. 18. et p. 187.

71.

C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 1, Paris, A. Colin, 1990, p. 186.

72.

Ibid., pp. 188-189.