L’intervention qui survient en milieu de tour, sans qu’aucun signal n’ait annoncé la fin du tour, peut être considérée comme interruption délibérée. Ce type d’interruption se produit dans la ’pause intra’ ou en chevauchement médian et se réalise quelquefois dans le chevauchement concurrentiel :
(1) (Répliques 5 : 191-206)
191 J : bon ben si vous ne l’avez pas dit tant mieux, en revanche, quand vous dites il faut une régulation, politique, des phénomènes économiques c’est pas un socialiste comme moi qui je dirais le contraire
192 T : oui mais les socialistes français ont accepté ce marché //mondial (?)
→ 193 J : //écoutez oui mais bien sûr
→ 194 T : //ils disent que c’est incontournable (?) c’est pour ça que les gens votent Le Pen
→ 195 J : //qu’on a accepté attendez attendez je dis je dis que le problème c’est pas le problème
→ 196 T : //ils voient bien quand les choses aucune différence aucune
→ 197 J : //n’est pas l’acceptation, mais Le Pen n’a pas refusé, même Le Pen n’a pas refusé
198 F : Le Pen Le Pen au contraire il est très libéral
→ 199T : //de toutes façons je ne représente pas M. Le Pen ici
→ 200 J : //je dis que le problème n’est pas, le problème n’est pas, d’accepter ou de refuser l’industrialisation /ou le marché bon il est de savoir ce que l’on fait dans une
201 F : /ou le marché
202 J : société de marché. Bon, je ne connais pas actuellement d’alternative au marché
203 T : moi je dirais alors
204 J : alors attendez non, non, non
205 F : Jacques Juillard
206 J : à partir de là, que disent les socialistes que dit aussi Adam Smith et c’est ça qui est amusant, c’est qu’Adam Smith fait exactement la même chose c’est que le l’univers économique est une exception, et que lorsque les autres sphères, la sphère politique, la sphère morale, la sphère religieuse, la sphère artistique sont dominées par les critères du marché alors on est dans la régression on est dans une menace des barbaries, on oublie toujours que les grands libéraux du 18ème ont dit ces choses-là
Dans l’extrait ci-dessus, on assiste à une compétition plus ou moins longue (191-197) pour prendre la parole entre les deux débatteurs (Denis Tilinac et Jacques Juillard). La compétition fait appel à un processus de négociation où un candidat en compétition cède la parole et l’autre continue à parler, ou bien elle finit par l’intercession de l’animateur. Ainsi dans l’exemple (1), la tentative d’interruption de Tilinac est en 204 contestée par son interlocuteur (Juillard), et l’alternance des tours s’établit en 205 par la sélection et/ou par la ratification du locuteur auto-sélectionné.
L’interruption ne se produit pas seulement dans le chevauchement, mais aussi dans la pause qui apparaît à l’intérieur d’un tour. Dans ce cas, il s’agit d’une interruption sans chevauchement, dans la mesure où le locuteur suivant se glisse, note Kerbrat-Orecchioni (1990 : 174), dans un interstice du discours du locuteur en cours, qu’il prend ou feint de prendre pour une place transitionnelle, et que le locuteur en cours, prenant son parti de ce changement inopiné de locuteur, renonce alors à poursuivre.
(2) (Répliques 7 : 008-010)
008 D : vous avez parlé du génocide qui a commencé le 6 avril 1994. Il faut quand même revenir à ce qui était, les Hutus ont commencé leur génocide bien avant puisque en 1964 le pape avait lancé une phrase épouvantable à radio Vatican en disant euh : le génocide qui est en train de se dérouler en 1964 donc des Hutus contre des Tutsis, ce génocide est le plus grand des génocides depuis la deuxième guerre mondiale
→ 009 F : et ça n’a pas rencontré d’écho à l’époque
010 D : ça n’a absolument pas rencontré d’écho d’ailleurs en 72 il y a eu à l’inverse un génocide dans le pays à côté qui était le Burundi, où il y a eu 250.000 Hutus qui ont été tués par des Tutsis, ça n’a absolument pas rencontré d’écho. (...)
Ces interruptions ne reposent pas sur des erreurs d’appréciation de la place transitionnelle, mais plutôt sur la pause ’intra’ qui est due aux inachèvements syntaxico-sémantiques dont est responsable le locuteur en place. Elles semblent être plus ou moins délibérées, ce qui pose la question de la délimitation avec le vrai tour. A la différence de ce qui se passe avec celui-ci, les auteurs d’interruption tentent souvent de prendre la parole en émettant des régulateurs verbaux, et en revanche, les locuteurs qui sont interrompus en cours de tour mettent en évidence leur intention de reprendre la parole. En tout état de cause, les interruptions peuvent correspondre à diverses attitudes pragmatiques par rapport à la proposition du tour précédent. D’où les typologies d’interruption : l’interruption coopérative qui accélère l’accord ou répare le vocabulaire, l’interruption conflictuelle qui accélère le désaccord et l’interruption confirmative qui enquête sur le contenu proposé par le partenaire et qui n’est ni coopérative, ni conflictuelle. Il va de soi que ces différents types sont souvent fonction des types d’interactions verbales. Nous retrouverons dans notre corpus l’ensemble de ces interruptions.