Dans le contexte de débat, les enchaînements des échanges sont formés non seulement par le couple question-réponse, mais aussi par les assertions, dans la mesure où «toute assertion incorpore», note Kerbrat-Orecchioni (1990 : 202), «en quelque sorte un ’n’est-ce pas ?’». Toutefois, d’une manière générale, les assertions sollicitent moins fortement une réaction que la question. Toujours d’après Kerbrat-Orecchioni, il y a des types d’assertions qui incitent plus que d’autres à réagir : les ’provocations’, attaques, ou contre-vérités éhontées, qui entraînent de la part de L2 une protestation ou une réfutation, souhaitée ou non par L1. En effet, il apparaît que l’assertion réactive est conditionnée par l’assertion initiative : celle-ci crée le système d’attente pour celle-là.
Dans notre corpus, l’animateur adresse à l’un des invités une «question principale» ou une «question dérivée» pour lancer le thème de discussion ; le débatteur à qui il parle développe dans sa réponse un argument concernant la question donnée, et l’autre débatteur prend la parole soit par l’auto-sélection, soit par l’hétéro-sélection, pour apporter sa propre évaluation positive ou négative. Autrement dit, avant ou après que le tour d’un débatteur arrive à la place transitionnelle, le locuteur suivant peut être l’animateur et/ou l’autre débatteur. S’il y a un démarrage simultané entre eux, c’est le plus souvent l’animateur qui cède la parole. Sinon, l’animateur sollicite l’autre débatteur pour qu’il prenne la parole. Dans ce cas, l’enchaînement entre l’assertion initiative et réactive est détendu. En revanche, lorsque l’autre débatteur se sélectionne lui-même comme locuteur suivant, l’enchaînement est tendu, comme le montre l’exemple (1) :
(1) (Répliques 3 : 018-023)
018 F : mais justement pour valider ces données, pour acquérir le discernement absolument indispensable à une époque où en effet tout au fond tous les négationnismes sont possibles, est-ce qu’il faut plonger les enfants dans Internet, parce que le discernement il peut venir d’ailleurs, il peut venir des livres, il peut venir des maîtres, mais pourquoi faut-il précisément si vous voulez euh, faire entrer Internet à l’école d’autant qu’il y a cette difficulté
019 G : alors parce que de toute façon ils iront dans Internet, ils iront en tant qu’adultes et s’ils ont travaillé avec leur professeur à la manière dont un professeur de français a fait étudier les émois de Bérénice ou les tourments de Bérénice ou les les ruses d’Arpagon euh, cette cette cette réflexion qui est conduite avec l’enseignant qui doit être conduite avec l’enseignant sur des informations situées dans Internet permet permet de à l’élève de créer un esprit critique de relever des moteurs qui permettent de d’utiliser des moteurs qui permettent de valider des informations et de discerner toujours mieux parce que il n’y aura jamais le vrai et le faux mais d’avoir des doutes par rapport aux informations qui sont là dedans
020 F : Robert Rideker
021 R : moi, j’ai des doutes d’abord sur la notion de validation euh ça n’est pas sûr que quand on étudie Bérénice ou l’Avare il est question de valider, /pas valider, bon j’ai
022 F : /hm hm
023 R : des doutes aussi sur le concept d’outil voilà, euh
L’exemple (1) est extrait de l’émission «Répliques (15/11/97)» où les participants débattent sur Internet à l’école. Bien que l’intervention de l’animateur se présente en 018 comme une question, elle ne comporte pas d’indice de son allocutaire. Mais, étant donné que le contenu de cette intervention concerne la question de l’introduction d’Internet à l’école, il est évident que le tour de l’animateur s’adresse au débatteur (Bernard Gardeye) qui est favorable à l’emploi d’Internet dans le système éducatif. Lorsque le tour de B. Gardeye arrive en 019 à la position transitionnelle, l’enchaînement est relayé par l’animateur, dans la mesure où l’assertion de B. Gardeye n’est pas suivie directement de celle de son partenaire (Robert Rideker).
Un enchaînement plus dynamique peut pourtant se présenter dans les tours de parole entre les débatteurs, lorsqu’il y a auto-sélection, comme dans l’exemple (2) :
(2) (Répliques 7 : 43-59)
043 C : (...) je vais publier quelque chose là-dessus bientôt les récits d’origine les récits d’origine ne sont pas strictement racials, raciaux pardon, il s’agit d’une interprétation. Donc la société était complexe et là-dessus quand les Européens sont arrivés ils connaissaient si j’ose dire les Hamites et les Bantous c’est le langage employé avant de connaître le Rwanda et le Burundi, la mythologie hamitique avait déjà fonctionné ailleurs, ils l’ont plaquée telle quelle, ils ont inventé que tous les Tutsis venaient d’Ethiopie ou d’Egypte, que c’est une race supérieure,
et //c’est une chose qu’il faut se rappeler
→ 044 D : //euh non non non ne mettez pas ne //mettez pas ne mettez pas attendez
045 C : //je termine je termine monsieur
046 D : ne mettez pas //sur le dos des Européens //une réalité qui existait pas alors
047 F : //Bernard Debré
048 C : //non mais
→ 049 C : non non ça n’existait pas il y a pas de tradition Tutsi sur une origine égyptienne
//ou éthiopienne
→ 050 D : //non non pas du tout non attendez ça c’est vous qui le mettez, c’est vrai euh il y a eu une espèce de légende absurde qui les //les les font descendre qui les font
051 C : //ce n’est pas une légende absurde
052 D : //descendre
→ 053 C : //c’est une propagande, et une idéologie
→ 054 D : oui tout à fait, mais tout à fait c’est une propagande et une idéologie véhiculées par les Tutsis eux-mêmes, qui est une propagande
055 F : véhiculée par les Tutsis mais //qui était qui a été //qui a été qui a été promulguée
056 D : //mais //qui était une simplification
057 F : qui a été édictée par //qui
058 D : //comprenez elle a été édictée par les Tutsis eux-mêmes
059 C : non, en aucun cas
L’extrait ci-dessus montre que les enchaînements ont lieu par les assertions initiatives et les assertions réactives des deux débatteurs (Bernard Debré et Jean-Pierre Chrétien), avec interruption, chevauchement produit en fin de tour ou à la place de transition possible. Dans ces échanges, la distinction des interventions par l’adjectif ’initiatif’ ou ’réactif’ est toutefois ambivalente, dans la mesure où les assertions de cette séquence sont à la fois proactives et rétroactives, comme le montre la flèche qui marque la plupart des interventions ci-dessus. Une assertion appelle une autre assertion avec un fort degré de cohérence sémantique et/ou pragmatique au sens de Kerbrat-Orecchioni (1990). Par conséquent, il est difficile de déterminer dans cette séquence de discussion auquel des deux débatteurs revient le rôle de proposer l’argument, et auquel revient celui de s’y opposer et d’énoncer le contre-argument, dans la mesure où l’argument de chacun contredit celui de son partenaire. Cela revient à dire que l’auteur d’un argument devient dans la situation de discussion à la fois proposant et opposant, ce qui caractérise l’enchaînement tendu.