Dans notre corpus, il arrive que l’accord surgisse dans le contexte d’«accord-plus-désaccord», c’est-à-dire que les participants au débat mettent un accord en position initiale de tour, suivi d’un désaccord. Selon Pomerantz (1984) et Kotthoff (1993), l’accord qui se produit dans ce contexte a pour effet de préfacer le désaccord à venir : Pomerantz caractérise cet accord par l’adjectif ’affaibli’ (’agreement downgraded’) et Kotthoff (1993 : 204) accentue encore la dévalorisation de cet accord :
‘«We know that in heated disputes speakers use upgraded assent, such as wonderful or you are absolutely right 77, and we do not think that this means an acknowledgement of the opponent’s point – on the contrary.»’Cette perte par l’accord de son caractère propre n’arrive, nous semble-t-il, que lorsqu’il s’agit d’un cas d’ironie ou de l’accord, en quelque sorte, ’ritualisé’. On trouve peu d’exemples de ces cas dans notre corpus sauf sous la forme ’oui mais’ et encore sont-ils fonction du type d’interaction. On peut admettre avec Debyser (1980 : 45) que, dans le cas d’«accord + désaccord», l’expression de l’accord n’est généralement qu’une ’feinte’ permettant d’introduire l’expression du désaccord.
En tout état de cause, il est évident que dans le débat radiophonique qui constitue notre corpus, l’accord qui surgit dans le contexte de l’«accord + désaccord» conserve son caractère, de sorte qu’il permet au locuteur d’atténuer la menace pour la face de son interlocuteur, comme le montre l’exemple suivant :
(1) (Répliques 1 : 165-168)
165 R : (...). Bon au nom de quelles valeurs qui va le délivrer et quelles sont les valeurs, alors on sait très bien que les valeurs c’est l’intégration, c’est-à-dire qu’on va demander à ceux qui construisent de surtout pas porter atteinte à un paysage existant c’est-à-dire d’essayer de dissimuler de ne pas trop se montrer dans le paysage. C’est une conception comme une autre, c’est une conception qui ne s’appuie sur aucun fondement scientifique et j’ai simplement voulu dire que avec l’application qui d’ailleurs n’est pas réelle on l’applique pas. Comme je l’avais prévu, il y a trois ou quatre ans, on applique pas parce que personne ne sait l’appliquer, parce que personne ne sait comment quelles sont les valeurs objectives je dirais mesurables, quantifiables qui permettent de dire il y a atteinte au paysage ou pas ou alors c’est la
conservation //conservant
→ 166 T : //je suis je suis bien d’accord avec vous, /néanmoins euh, comme
167 F : /Jean-Louis Trassard
168 T : vous continuez dans la polémique au tout au long du livre passé le volet sur la peinture euh, vous attaquez le conseil général d’Auvergne euh, dont vous le notez le bon sens auvergnat et la naïveté écologique parce que (...)
L’exemple (1) est extrait de l’émission «Répliques (25/10/97)» sur le problème de ’paysage’. Avant que le tour du débatteur (Alain Roger) arrive à une place transitionnelle, l’autre débatteur (Jean-Louis Trassard) commence en 166 son tour de parole avec une expression d’accord (’je suis, je suis bien d’accord avec vous’) qui n’est ni ritualisé, ni ironique. Ici, cet accord est réitéré dans un premier temps par le chevauchement, et renforcé par l’adverbe ’bien’. Cependant, la force de l’accord est restreinte par la présence du désaccord qui suit et dont le commencement est indiqué par le marqueur discursif d’opposition ’néanmoins’. Un autre cas d’expression de l’accord focalisé sur le jugement du locuteur lui-même ainsi que sur l’interlocuteur et son opinion, nous est donné dans l’exemple (2) :
(2) (Répliques 2 : 025-028)
025 F : (...). D’où peut-être la difficulté aussi à entrer en politique parce que le métier d’homme politique comme on disait, on dira le métier d’homme ou de femme politique, est extrêmement exigeant il demande vraiment le sacrifice de toute vie familiale on le voit aujourd’hui je ne sais pas si les hommes politiques travaillent 16 heures par jour ou 17 heures par jour, je ne suis pas pas sûr que ce soit du travail mais il y a en tout cas, ils voyagent, ils sont en représentation, ils n’ont pas de samedi, ils n’ont pas de dimanche dès lors effectivement qu’ils accèdent à des responsabilités importantes, voilà quand même une difficulté que je n’oserais pas appeler naturelle mais une difficulté réelle et qui peut expliquer le refus de certaines femmes de, de d’entrer dans ce genre de compétition parce que cette, cette compétition demande le sacrifice de quelques chose qu’elles n’ont pas nécessairement envie de sacrifier Evelyne Pisier
→ 026 P : oui bien sûr, vous avez, vous avez parfaitement raison c’est une
difficulté réelle mais vous rendez-vous compte de ce que vous
dites. / //Quand un homme politique,
027 F : /[soupir]//mais non
028 P : quand un homme politique euh, admirable, travaille, voyage à l’étranger etc. Personne ne lui fait le reproche de sacrifier la vie familiale //alors
L’exemple (2) est extrait de l’émission «Répliques (08/11/97)» où l’animateur (Alain Finkielkraut) et le débatteur (Evelyne Pisier) s’opposent sur la représentation politique des femmes. Après le tour assez long de l’animateur, le débatteur commence en 026 son tour de parole, dans lequel il exprime en début de tour un accord accompagné du marqueur ’oui bien sûr’. Cet accord (’vous avez, vous avez parfaitement raison’) se caractérise par le fait qu’il est centré sur l’interlocuteur (Alain Finkielkraut) et son discours, et renforcé par l’adverbe superlatif ’parfaitement’.
Au lieu d’être renforcée par un superlatif, la force assertive de l’acte d’accord peut être atténuée par un modalisateur tel que ’je crois que’ ou ’je trouve que’, comme dans l’exemple suivant :
(3) (Répliques 7 : 115-118)
115 C : c’est ça une stratégie chez les leaders Hutus qui ont été encouragés par les milieux essentiellement catholiques de de de la du milieu chrétien social flamand notamment de Belgique, dans le sens de l’emploi de la violence qui conscientise, appelée lutte populaire En ef- on a abouti à quelque chose de fascinant au Rwanda en 1959, où une petite élite Hutu déclare faire un 1789 à la française, dans un pays complètement couvert par les missions catholiques qui étaient on ne peut plus hostiles aux idéaux de la révolution française, /ça ça reste un mystère, Dominique Franche
116 D : /ouais ouais
117 C : s’étend beaucoup //sur ce problème d’utilisation de (...)
→ 118 D : //c’est c’est ... je crois que vous avez tout à fait raison là dans ce domaine là c’est assez complexe mais c’est pour ça que je l’ai un petit peu simplifié, et je dirai simplement que quand on voit la lutte populaire n’oubliez pas, qu’il y avait le monde c’est-à-dire qu’il y avait Mao qu’il y avait toute cette volonté de lutte populaire, de libéralisation, il y avait euh le Congo à côté avec Lumumba qui allait arriver donc il y avait cette volonté de lutte des peuples, et donc c’était pas choquant à l’époque au point de vue de l’idéologie mondiale la lutte des peuples l’émancipation des peuples, il fallait un ennemi, ils l’ont désigné, en tant qu’Hutus, ils ont dit que c’étaient les Tutsis, il fallait s’intégrer dans une grande, comment dirais-je oeuvre mondiale, et il y a un certain nombre d’hommes et de femmes occidentaux qui trouvaient ça tout à fait naturel //qu’on fasse 1789
L’exemple (3) est extrait de l’émission «Répliques (18/07/98) où les participants débattent sur le problème du génocide au Rwanda. La discussion a lieu entre les deux débatteurs (Bernard Debré et Jean-Pierre Chrétien). De même que dans l’exemple (2), le tour de Bernard Debré est introduit par un accord suivi de désaccord dont le passage est marqué par le connecteur ’mais’. Cet accord se focalise également sur l’interlocuteur (Jean-Pierre Chrétien) et son discours dont l’appréciation est valorisée par l’adverbe ’tout à fait’. Etant donné que la force assertive d’accord est en contradiction avec le désaccord à venir, il nous semble que cette contradiction est atténuée et prend donc une «allure moins péremptoire» par l’utilisation du modalisateur, ’je crois que’, dont la présence a pour effet de réduire la force d’assertion, et donc de rendre l’accord ’baissé’ et ’partiel’.
Souligné par l’auteur.