3.1.1. Le macro-désaccord

Dans sa réponse à la question de l’animateur, un débatteur peut manifester des désaccords avec l’autre débatteur, parmi lesquels nous nous distinguerons le ’macro-désaccord’. Par ’macro-désaccord’, nous entendons dans ce travail un type de désaccord global qui met en évidence une différence fondamentale de point de vue entre les invités, et qui, de plus, est récurrent tout au long de débat. Dans le schéma d’interview, ce type de désaccord surgit dans la réponse d’un invité à la question du meneur qui anticipe et provoque une différence d’opinion entre les invités. Nous avons repéré trois exemples de macro-désaccords dans l’émission «Répliques (18/07/98)» :

(1) (Répliques 7 : 038-039)

  • 038 F : Alors, est-ce que vous parta vous partagez //ce point de vue

  • 039 C : //moi je je trouve que c’est extraordinairement simplifié et d’abord souvent pour critiquer ce que vous venez de rappeler sur le rôle de la colonisation vous simplifiez les choses en faisant dire à à des chercheurs que les colonisateurs auraient inventé les Hutus et les Tutsis bien sûr que non personne n’a dit ça. Le problème, il est compliqué, des chercheurs y travaillent depuis des dizaines d’années, surtout depuis une trentaine d’années très sérieusement (...)

(2) (Répliques 7 : 109-110)

  • 109 F : (...), est-ce que euh votre analyse va dans ce sens aussi Jean-Pierre Chrétien non

  • 110 C : écoutez je je me pose des questions aussi rien n’est aussi simple, on approche de l’indépendance, les gens instruits sont porteurs du nationalisme, la plupart sont Tutsis, ou Ghanois dans le cas burundais. Les Belges effectivement ont des problèmes avec le Congo et veulent retarder un peu les choses, l’ancien vice-gouverneur gouverneur général un roi entre parenthèses qui n’était pas résident au Rwanda il était vice-gouverneur général pour l’ensemble, euh a raconté

(3) (Répliques 7 : 268-269)

  • 268 F : Jean-Pierre Chrétien //j’imagine que votre interprétation diffère

  • 269 C : //bon comme d’habitude c’est plus, c’est, c’est plus compliqué, les les Mousseveni euh a - s’est lancé dans la lutte armée, euh non pas quand il était ministre de la défense mais quand il s’est trouvé marginalisé par les élections

Dans les extraits ci-dessus, le débatteur (Jean-Pierre Chrétien) répète, à plusieurs reprises, dans un contexte différent, une réponse similaire à la question de l’animateur (Alain Finkielkraut). Il montre à l’évidence en 039, 110 et 269 que sa perspective est tout à fait différente de celle de son partenaire, sur le sujet du débat et l’arrière-plan historique du génocide en Afrique. La différence repose donc sur l’opposition entre l’idée simple et l’idée complexe. Dans ce cas, l’acte de désaccord se réduit à la ’différenciation’ au sens d’André-Larochebouvy (1984 : 152), qui est destinée à marquer la spécificité du locuteur par rapport à son partenaire. Le macro-désaccord, paradoxalement, produit au cours du relais des tours un effet de ’face-work’ qui opère en général sur deux dimensions : l’organisation de l’échange et/ou la formulation de l’acte de langage. Du fait que ce type de désaccord se produit dans le module d’interview, à savoir entre l’animateur et le débatteur, lors de la réfutation de l’argument de l’autre débatteur, il donne lieu au problème de la distinction entre les destinataires direct et indirect au niveau du cadre participatif. Nous allons examiner les caractéristiques de ce type de désaccord dans ce qui suit.

Dans la conversation ordinaire, l’acte de désaccord est souvent retardé et atténué par l’occurrence des divers appareils structuraux de préférence, telle qu’une pause entre les tours, un délai prolongé de réponse. Ce phénomène ne se retrouve pas systématiquement dans le débat radiophonique et n’est pas mis en évidence par un rapide survol des transcriptions des ’Répliques’. Le procédé d’atténuation du désaccord dans le débat radiophonique se produit plutôt au niveau de l’organisation des échanges. On peut dire qu’il repose sur le système d’attente lié au niveau des tours de parole préétablis et du ’footing’ interactionnel entre l’animateur et les deux débatteurs. Ce qui se réalise dans une forme relayée et atténuée par l’intermédiaire. En ce sens, on pourrait dire que le macro-désaccord a un effet semblable à celui du délai dans l’organisation non préférée au sens de Pomerantz (1984).

D’autre part, dans le cas de macro-désaccord, l’identification du véritable destinataire dans l’organisation triadique est ambivalente. Ainsi les extraits mentionnés ci-dessus montrent un cadre participatif dans lequel, lorsque le débatteur (D1), provoqué par l’animateur, exprime une opinion discordante dans son tour, c’est apparemment à l’animateur qu’elle s’adresse plutôt qu’à l’autre débatteur (D2), dans la mesure où elle est la réponse à sa question. Dans ce cas, l’animateur devient donc le destinataire direct ; et l’autre débatteur (D2), le destinataire indirect. Autrement dit, le format de réception dans cette forme de tours met en évidence un «trope communicationnel»78, qui fonctionne comme un processus de ’face-work’ afin de ménager les ’faces’. Cela revient à dire que lorsque les désaccords se produisent dans le schéma d’interview, ils sont atténués par le format interlocutif de «trucage énonciatif». Chaque fois que le désaccord d’un débatteur (D1) se produit dans la réponse à la question de l’animateur, ce dernier sera en apparence le destinataire direct, et l’autre débatteur (D2), le destinataire indirect, alors qu’il est, en réalité, le véritable allocutaire. Le désaccord est donc atténué au niveau de l’organisation des tours de parole. Lorsqu’il se réalise avec intermédiaire, il est intrinsèquement moins fort que le désaccord qui se produit dans la confrontation directe, dans la mesure où, en établissant le meneur comme l’adresse essentielle, les invités ne projettent pas directement leurs réponses menaçantes pour la face de leur partenaire.

Notes
78.

Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 1, Paris, A. Colin, 1990, pp. 91-98.