4.1. La négociation explicite

La discussion dans le débat radiophonique naît de la divergence globale et/ou locale des opinions entre les participants, qui dépendent l’une de l’autre au cours du déroulement de l’interaction. Dans notre corpus, la divergence globale se réalise par le macro-désaccord identifié dans le module d’interview, alors que la divergence locale se produit souvent par le micro-désaccord dans le module de discussion. En ce sens, c’est le micro-désaccord qui surgit le plus souvent au cours de la discussion entre les participants.

Dans le schéma ci-dessus, au moment où le désaccord apparaît en T2, les interlocuteurs en T3 peuvent manifester immédiatement leur opposition avec la position du partenaire, mais peuvent aussi rechercher le consensus par la marque de la compréhension et du ralliement. C’est le cas notamment de la concession où l’ajustement de l’argument va du désaccord à l’accord, comme le montre l’exemple (1) :

(1) (Répliques 1 : 154-161)

  • 154 F : oui alors justement, cette question peut-être faut-il revenir à ce critère que vous avez balayé d’un revers de main et sur d’ailleurs sur lequel Jean-Louis Trassard ne s’est pas directement prononcé. Ce mot qui tente à devenir obscène aujourd’hui et notamment, disons, parmi ceux qui réfléchissent à l’esthétique parmi les spécialistes d’esthétique, le mot de beauté. On ne peut plus avancer le mot de beauté parce que l’esthétique nous a appris, nous aurait appris que disons tous nos jugements de goût sont absolument subjectifs (....) et chacun a son propre jugement votre argument culturaliste vous dites en fait : ’les artistes inventent des paysages qu’ils proposent à notre vision et puis notre vision se transforme sans arrêt’ et donc vous concluez en quelque sorte à la malléabilité extraordinaire de, de l’esprit humain et donc le concept de beauté se dissout

  • 155 R : non pas du tout, //pas du tout

  • 156 F : //alors alors justement, s’il ne se dissout pas ma question elle est celle-ci, est-ce qu’il n’y a pas un lien entre la disparition de la préoccupation de la beauté dans la réflexion esthétique et l’enlaidissement du monde ? Parce que quand même le monde devient laid ce cet immeuble dans lequel nous travaillons il est incroyablement laid, là où j’enseigne à polytechnique c’est d’une laideur absolue les, les sorties les, les sorties de

  • ville //alors et je ne suis pas un spécialiste des paysages urbains,

  • 157 R : //nous sommes d’accord

  • 158 F : mais alors on va prendre justement Jean-Louis Trassard, on va prendre un paysage entre les deux, si vous voulez les sorties de ville ou les entrées de ville ces, ces espaces de placards publicitaires abominables, on entre plus dans une ville comme on y entrait autrefois et c’est vrai qu’il y a une nostalgie chez les gens c’est-à-dire on va en Italie quand on va voir les villes italiennes, on va voir certaines villes françaises avec une espèce de sentiment poignant. Pourquoi ne sait-on plus faire ça, pourquoi l’architecture qu’est-ce qui est arrivé à l’architecture, quand elle était fonctionnelle elle est post-moderne mais dans les deux cas elle est totalement délocalisée, elle n’est, elle n’est, elle n’est, le génie du lieu ne nous parle plus donc nous voyons si vous voulez le monde s’enlaidir et nous voyons euh une pensée esthétique qui dit que la beauté n’existe pas, moi je pense qu’il y a un lien

  • 159 R : mais non /revenons, revenons en arrière vous avez tout à fait raison.

  • 160 F : /Alain Roger

  • 161 R : Je ne prends pas en compte l’idée de malléabilité sur le coup on ne fait pas n’importe quoi j’ai dit tout à l’heure, je reviens à cet exemple car je crois qu’il faut parler de choses sérieuses sinon on tombe dans la polémique à court terme euh, lorsque l’Occident est incapable pendant les siècles d’émettre un jugement esthétique sur le paysage, y a pas de paysage en Occident jusqu’au XVe. Vous pouvez prendre tous les textes de la littérature médiévale vous ne verrez pas le problème du paysage il n’existe pas hein, vous savez qu’il est forgé, inventé à la fin du XVe. Bon, il n’y en a pas, il n’y en pas. (...)

L’exemple ci-dessus est extrait de l’émission «Répliques (25/10/97)» où les participants s’opposent sur le problème du paysage. Dans cet extrait, la discussion a lieu entre l’animateur (Alain Finkielkraut) et le débatteur (Alain Roger) : en 154 l’intervention de l’animateur est marquée par le désaccord en 155 ou par l’accord en 157, émis par le débatteur. En 159, dès que le tour du partenaire arrive à la place transitionnelle possible, Alain Roger commence son tour avec le marqueur d’opposition ’mais non’ qui refuse l’argument qui vient d’être posé par l’animateur, et de même avec la marque d’accord (’revenons en arrière vous avez tout à fait raison’) qui consiste à rechercher les bases d’un consensus. A la différence du format «accord + désaccord», cette forme de concession se caractérise par le désaccord bref et par l’accord long accompagnant la justification. L’auteur de cette intervention en vient à manifester un accord explicite (’Vous me parlez des entrées de villes alors Alain Finkielkraut je, je suis comme tout le monde euh, euh nous sommes tous d’accord sur le fait que c’est parfaitement hideux, que c’est parfaitement hideux’).

D’autre part, la négociation peut s’effectuer d’une façon explicite lorsque les participants interviennent en émettant un énoncé ’méta-communicatif’, comme dans l’extrait suivant :

(2) (Répliques 7 : 075-104)

  • 075 D : euh ben il vaut mieux les écouter un peu, alors ce que //je veux dire c’est quand

  • 076 F : //non mais

  • 077 D : quand les Européens sont arrivés ils ont trouvé une facilité effectivement il y avait une aristocratie Tutsi /et il y avait les Hutus qui n’étaient pas au pouvoir et je

  • 078 F : /hm hm

  • 079 D : comprends parfaitement les Hutus qui voulaient accéder au pouvoir et la facilité quand au début les les Européens se sont mis du côté des Tutsis les Améri- les Anglais pardon les Belges les Allemands euh les les curés les protestants se sont mis du côté Tutsi, ils ont aidé à la fabrication et à l’expression d’une certaine mythologie qui est fausse puisqu’ils ont même dit /et ça été véhiculé par les Tutsis

  • 080 F : /hm hm

  • 081 D : parce qu’ils étaient très contents de pouvoir le véhiculer, qu’ils descendaient du fils de Cham du fils de Noé plutôt //Cham [inaudible]

  • 082 F : //et vous vous pensez vous Bernard Debré que les colonisateurs que les colonisateurs ont agi ainsi parce que ça les arrangeait

  • //de perpétuer le statu quo

  • 083 D : //mais oui

  • 084 D : mais bien entendu mais ça c’est évident les colonisateurs arrivent, ils trouvent un statu quo, et contrairement à tous les autres pays colonisés ils trouvent

  • que c’est beaucoup plus facile

  • //de garder ce statu quo

  • 085 C : //ils le ils le remodèlent complètement dans les //années 20 ou 30

  • 086 F : //Jean-Pierre Chrétien et pourquoi le remodèlent-ils selon vous

  • 087 C : parce que...

  • 088 F : donc ce sont les Belges à partir des années 20 //parce que ça a d’abord été

  • 089 C : //oui essentiellement les

  • 090 F : Allemands et puis après la guerre

  • 091 C : les Belges mais parce que d’une part on ne peut pas évacuer l’importance et c’est un problème toujours actuel de l’idéologie de race quand on interprète ces pays, et que les gens étaient absolument fascinés par ce modèle racial euh hérité de Gobineau il s’agit pas de Cham d’ailleurs Cham on en faisait l’ancêtre de tous les noirs il s’agit de l’idéologie hamitique c’est très particulier, et ce qui est grave c’est que les jeunes ils sont très peu nombreux les jeunes qui ont été instruits à l’époque coloniale, mais la petite minorité qui a été instruite, surtout Tutsi mais aussi des Hutus a été instruite dans cette affaire d’où disons vanité cultivée en milieu Tutsi frustration en milieu Hutu mais sur la base d’une idéologie fort différente de celle qui existait auparavant. Il y a là une espèce de réinterprétation de remodelage, d’évacuation des sphères du pouvoir et c’est particulièrement net au Burundi, des éléments Hutus qui y étaient, une Tutsisation généralisée moi j’ai vu des archives où on dit pour diffuser la culture du café, il faut des moniteurs Tutsis parce qu’ils sont plus intelligents que les Hutus dans la culture Tutsi il n’y avait pas il n’y avait pas beaucoup de

  • connaissance /du café c’est un préjugé //entretenu

  • 092 D : /oui alors //revenons voilà je trouve

  • que /nous nous sommes pas loin de de des mêmes thèses euh moi je dis simplement

  • 093 F : /Bernard Debré

  • 094 D : qu’en 1900, un peu avant 1920 parce que les Allemands n’ont pas été tout à fait clairs dans ce domaine-là non plus à partir de 1885-1890, c’est vrai qu’ils ont profité de la situation disant c’est plus simple il y a des un régime monarchique on s’appuie dessus, ça sera plus calme on va signer les traités ensemble (...)

  • 095 C : la monarchie oui /ne //mélangeons pas peuplement et politique

  • 096 D : /oui oui //mais la monarchie

  • 097 D : mais attendez /je crois qu’il faut être clair pour nos auditeurs

  • 098 F : /Bernard Debré

  • 099 C : il faut pas être simpliste

  • 100 D : il vaut mieux surtout quand c’est proche de la vérité et et en plus de dire, les Allemands se sont satisfait ils l’ont certainement

  • encouragé, /les Belges s’en sont satisfait

  • 101 F : /hm

  • 102 D : et l’ont vraisemblablement encouragé, / //ça c’est très clair, mais il faut

  • 103 F : /hm hm //et mais

  • 104 D : bien dire que quand vous dites est-ce que la France est responsable parce que c’était ça le fond de votre question, euh dès dès 1920-1930, malheureusement encore une fois je ne défends pas cette séparation raciale qui me hérisse, dès 1920 la séparation raciale existait et elle a été profondément entretenue par les Tutsis, par les Hutus, et par les colonisateurs

L’exemple (2) est extrait de l’émission «Répliques (18/07/98)» où les participants s’opposent sur le problème du génocide au Rwanda. Cet extrait est une partie de la discussion entre les débatteurs (Bernard Debré et Jean-Pierre Chrétien) sur les récits d’origine des Hutus et des Tutsis. D’abord, le débatteur (Debré) développe en 075-081 son argument sur leur interprétation (’les colonisateurs ont gardé le statu quo’). Son partenaire (Jean-Pierre Chrétien) la réfute en 085 en proposant la contre-proposition (’les colonisateurs remodèlent ce statu quo’), et en 091 développe également sa propre interprétation. A propos de l’apparition de ce désaccord, le débatteur (Debré) tente en 092 et en 094 une négociation explicite sur l’interprétation des récits d’origine au Rwanda : En prenant son tour avant que le tour du partenaire arrive à la fin, il recherche d’abord le consensus dans son tour qui comporte une marque de ralliement (’oui alors’ et ’voilà’), et ensuite le compromis en émettant un énoncé méta-communicatif (’je trouve que nous nous sommes pas loin des mêmes thèses’). Autrement dit, il accepte l’interprétation de son partenaire et propose également l’argument supplémentaire comme une proposition. Celle-ci est acceptée partiellement, en 095, par le partenaire (Jean-Pierre Chrétien) avec une précaution (’il faut pas être simpliste’) en 099. En 100, Bernard Debré reprend son intervention en vue d’expliquer les récits d’origine des Hutus et des Tutsis et dans l’établissement d’une solution de compromis partiel.