A partir du moment où le locuteur manifeste un désaccord, les interlocuteurs prennent souvent leur tour de parole dans le sens de l’opposition avec le tour précédent. Et les interlocuteurs entrent d’emblée dans un ensemble d’argumentation et leurs désaccords sont étendus et glissent dans une séquence de confrontation qui se caractérise par la succession de l’argument et du contre-argument. Examinons d’abord l’émergence du désaccord et sa gestion entre les participants au débat. L’exemple (1) est extrait de l’émission «Répliques (25/10/97)» où les participants débattent sur le problème de paysage.
(1) (Répliques 1 : 055-088)
055 F : alors vous vous battez contre la dévastation mais dans votre titre vous vous battez un peu plus contre toute forme justement de crispation que vous jugez frileuse sur l’acquis et notamment à propos de l’autoroute. Parce que vous dites que la dénonciation du caractère criminel de l’autoroute ça c’est un des lieux communs de notre époque et vous ajoutez ceci : ’il convient me semble-t-il d’abandonner cette vision honteuse de l’autoroute non seulement celle-ci constitue en elle-même un authentique paysage mais comme le TGV d’ailleurs, elle en produit de nouveaux’ hein, et donc vous vous vous prenez vraiment les choses, comment dire de plein fouet et vous ne craignez pas de vous affronter directement avec tous ceux qui ont un, qui voient l’autoroute comme une sorte de violence de blessure infligée au paysage
056 R : oui c’est /ce que j’ai appelé le complexe de la balafre qui avait gagné //les
057 F: : /Alain Roger //voilà la balafre
058 R : ingénieurs, d’ailleurs, la balafre euh, euh, il y a des autoroutes qui sont effectivement des scandales bon il y en a qui sont magnifiques il y a en France des autoroutes de toute beauté l’A72 est de toute beauté, je dénonce ceux qui sont contre
l’autoroute /ça c’est un scandale économique et ça je crois qu’il faut en tenir
059 F : /en elle-même, oui c’est ça
060 R : compte et c’est un scandale esthétique //[inaudible]
061 F : //oui c’est ça vous en parlez aujourd’hui
062 R : il y a des gens par exemple aujourd’hui qui vous vantent le viaduc de Garabit. Ils oublient bon, les gens du XIXe siècle étaient certainement beaucoup plus accueillants que nous ils n’ont jamais protesté contre le viaduc de Garabit qui est une chose magnifique bon, c’est technologiquement si on voulait faire aujourd’hui le viaduc de Garabit euh, en métal il y aurait probablement des ligues qui se constitueraient dans cette région pour empêcher cette construction. /Or, aujourd’hui c’est un des lieux
063 F : /hm hm
064 R : visité comme étant une des beautés technologiques de nos grands ingénieurs et nous avons les meilleurs ingénieurs du monde, il ne faut pas l’oublier.
065 F : alors Jean-//Louis Trassard
066 T : //le dernier livre d’Alain Roger euh, assis sur une étude dans les arts, euh, et qui lui permet de montrer comment est née la notion de paysage euh, dévie assez rapidement sur une intention polémique hein, et c’est là où les choses se gâtent à mon avis car euh, quand on est polémiste, la première des méthodes à employer est évidemment de ridiculiser la thèse des adversaires et c’est ce que vous ne manquez pas de faire. Alors euh, pourquoi les pleureuses écologistes, pourquoi euh, toujours considérer que ceux qui veulent protéger sont ridicules, que c’est la campagne arcadienne que c’est bucolique et archaïque, vous le dites plusieurs fois là, c’est une façon de de mettre l’autre en position difficile euh, par des affirmations euh, qui vont euh je vous cite le ministère est toujours euh euh, empreint du conservatisme le plus étroit, le ministère de l’environnement euh, tout essai de garder la campagne ne sera que bucolique chère aux écologiques, écologistes euh, et vous en arrivez jusqu’à, oui, euh, à propos des photos de la Datar euh, ce constat que vous faites, oui mort du paysage traditionnel l’anti-chromo, l’anti-Corot
067 F : ah //alors
068 R : //oui vous faites allusion à ce volume//[inaudible]
069 F : //Alain Roger
070 T : oui que je connais
071 R : oui, qui est un volume qui a fait couler beaucoup d’encre, moi-même quand je l’ai consulté pour la première fois j’ai été assez indigné euh, pensant qu’on avait présenté une vision du paysage français, c’était un bilan. On voulait montrer euh les paysages français des années 80. Et vous avez vu la proportion de paysages négatifs ou d’anti-paysages comme on dirait aujourd’hui était considérable, et il y avait des décharges des usines désaffectées etc. et dans un 2e temps je me suis dit bon ben, il faut voir ce qu’ils ont voulu faire, bon d’abord c’est un constat il est vrai qu’aujourd’hui ces paysages envahissent hélas notre paysage au sens le plus large du terme. D’autre part je n’ai pas dit qu’il fallait supprimer le paysage rural loin s’en faut, j’y suis très attaché comme tout un chacun, j’ai dit qu’il ne fallait pas que ce modèle là devienne un modèle d’unique référence, il y a bien entendu mille autres paysages possibles
072 F : Jean-Louis //Trassard
073 T : //je vous ai entendu chez Gilles Lapouge vous avez dit il ne faut pas conserver les paysages obsolètes alors je voudrais que vous me disiez ce qu’est pour vous un paysage obsolète, d’où nous tombe cet adjectif
074 R : il y a des paysages qui sont obsolètes, je vais vous donner un exemple tout à fait précis et qui est emprunté à une actualité électorale assez récente puisqu’il s’agissait de la campagne de 1981, j’avais été très frappé que le candidat François Mitterand ait tenu il avait tout à fait raison, bien conseillé par M. Séguéla, il avait mis sur son affiche vous le savez un petit village avec un clocher etc. Bon on sait très bien que pour 90% des Français sinon 95, ce paysage n’existe plus en tout cas, ces paysages de village rural on peut on peut les regretter, il se trouve dans les faits, ils ne représentent plus le paysage. Je pense à la majorité de ceux qui vivent dans les villes et les banlieues c’est pas ce paysage qui est le leur, alors ils peuvent éprouver une sorte de nostalgie pour ce petit village avec son clocher ça a très bien marché pour le candidat François Mitterand, probablement, mais je dis que voilà une affiche qui d’une certaine façon pour tranquilliser les Français, leur représenter ce qu’ils avaient envie de voir mais qui ne constitue plus le paysage majoritaire des Français
075 F : Jean-Louis Trassard
076 T : c’est pas la question n’est pas là, il ne s’agit pas de l’affiche, vous dites que vous êtes pour la conservation des paysages sauf les paysages obsolètes alors on est pas sur une affiche là, on est sur l’idée de laisser détruire les paysages que
vous vous estimez obsolète,// [inaudible]
077 R : //je n’ai jamais je n’ai jamais,
non Jean-Louis Trassard vous me prêtez
une intention /
078 T : /esthétique, agricole, /économique qu’est-ce que vous
079 R : /non non non
080 T : appelez un paysage obsolète
081 R : vous me prêtez, vous me prêtez avec véhémence [rire] une une intention qui n’est pas la mienne j’ai jamais dit qu’il fallait raser les villages en France enfin
082 T : non
083 F : non mais attendez Alain Alain Roger
084 T : je vous ai entendu à la radio, vous avez dit
085 R : non je //n’ai pas dit ça [inaudible]
086 T : //je suis pour conserver les paysages sauf s’ils sont obsolètes, je l’ai noté
instantanément
087 R : oui oui //[inaudible]
088 F : //attendez, justement là je vais poser la question sous un angle peut-être plus conceptuel. Là là vous avez parlé vous dites le paysage a été inventé c’est un mot qui revient souvent dans votre livre, qui est revenu souvent, dans votre bouche lorsque nous avons évoqué Cézanne, ce mot d’invention me pose problème d’ailleurs de même que celui d’artialisation parce que le mot invention, vous l’avez choisi alors qu’un autre mot aurait pu venir sous votre plume, celui de découverte. (...)
L’extrait ci-dessus est dans la continuation de la séquence antérieure, module d’interview, où deux débatteurs (Alain Roger et Jean-Louis Trassard) échangent, suite à la question de l’animateur, leur opinion sur la mutation du paysage. Les interventions d’A. Roger en 056-060 et 062-064, et les interventions de J.-L Trassard en 066 sont des réponses à la «question inventive»82 de l’animateur (Alain Finkielkraut), qui a pour fonction de déclencher le procès argumentatif à partir de réponses contradictoires à une question commune. «L’existence d’une contradiction caractérise», note Plantin (1996b : 11), «aussi bien une simple dispute ou un pugilat ; sa cristallisation en une question marque un stade décisif dans l’ontogenèse de l’argumentation». Ici, en tant qu’une réponse à la question de l’animateur, l’intervention de J.-L. Trassard apparaît comme un moment de passage du module d’interview au module de discussion, dans la mesure où elle a d’abord un statut réactif, mais aussi initiatif pour la ’déclaration de guerre’. Dans cette intervention, l’auteur joue un ’rôle d’attaquant’ en utilisant l’interrogation pour dégager un problème et pour manifester le reproche. Dans la réaction à cette intervention, le débatteur (A. Roger) évite la confrontation potentielle, en s’en tenant à la réponse et à un ’rôle de défenseur’ plutôt qu’à la réfutation. Le rôle d’attaquant de J.-L Trassard est en 073 plus remarquable, quand il commence son tour avec le désaccord et une nouvelle question plus élaborée. En revanche, son partenaire reste toujours dans la stratégie d’évitement en répondant simplement à la question. Ces réactions d’A. Roger au désaccord n’ont pas de marque de ralliement, même s’il ajuste son argument à celui de son partenaire. Il nous semble qu’elles se présentent donc comme une «négociation implicite»83 qui n’est pas rare dans notre corpus. Dans la séquence ci-dessus, le débatteur (J.-L. Trassard) manifeste en 076 un désaccord explicite et méta-communicationnel en réorientant la direction de l’argumentation du problème de l’’affiche’ vers le paysage ’obsolète’, et son désaccord est coordonné en 081 par la réplique de A. Roger, qui repose sur un désaccord méta-communicatif suivi d’un désaccord sur la reformulation. Ce type de conflit au niveau des opinions se prolonge souvent en un conflit au niveau des tours de parole entre deux débatteurs : en 083 l’animateur joue un ’rôle d’arbitre’ en intervenant dans la négociation au niveau des tours. Entre 084 et 087 les deux débatteurs continuent la discussion qui peut se caractériser par la «cristallisation du désaccord»84. Le débat glisse dans la discussion sur la vérité et la fausseté concernant la reformulation du partenaire. Enfin, il s’agit d’un moment où l’interaction arrive à une impasse à cause de la confrontation des opinions. Il arrive que cette situation conflictuelle fasse appel à l’intercession de l’animateur qui joue un rôle de tiers afin d’assurer le déroulement de l’interaction en modifiant la direction du débat. Cette négociation implicite qui est monnaie courante dans notre corpus peut donc recourir à une instance extérieure en cas de discussion de deux débatteurs. Elle peut aussi intervenir sans intercession de l’animateur entre les deux débatteurs comme dans un premier temps de l’extrait ci-dessus et enfin, entre l’animateur et le débatteur, comme dans l’exemple (2) :
(2) (Répliques 7 : 002-010)
001 F : le 6 Avril 1994 l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, un Falcon 50 offert par la France, est accueilli au moment d’atterrir à Kigali par un missile tiré pratiquement à bout portant. Le président du Rwanda et son collègue du Burundi qui avaient pris place à bord sont tués sur le coup. Dans l’heure qui suit l’explosion les massacres à la machette commencent à Kigali. Ils durent 4 mois et font plusieurs centaines de milliers de victimes, les chiffres ne sont pas sûrs mais ce qui ne fait aucun doute à nombre d’observateurs, c’est qu’après l’extermination des Arméniens par les jeunes Turcs, celle des Juifs et des Tzigares par les nazis, la mise à mort des Tutsis par les racistes Hutus constitue le troisième génocide caractérisé du vingtième siècle. Témoignant le 30 juin de cette année devant la mission parlementaire chargée d’enquêter sur l’action de la France avant et pendant les événements de 1994 au Rwanda, Michel Rocard, qui fut de 1988 à 1991 le premier ministre de François Mitterrand déclare sans prendre de gants diplomatiques que la France a dans cette affaire choisi le mauvais camp ou la mauvaise cause. Et je voudrais d’abord demander à mes deux invités, Bernard Debré qui a été ministre de la coopération de novembre 94 à mai 95, et Jean-Pierre Chrétien, historien, chercheur au Centre de recherches africaines du CNRS, s’ils souscrivent à cette brutale déclaration. Bernard Debré.
002 D : Ah écoutez d’abord j’ai été très choqué de l’attitude de Michel Rocard. D’abord, euh il a commencé par dire qu’il n’était au courant de rien et que tout s’était fait dans son dos, il ne faut pas oublier qu’il était le premier ministre de la France. Alors euh il veut régler des comptes avec François Mitterrand, je trouve que c’est un petit peu tard et un peu brutal, et on ne dit pas en tant que ministre que la France a choisi la mauvaise cause. //Deuxièmement euh deuxièmement je crois qu’elle n’avait pas à
003 F : //c’est vrai (↑)
004 D : choisir de cause, les deux causes étaient mauvaises aussi bien les Tutsis que les Hutus. Et vous avez dit quelque chose qui m’a beaucoup frappé ’les racistes Hutus’. Ils étaient bien entendu racistes mais les Tutsis l’étaient aussi. Euh vous avez
parlé //du du génocide
005 F : //j’ai pas dit j’ai pas dit que tous les Hutus étaient racistes
006 D : non mais vous avez parlé des racistes
007 F : les racistes Hutus ont pratiqué ce génocide d’ailleurs contre les Hutus modérés aussi
008 D : vous avez parlé du génocide qui a commencé le 6 avril 1994. Il faut quand même revenir à ce qui était, les Hutus ont commencé leur génocide bien avant puisque en 1964 le pape avait lancé une phrase épouvantable à radio Vatican en disant euh : le génocide qui est en train de se dérouler en 1964 donc des Hutus contre des Tutsis, ce génocide est le plus grand des génocides depuis la deuxième guerre mondiale
L’exemple ci-dessus se produit dans un premier temps de l’émission «Répliques (18/07/98)» où les participants débattent sur le problème du génocide au Rwanda. Il s’agit d’un extrait de la discussion entre l’animateur (Alain Finkielkraut) et le débatteur (Bernard Debré), dans laquelle l’acte de désaccord s’exprime en 004, 005, et 006 entre eux. Elle pourrait se résumer ainsi :
T1-F | la mise à mort des Tutsis par les racistes Hutus constitue le troisième génocide caractérisé du vingtième siècle //(001) |
T2-D | Et vous avez dit quelque chose qui m’a beaucoup frappé ’les racistes Hutus’. Ils étaient bien entendu racistes mais les Tutsis l’étaient aussi //(004) |
T3-F | j’ai pas dit j’ai pas dit que tous les Hutus étaient racistes //(005) |
T4-D | non mais vous avez parlé des racistes //(006) |
T5-F | les racistes Hutus ont pratiqué ce génocide d’ailleurs contre les Hutus modérés aussi //(007) |
T6-D | vous avez parlé du génocide qui a commencé le 6 avril 1994. //(008) |
En T1, l’animateur pose le problème du génocide commis par ’les racistes Hutus’. Cette proposition est contredite en T2 par le débatteur qui lance l’opposition adoucie par la préface (’quelque chose qui m’a beaucoup frappé’). Son désaccord repose sur l’interprétation du terme, ’les racistes Hutus’, posé par l’animateur en 001 : ’les Hutus sont racistes de même que les Tutsis sont racistes’. En T3, l’animateur commence son tour en milieu de tour de son partenaire pour montrer son désaccord sur la reformulation : ’les racistes Hutus’ qu’il a utilisée lui-même en T1. Cet énoncé n’implique jamais que tous les Hutus sont racistes. Il s’agit d’une confrontation entre deux interlocuteurs, due à la divergence d’un point de vue sur l’interprétation du terme ’racistes Hutus’ : En T2 le débatteur met l’accent sur le contraste ’les racistes Hutus’ et ’les racistes Tutsis’, qui peut être interprété comme ceci : ’les Hutus qui sont tous racistes’. En revanche, l’animateur qui est l’auteur de ce terme dément en T3 l’intervention de son partenaire. A partir de ces désaccords, il nous semble que les deux interlocuteurs se mettent en chemin pour la négociation : En T4 le débatteur prend son tour avec le marqueur discursif ’non mais’ ; il confirme avec ’non’ l’argument de son partenaire, et il introduit avec ’mais’ un nouvel argument modéré (’vous avez parlé des racistes’), alors que l’animateur élabore en T5 son énoncé pour garder sa position initiale. Enfin, en T4 et T5, nous pouvons assister à un changement de position pour le débatteur, et à la réaffirmation du désaccord pour l’animateur. Mais sans marque explicite de recherche de négociation, le débatteur reprend en T6 son argument continué en T2. Il s’agit du cas de négociation implicite qui est monnaie courante dans notre corpus en raison du contrat de ce type d’interaction.
C. Plantin, ’Question→argumentation→réponse’, in C. Kerbrat-Orecchioni (ed.), : La question, Lyon, P.U.L., 1991, p. 63.
Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, ’Les négociations conversationnelles’, Verbum, 1984, p. 237. Sur ce cas, Traverso (1999 : 76) utilise le terme ’ajustement’ ou ’micro-négociation’ : «On parle d’ajustement lorsqu’il est possible d’identifier : 1) une manifestation – expression ou trace – de désaccord ; 2) la prise en compte de ce désaccord par l’interlocuteur qui ne maintient pas sa (pro)position. L’ajustement peut être considéré comme micro-négociation».
V. Traverso, L’analyse des conversations, Nathan, 1999, p. 76.