4.2. La négociation implicite

A partir du moment où le locuteur manifeste un désaccord, les interlocuteurs prennent souvent leur tour de parole dans le sens de l’opposition avec le tour précédent. Et les interlocuteurs entrent d’emblée dans un ensemble d’argumentation et leurs désaccords sont étendus et glissent dans une séquence de confrontation qui se caractérise par la succession de l’argument et du contre-argument. Examinons d’abord l’émergence du désaccord et sa gestion entre les participants au débat. L’exemple (1) est extrait de l’émission «Répliques (25/10/97)» où les participants débattent sur le problème de paysage.

(1) (Répliques 1 : 055-088)

L’extrait ci-dessus est dans la continuation de la séquence antérieure, module d’interview, où deux débatteurs (Alain Roger et Jean-Louis Trassard) échangent, suite à la question de l’animateur, leur opinion sur la mutation du paysage. Les interventions d’A. Roger en 056-060 et 062-064, et les interventions de J.-L Trassard en 066 sont des réponses à la «question inventive»82 de l’animateur (Alain Finkielkraut), qui a pour fonction de déclencher le procès argumentatif à partir de réponses contradictoires à une question commune. «L’existence d’une contradiction caractérise», note Plantin (1996b : 11), «aussi bien une simple dispute ou un pugilat ; sa cristallisation en une question marque un stade décisif dans l’ontogenèse de l’argumentation». Ici, en tant qu’une réponse à la question de l’animateur, l’intervention de J.-L. Trassard apparaît comme un moment de passage du module d’interview au module de discussion, dans la mesure où elle a d’abord un statut réactif, mais aussi initiatif pour la ’déclaration de guerre’. Dans cette intervention, l’auteur joue un ’rôle d’attaquant’ en utilisant l’interrogation pour dégager un problème et pour manifester le reproche. Dans la réaction à cette intervention, le débatteur (A. Roger) évite la confrontation potentielle, en s’en tenant à la réponse et à un ’rôle de défenseur’ plutôt qu’à la réfutation. Le rôle d’attaquant de J.-L Trassard est en 073 plus remarquable, quand il commence son tour avec le désaccord et une nouvelle question plus élaborée. En revanche, son partenaire reste toujours dans la stratégie d’évitement en répondant simplement à la question. Ces réactions d’A. Roger au désaccord n’ont pas de marque de ralliement, même s’il ajuste son argument à celui de son partenaire. Il nous semble qu’elles se présentent donc comme une «négociation implicite»83 qui n’est pas rare dans notre corpus. Dans la séquence ci-dessus, le débatteur (J.-L. Trassard) manifeste en 076 un désaccord explicite et méta-communicationnel en réorientant la direction de l’argumentation du problème de l’’affiche’ vers le paysage ’obsolète’, et son désaccord est coordonné en 081 par la réplique de A. Roger, qui repose sur un désaccord méta-communicatif suivi d’un désaccord sur la reformulation. Ce type de conflit au niveau des opinions se prolonge souvent en un conflit au niveau des tours de parole entre deux débatteurs : en 083 l’animateur joue un ’rôle d’arbitre’ en intervenant dans la négociation au niveau des tours. Entre 084 et 087 les deux débatteurs continuent la discussion qui peut se caractériser par la «cristallisation du désaccord»84. Le débat glisse dans la discussion sur la vérité et la fausseté concernant la reformulation du partenaire. Enfin, il s’agit d’un moment où l’interaction arrive à une impasse à cause de la confrontation des opinions. Il arrive que cette situation conflictuelle fasse appel à l’intercession de l’animateur qui joue un rôle de tiers afin d’assurer le déroulement de l’interaction en modifiant la direction du débat. Cette négociation implicite qui est monnaie courante dans notre corpus peut donc recourir à une instance extérieure en cas de discussion de deux débatteurs. Elle peut aussi intervenir sans intercession de l’animateur entre les deux débatteurs comme dans un premier temps de l’extrait ci-dessus et enfin, entre l’animateur et le débatteur, comme dans l’exemple (2) :

(2) (Répliques 7 : 002-010)

L’exemple ci-dessus se produit dans un premier temps de l’émission «Répliques (18/07/98)» où les participants débattent sur le problème du génocide au Rwanda. Il s’agit d’un extrait de la discussion entre l’animateur (Alain Finkielkraut) et le débatteur (Bernard Debré), dans laquelle l’acte de désaccord s’exprime en 004, 005, et 006 entre eux. Elle pourrait se résumer ainsi :

T1-F la mise à mort des Tutsis par les racistes Hutus constitue le troisième génocide caractérisé du vingtième siècle //(001)
T2-D Et vous avez dit quelque chose qui m’a beaucoup frappé ’les racistes Hutus’. Ils étaient bien entendu racistes mais les Tutsis l’étaient aussi //(004)
T3-F j’ai pas dit j’ai pas dit que tous les Hutus étaient racistes //(005)
T4-D non mais vous avez parlé des racistes //(006)
T5-F les racistes Hutus ont pratiqué ce génocide d’ailleurs contre les Hutus modérés aussi //(007)
T6-D vous avez parlé du génocide qui a commencé le 6 avril 1994. //(008)

En T1, l’animateur pose le problème du génocide commis par ’les racistes Hutus’. Cette proposition est contredite en T2 par le débatteur qui lance l’opposition adoucie par la préface (’quelque chose qui m’a beaucoup frappé’). Son désaccord repose sur l’interprétation du terme, ’les racistes Hutus’, posé par l’animateur en 001 : ’les Hutus sont racistes de même que les Tutsis sont racistes’. En T3, l’animateur commence son tour en milieu de tour de son partenaire pour montrer son désaccord sur la reformulation : ’les racistes Hutus’ qu’il a utilisée lui-même en T1. Cet énoncé n’implique jamais que tous les Hutus sont racistes. Il s’agit d’une confrontation entre deux interlocuteurs, due à la divergence d’un point de vue sur l’interprétation du terme ’racistes Hutus’ : En T2 le débatteur met l’accent sur le contraste ’les racistes Hutus’ et ’les racistes Tutsis’, qui peut être interprété comme ceci : ’les Hutus qui sont tous racistes’. En revanche, l’animateur qui est l’auteur de ce terme dément en T3 l’intervention de son partenaire. A partir de ces désaccords, il nous semble que les deux interlocuteurs se mettent en chemin pour la négociation : En T4 le débatteur prend son tour avec le marqueur discursif ’non mais’ ; il confirme avec ’non’ l’argument de son partenaire, et il introduit avec ’mais’ un nouvel argument modéré (’vous avez parlé des racistes’), alors que l’animateur élabore en T5 son énoncé pour garder sa position initiale. Enfin, en T4 et T5, nous pouvons assister à un changement de position pour le débatteur, et à la réaffirmation du désaccord pour l’animateur. Mais sans marque explicite de recherche de négociation, le débatteur reprend en T6 son argument continué en T2. Il s’agit du cas de négociation implicite qui est monnaie courante dans notre corpus en raison du contrat de ce type d’interaction.

Notes
82.

C. Plantin, ’Question→argumentation→réponse’, in C. Kerbrat-Orecchioni (ed.), : La question, Lyon, P.U.L., 1991, p. 63.

83.

Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, ’Les négociations conversationnelles’, Verbum, 1984, p. 237. Sur ce cas, Traverso (1999 : 76) utilise le terme ’ajustement’ ou ’micro-négociation’ : «On parle d’ajustement lorsqu’il est possible d’identifier : 1) une manifestation – expression ou trace – de désaccord ; 2) la prise en compte de ce désaccord par l’interlocuteur qui ne maintient pas sa (pro)position. L’ajustement peut être considéré comme micro-négociation».

84.

V. Traverso, L’analyse des conversations, Nathan, 1999, p. 76.