Dans notre corpus, il arrive que la négation polémique puisse porter non seulement sur la proposition énoncée, mais aussi sur le fait que cette proposition a été ou non énoncée par le partenaire, que ce soit dans son tour immédiat ou différé :
(1) (Répliques 5 : 069-070)
038 J : je vais vous je vais vous //répondre là dessus
039 F : //bon d’accord Jacques Juillard
040 J : sur deux points d’abord moi aussi je réponds à Alain Finkielkraut à propos de la corruption, à propos de la corruption euh peut-on dire que la corruption est en hausse d’une certaine manière oui, d’abord parce que c’est un thème que je développe dans mon livre euh. (...) Et bien qu’est-ce qu’on a fait le problème n’a pas été de savoir où étaient les responsabilités et qui il fallait tout de même sanctionner c’était de recaser Mr. Haberère ça veut dire que là ce que je disais tout à l’heure sur le fonctionnement des élites en castes là on a une illustration éclatante mais je pourrais en donner des dizaines d’autres vous n’avez qu’à lire le journal pratiquement tous les matins, alors là-dessus je ne crois pas qu’il y ait tellement de difficultés ou là avec avec Mr. Tilinac la difficulté vient à partir du moment où l’on parle de, de cette, de ce constat on dresse un bilan que moi j’appelle populiste qui consiste à dire d’une certaine manière tous pourris,
//parce que
→ 041 T : //non non non je n’ai pas dit ça j’ai dit que c’est //ainsi que
042 J : //enfin
043 F : le peuple le vit
044 T : l’opinion //a tendance à le percevoir
045 J : //oui mais je ne vous ai pas, je ne vous ai pas vu combattre cette idée. Or je crois que c’est une idée très dangereuse. Pourquoi parce que d’abord elle ne correspond pas à la vérité, je peux dire pourquoi tout en constatant cette corruption des élites je dis que ça n’est qu’un petit aspect, du mal français à l’heure actuelle je dis même que les milieux populaires ont leur part de responsabilité et de toute manière, (...)
L’exemple ci-dessus est extrait de l’émission «Répliques (13/12/97)» où les participants débattent sur le divorce des élites et du peuple. Les deux débatteurs s’opposent sur la vision simplifiée, désignée ici comme ’populiste’ qui, à partir de la corruption des élites, se généralise en ’tous pourris’. C’est J. Juilliard qui introduit ce mot ’populiste’ en s’en démarquant alors qu’il l’associe à la position de D. Tilinac. Celui-ci riposte aussitôt en 041 : ’non non non je n’ai pas dit ça j’ai dit que c’est ainsi que l’opinion a tendance à le percevoir’. En commençant son tour avec l’utilisation réitérative du morphème de négation, M. Tilinac montre l’opposition explicite avec l’opinion de son partenaire. La formule de désaccord se compose d’une contestation sur la reformulation (’je n’ai pas dit ça’) et d’une proposition révisée (’j’ai dit que c’est ainsi que l’opinion a tendance à le percevoir’). C’est-à-dire que son désaccord peut être considéré comme une sorte de ’rectification’ et repose également sur le fait qu’il présuppose que M. Tilinac s’est déjà exprimé de cette façon ’populiste’. Le désaccord semble dans cet exemple glisser vers la résolution positive en faveur du débatteur (Juilliard), qui, en 045, fait évoluer la discussion par le format «accord + désaccord».
Dans le contexte de discussion, il arrive que le désaccord sur la reformulation ait lieu de façon plus explicite, et se prolonge dans le conflit, comme dans l’exemple (2) :
(2) (Réplique 1 : 075-087)
075 F : Jean-Louis Trassard
076 T : c’est pas la question n’est pas là, il ne s’agit pas de l’affiche, vous dites que vous êtes pour la conservation des paysages sauf les paysages obsolètes alors on est pas sur une affiche là, on est sur l’idée de laisser détruire les paysages que
vous, vous estimez obsolètes,// [inaudible]
077 R : //je n’ai jamais je n’ai jamais,
non, Jean-Louis Trassard, vous me prêtez une
intention /
078 T : /esthétique, agricole, /économique qu’est-ce que
079 R : /non non non
080 T : vous appelez un paysage obsolète
→ 081 R : vous me prêtez, vous me prêtez avec véhémence [rire] une une intention qui n’est pas la mienne j’ai jamais dit qu’il fallait raser les villages en France enfin
→ 082 T : non
083 F : non mais attendez Alain Alain Roger
→ 084 T : je vous ai entendu à la radio, vous avez dit
→ 085 R : non je //n’ai pas dit ça [inaudible]
→ 086 T : //je suis pour conserver les paysages sauf s’ils sont obsolètes, je l’ai noté instantanément
087 R : oui oui //[inaudible]
088 F : //attendez, justement là je vais poser la question sous un angle peut-être plus conceptuel. Là là vous avez parlé vous dites le paysage a été inventé c’est un mot qui revient souvent dans votre livre, qui est revenu souvent dans votre bouche lorsque nous avons évoqué Cézanne, ce mot d’invention me pose problème d’ailleurs, de même que celui d’artialisation parce que le mot invention, vous l’avez choisi alors qu’un autre mot aurait pu venir sous votre plume, celui de découverte. (...)
L’exemple ci-dessus est extrait de l’émission «Répliques (25/10/97) où les participants s’opposent sur le problème du paysage. Il est une partie de la discussion entre Jean-Louis Trassard et Alain Roger sur le mot ’paysage obsolète’. Il est évident que leur discussion ne repose pas sur le propos posé dans le débat actuel, mais plutôt sur le fait que M. Roger l’a dit dans une émission à la radio. Elle est entamée en 076 par l’accusation de M. Trassard sur l’idée de M. Roger de laisser détruire les paysages ruraux, en introduisant le marqueur de reformulation (’vous dites que’). Dans la réponse à cette accusation, en 081, le débatteur (Roger) nie l’avoir dit : ’j’ai jamais dit qu’il fallait raser les villages en France’. Cela implique que son intervention est un désaccord sur la reformulation. En revanche, J.-L. Trassard réfute en 082, 084, et 086 l’intervention de Roger et réaffirme que son partenaire l’a dit en soutenant son affirmation du témoignage : ’je vous ai entendu à la radio’. A. Roger conteste encore une fois en 085 : ’non je n’ai pas dit ça’. On peut parler ici véritablement de désaccords sur la reformulation, puisque l’un reformule le propos de l’autre qui le conteste. La discussion glisse vers un cercle vicieux de la vérité et de la fausseté, dans lequel l’expression du désaccord dépend de la négation polémique qui repose elle-même sur la relation contradictoire entre les tours de parole de deux interlocuteurs. Le désaccord est résolu par l’intercession de l’animateur qui, dans cette situation, change le sujet en cours.