3. 1. Question

Dans notre corpus, les questions les plus fréquentes sont celles posées par l’animateur au niveau du déroulement du débat et de sa gestion. Les questions peuvent être le moyen qu’utilise l’animateur pour faire éclater une discussion entre les participants en focalisant les échanges sur un problème spécifique. Dans le débat radiophonique, une situation de confrontation discursive se construit à partir des réponses des interlocuteurs à une question88. Mais il arrive également que les questions soient posées par les débatteurs lorsque ceux-ci considèrent que la question de l’animateur est insuffisante pour une discussion approfondie. Dans ce cas, les questions sont fréquemment utilisées pour miner la proposition ou l’argument du partenaire :

(1) (Répliques 1 : 073-076)

  • 073 T : je vous ai entendu chez Gilles Lapouge vous avez dit il ne faut pas conserver les paysages obsolètes alors je voudrais que vous me disiez ce qu’est pour vous un paysage obsolète, d’où nous tombe cet adjectif

  • 074 R : il y a des paysages qui sont obsolètes, je vais vous donner un exemple tout à fait précis et qui est emprunté à une actualité électorale assez récente puisqu’il s’agissait de la campagne de 1981, j’avais été très frappé que le candidat François Mitterand ait tenu il avait tout à fait raison, bien conseillé par M. Séguéla, il avait mis sur son affiche vous le savez un petit village avec un clocher etc. Bon on sait très bien que pour 90% des français sinon 95, ce paysage n’existe plus en tout cas, ces paysages de village rural on peut on peut les regretter, il se trouve dans les faits, ils ne représentent plus le paysage. Je pense à la majorité de ceux qui vivent dans les villes et les banlieues c’est pas ce paysage qui est le leur, alors ils peuvent éprouver une sorte de nostalgie pour ce petit village avec son clocher ça a très bien marché pour le candidat François Mitterand, probablement, mais je dis que voilà une affiche qui d’une certaine façon pour tranquilliser les Français, leur représenter ce qu’ils avaient envie de voir mais qui ne constitue plus le paysage majoritaire des Français

  • 075 F : Jean-Louis Trassard

  • 076 T : c’est pas la question n’est pas là, il ne s’agit pas de l’affiche, vous dites que vous êtes pour la conservation des paysages sauf les paysages obsolètes alors on est pas sur une affiche là, on est sur l’idée de laisser détruire les paysages que

  • vous, vous estimez obsolètes,(...)

L’exemple ci-dessus est une partie de la discussion entre les deux débatteurs : Alain Roger et Jean-Louis Trassard. En 073, celui-ci interroge ainsi son partenaire : ’je voudrais que vous me disiez ce qu’est pour vous un paysage obsolète, d’où nous tombe cet adjectif’. Cette question apparaît comme une véritable demande d’information, à laquelle le partenaire répond en 074 dans la cession du tour de parole de Jean-Louis Trassard. En 076, ce dernier se met en désaccord métacommunicatif avec Alain Roger en disant : ’la question n’est pas là’. Il s’agit d’un type d’«intervention évaluative» dont l’existence et la nature sont, note Kerbrat-Orecchioni (1991 : 24), «entièrement tributaires de la nature de la question initiale, et de la situation communicative». Jean-Louis Trassard se focalise sur le point essentiel du débat, c’est-à-dire sur l’idée de détruire les paysages obsolètes, pour attaquer la position de son partenaire et dévoiler sa propre opinion. En fait, il semble que la question posée au départ par Jean-Louis Trassard ne soit pas une vraie question, puisque ce débatteur a déjà son opinion. Elle est donc une question piège, bien qu’elle appelle une réponse de la part de l’interlocuteur car elle vise avant tout à la contre-attaquer.

Lorsqu’un débatteur adresse à l’autre débatteur une question, il semble difficile de la considérer comme étant similaire aux questions posées par l’animateur, qui sont souvent des demandes d’information. Car il arrive que les débatteurs expriment leur opinion discordante sous forme d’interrogation. Il s’agit de la question rhétorique qui n’a pas la valeur d’une vraie question, dans la mesure où elle attribue au contenu d’un énoncé une valeur d’assertion89 positive ou négative. Ainsi, on trouve dans notre corpus le cas où la question que

l’animateur a posée à un débatteur est répétée par l’autre débatteur sous forme d’assertion :

(2) (Répliques 5 : 147-153)

  • 147 J : non mais quoi vous préférez le Mozambique à la Corée du sud

  • 148 T : je préfère de, je, je, non

  • 149 J : faudrait savoir

  • 150 T : //non non non

  • 151 F : //est-ce que vous pensez qu’on est réduit à ce choix

  • 152 T : on n’est pas // réduit à //on est pas réduit à ce choix du tout

  • 153 J : //oui mais //écoutez

Dans l’exemple ci-dessus qui est extrait de l’émission «Répliques (13/12/97)», la discussion est en 147 lancée par la question du débatteur (Jacques Juilliard), qui apparaît comme question piège : son partenaire (Denis Tilinac) est mis devant le choix entre deux propositions, et aucun choix n’est conforme à son argument antérieur. L’issue de ce dilemme est en 151 proposée par l’animateur sous forme d’une question qu’il pose au débatteur (J. Juilliard) : ’est-ce que vous pensez qu’on est réduit à ce choix ?’. Cette question est plus ou moins ambivalente du fait de son rôle interactionnel, soit comme vraie question, soit comme question rhétorique. L’autre débatteur (D. Tilinac) arrive enfin à répondre en 152 à la question initiative de son partenaire en reformulant la question précédente de l’animateur : ’on n’est pas réduit à, on est pas réduit à ce choix du tout’. Cette reformulation qui s’accompagne d’auto-répétition à cause du chevauchement repose sur des modifications syntaxiques (question → assertion et affirmation → négation). Elle apparaît comme une interprétation de cette question, c’est-à-dire qu’elle peut être considérée comme une assertion ayant une contrepartie négative à la question positive. L’assertion se réalisant sous la forme interrogative, on parle de question rhétorique que Plantin (1991 : 75) considère comme «une tactique de camouflage de l’assertion sous un voile interrogatif ; la vérité n’étant pas en cause, on n’a rien d’autre qu’un ’vain ornement’». De ce fait, la question rhétorique accomplit une assertion de façon indirecte et atténuée. Lorsque l’acte de désaccord prend cette forme d’assertion, il est évident qu’il fait partie d’une forme de désaccord adouci, comme le montre l’exemple ci-dessous :

(3) (Répliques 1 : 177-187)

  • 177 R : //je vais vous montrer, je vais vous montrer et je montrerais aux auditeurs le danger qu’il y a, à vouloir à tout prix recommander ce que faisait le conseil d’Auvergne et il n’est pas le seul, à recommander l’utilisation systématique des plantes indigènes et à proscrire car c’est eux qui sont dans cette affaire exigeant et arrogant à certaines égards, à proscrire les plantes exotiques et j’ai dit faut faire très attention parce que c’était exactement la doctrine des grands peintres paysagistes du 3ième Reich

  • exotenrass(?) /ah ben //c’est ce ah ben, c’est ce qu’ils ont dit,

  • 178 T : /ah bon //aller chercher oui mais aller chercher cet

  • 179 R : c’est exactement la même chose, c’est la même chose

  • 180 T : argument c’est bien quand même c’est bien quand même pour assassiner ceux qui veulent protéger //le paysage

  • 181 R : //mais, mais protéger mais pourquoi y a-t-il protection du paysage quand on dit aux gens je ne veux pas que vous plantiez des prunus

  • 182 T : non c’est c’est un exemple //que vous donnez pour pouvoir écraser //la thèse de

  • 183 F : //Jean-Louis Trassard //alors

  • 184 T : ceux qui protègent le paysage

  • 185 F : y a //y a un autre

  • 186 R : //c’est pas du tout, //il y a une confusion, y a une confusion

  • 187 T : //ah ben écoutez j’ai lu votre livre de A à Z

Dans l’exemple (3), les deux débatteur (Alain Roger et Jean-Louis Trassard) s’opposent sur le problème de la protection du paysage. La discussion constitue un ’désaccord séquentiel’, le désaccord de l’un étant suivi par le désaccord de l’autre. L’intervention en 078 et 080 est un défi du débatteur (J.-L. Trassard) à la position de son partenaire. L’intervention en 081 est une réplique à ce défi d’A. Roger : ’mais protéger mais pourquoi y a-t-il protection du paysage quand on dit aux gens je ne veux pas que vous plantiez des prunus’. Cet énoncé peut être interprété d’emblée comme interrogation partielle marquée par le morphème (’pourquoi’). Il nous semble que cette question ne remplit pas le rôle de véritable demande d’information, sollicitant l’opinion du partenaire à qui elle s’adresse. Elle constitue pour elle-même et de façon implicite et indirecte sa propre réponse : ’il n’y a pas de protection du paysage dans ce cas’. Cette assertion du débatteur (A. Roger) est utilisée ici pour défier et miner la position de son partenaire (J.-L. Trassard), conservateur de la protection du paysage. Elle constitue donc un désaccord adouci à l’aide d’une force perlocutoire ’question’ réalisée sous forme interrogative. Cette question perlocutoire peut aussi s’accomplir par une autre forme que l’interrogation pour modérer une assertion, comme dans l’exemple suivant :

(4) (Répliques 4 : 021-024)

  • 021 F : cela, alors, cela étant c’est, c’est vrai disons une des surprises que réserve la lecture de vos de vos deux livres, c’est qu’en effet que vous vous opposez très vivement mais que quelquefois vous vous rejoignez sur un certain nombre de noms propres, euh, donc je ne pense pas que toute cette querelle soit un malentendu il se trouve pourtant Philippe Dagen que vous citez parmi disons les grands artistes modernes, Hélion, Musich que vous citez Musich, également Bacon l’un et l’autre, donc d’une certaine manière si l’on vous demandait aujourd’hui, à l’un ou à l’autre, de dresser c’est toujours risqué mais disons un panthéon des grands artistes modernes on verra tout à l’heure s’il y a une différence à faire entre moderne et art contemporain, il n’est pas sûr que vous soyez si éloignés que cela, donc ce ce alors c’est c’est

  • 022 D : encore //faudrait-il, encore faudrait-il que nous les défendions pour les

  • 023 F : //qu’est-ce que ça veut dire

  • 024 D : mêmes raisons citer citer des noms faire une sorte d’annuaire c’est au fond très facile et ça ne prouve pas grand chose

L’exemple ci-dessus est une partie de la discussion entre l’animateur et le débatteur (P. Dagen), dans laquelle la question est posée par le débatteur. Les interlocuteurs s’opposent sur leur vision de l’art contemporain tout en ayant des références communes pour citer les grands artistes modernes. L’animateur met à jour cette corrélation entre les deux invités que Philippe Dagen n’accepte pas et qu’il réfute en 022 en utilisant une interrogation indirecte sous forme exclamative : ’encore //faudrait-il, encore faudrait-il que nous les défendions pour les mêmes raisons citer citer des noms faire une sorte d’annuaire...’. Ce débatteur prend une intonation descendante pour marquer le doute vis-à-vis de l’argument de son partenaire et pour le défier d’une façon indirecte et atténuée.

Notes
88.

C. Plantin, ’Le trilogue argumentatif : Présentation de modèle, analyse de cas’, in Langue française, 1996, n° 112, p. 11.

89.

C. Kerbrat-Orecchioni, La question, Lyon, P.U.L., 1991, p. 15.