Lorsque les actes de désaccord sont accompagnés d’une formule d’approbation, leur force perlocutoire peut être atténuée, puisque la manifestation d’accord est, comme le note Kerbrat-Orecchioni (1992 : 227), considérée comme un des «actes qui a intrinsèquement un caractère anti-menaçant», et donc comme une des formes de politesse positive qui consistent à «effectuer quelque FFA pour la face négative (ex. : cadeau) et positive (ex. : compliment) du destinataire»90. Dans le corpus français, les désaccords accompagnant l’accord sont produits dans 14 tours de parole (7%) sur 206 tours de désaccord. Ils sont beaucoup moins fréquents que dans le corpus coréen dans lequel ils sont identifiés dans 22 tours (16%) sur 139 tours de désaccord. Les interlocuteurs tant français que coréens utilisent la construction de tour dans laquelle l’acte de désaccord suit l’accord :
(1) (Répliques 7 : 118)
→ 118 D : c’est c’est ... je crois que vous avez tout à fait raison là dans ce domaine là c’est assez complexe mais c’est pour ça que je l’ai un petit peu simplifié, et je dirai simplement que quand on voit la lutte populaire n’oubliez pas, qu’il y avait le monde c’est-à-dire qu’il y avait Mao qu’il y avait tout cette volonté de lutte populaire, de libéralisation, il y avait euh le Congo à côté avec Lumumba qui allait arriver donc il y avait cette volonté de lutte des peuples, et donc c’était pas choquant à l’époque au point de vue de l’idéologie mondiale la lutte des peuples l’émancipation des peuples, il fallait un ennemi, ils l’ont désigné en tant qu’Hutus ils ont dit que c’étaient les Tutsis, il fallait s’intégrer dans une grande, comment dirais-je oeuvre mondiale, et il y a un certain nombre d’hommes et de femmes occidentaux qui trouvaient ça tout à fait naturel //qu’on fasse 1789
(2) (Répliques 1 : 166)
→ 166 T : je suis je suis bien d’accord avec vous, /néanmoins euh, comme vous
167 F : /Jean-Louis Trassard
168 T : continuez dans la polémique au tout au long du livre passé le volet sur la peinture euh, vous attaquez le conseil général d’Auvergne euh, dont
vous //le notez le bon sens auvergnat et la naïveté écologique parce que
169 R : //ne me fâchez pas avec mes collègues auvergnats [rire]
170 T : il y avait des conseils qui étaient donnés à propos des plantes et vous me reprochez presque de citer votre livre mais entre la page 138 et la page 139 ’nous passons agréablement de conservateur à réactionnaire et de réactionnaire à nazi’
Dans les exemples ci-dessus, les débatteurs (B. Debré et J.-L. Trassard) expriment d’abord leur accord avec leur interlocuteur (J.-P. Chrétien ou A. Roger) et ensuite développent leur propre point de vue. Leurs tours, marqués par les flèches, montrent le format «accord + désaccord» dans lequel le passage de l’accord au désaccord est assuré par la présence des marqueurs discursifs d’opposition (’mais’ et ’néanmoins’). Ces marqueurs discursifs ont pour effet de préfacer le désaccord à venir. En effet, le locuteur permet ainsi à l’interlocuteur de connaître la direction de l’argument orienté vers le désaccord avec l’opinion de son partenaire. Mais ces marqueurs peuvent être absents dans certaines conditions, parmi lesquelles nous allons envisager deux contextes : lorsqu’il existe dans le tour d’autres mots qui peuvent également transmettre le fait que le locuteur s’oppose à son interlocuteur, et lorsque le désaccord précède l’accord :
(3) (Répliques 6 : 050-052)
049 F : je voudrais quand même euh, sinon m’inscrire en faux contre une perspective totalement historique, du moins peut-être essayer de la problématiser euh, parce que l’attachement au grand art il peut provenir d’une expérience, qui est celle du besoin de l’art pour se comprendre et pour comprendre le monde.(...). Tout cela c’est aussi par l’art, c’est-à-dire on s’incline devant la roche, devant la Sainte Victoire donc il y a, tout de même si vous voulez une une expérience artistique qui résiste simplement à la perspective historique c’est-à-dire que, nous voyons en ce que fait Cézanne et le Lee Fou s’incline devant la roche, une correspondance, sans quoi effectivement il n’y a que des formes historiques et nous sommes voués à nous incliner devant le fait, il n’y a et et et à constater les faits
→ 050 M : je suis à //la fois profondément d’accord avec vous [rire] et profondément
051 F : //Yves Michaux
052 M : en désaccord tout simplement [rire] parce que euh, je je vous suis dans tout ce que vous avez dit, sauf que je vois pas en quoi on a besoin d’avoir le grand art pour faire cette médiation là, euh, ce qui me euh, une chose à laquelle je tiens beaucoup et qui rejoindrait la la le le la référence à la la démocratie radicale c’est que je vois pas pourquoi et et on devrait euh, on défendrait la notion d’expérience esthétique élevée, le grand art l’expérience correcte hein, faite en accord avec les normes, au prix de de la de de d’avoir à récuser que la plupart des gens n’ait jamais d’expérience esthétique euh, on peut avoir des expériences esthétiques modestes, on peut avoir des expériences esthétiques ténues et elles elles vous donnent les expériences que l’art donne, y compris la connaissance de soi le rapport à la nature. (...)
(4) (Répliques 5 : 095-097)
→ 095 J : sur l’utopie /moi je trouve que vous avez eu tort et raison ou plutôt raison et
096 T : /oui
097 J : tort vous avez raison que la politique ne peut jamais et c’est d’ailleurs une partie de ce que l’on reproche à une bonne partie de la classe dirigeante ne peut jamais se définir en termes exclusifs de possibilité immédiate, si on dit, si on, on montre les contraintes à tel point que ce soient des obstacles insurmontables, alors en effet on fait le pire des possibilismes; c’est-à-dire on se prive de toute volonté de changer les choses en profondeur. (...)
Les exemples (3) et (4) montrent des cas de désaccord accompagné de l’accord, et l’absence du marqueur discursif d’opposition. Dans l’exemple (3), après le long tour de l’animateur en 049, l’intervention du débatteur (Yves Michaux) est marquée par l’existence de la locution ’à la fois’ dans son énoncé : ’je suis à //la fois profondément d’accord avec vous [rire] et profondément en désaccord tout simplement [rire]’. Ce terme (’à la fois’) présuppose la co-existence dans un objet de deux caractères opposés. La première partie de cet énoncé (’je suis à la fois profondément d’accord avec vous [rire]’) permet à l’interlocuteur d’anticiper le désaccord à venir. Dans l’exemple (4), l’intervention du débatteur (Jacques Juillard) comporte également l’expression contrastive : ’moi, je trouve que vous avez eu tort et raison ou plutôt raison et tort’. Ce contraste court (’tort et raison’ ou ’raison et tort’) est suffisant pour démontrer l’idée discordante du locuteur.
En ce qui concerne le positionnement du désaccord et de l’accord dans les tours, le corpus coréen se caractérise systématiquement par le format ’accord + désaccord’, c’est-à-dire que c’est toujours l’acte d’accord qui précède le désaccord. En revanche, on trouve dans le corpus français l’inversion de cet ordre entre l’accord et le désaccord, comme le montre l’exemple suivant :
(5) (Répliques 1 : 158-161)
158 F : mais alors on va prendre justement Jean-Louis Trassard, on va prendre un paysage entre les deux, si vous voulez les sorties de ville ou les entrées de ville ces, ces espaces de placards publicitaires abominables, on entre plus dans une ville comme on y entrait autrefois et c’est vrai qu’il y a une nostalgie chez les gens c’est-à-dire on va en Italie quand on va voir les villes italiennes, on va voir certaines villes françaises avec une espèce de sentiment poignant. Pourquoi ne sait-on plus faire ça, pourquoi l’architecture qu’est-ce qui est arrivé à l’architecture, quand elle était fonctionnelle elle est post-moderne mais dans les deux cas elle est totalement délocalisée, elle n’est, elle n’est, elle n’est, le génie du lieu ne nous parle plus donc nous voyons si vous voulez le monde s’enlaidir et nous voyons euh une pensée esthétique qui dit que la beauté n’existe pas, moi je pense qu’il y a un lien
→ 159 R : mais non /revenons, revenons en arrière vous avez tout à fait raison.
160 F : /Alain Roger
161 R : Je ne prends pas en compte l’idée de malléabilité sur le coup on ne fait pas n’importe quoi j’ai dit tout à l’heure, je reviens à cet exemple car je crois qu’il faut parler de choses sérieuses sinon on tombe dans la polémique à court terme euh, lorsque l’Occident est incapable pendant des siècles d’émettre un jugement esthétique sur le paysage, y a pas de paysage en Occident jusqu’au XVe. Vous pouvez prendre tous les textes de la littérature médiévale vous ne verrez pas le problème du paysage il n’existe pas hein, vous savez qu’il est forgé, inventé à la fin du XVe. (...)
L’exemple ci-dessus, extrait de l’émission «Répliques (25/10/97)» où les participants s’opposent sur le paysage, est une partie de la discussion entre l’animateur (Alain Finkielkraut) et le débatteur (Alain Roger). A propos de l’opinion proposée en 158 par l’animateur, son partenaire montre en début de tour le désaccord explicite à travers le marqueur d’opposition (’mais non’) et au moment suivant recherche une adhésion avec leur argument précédent. Il nous semble qu’il s’agit d’une véritable structure concessive dans la mesure où l’argument a une forme qui passe du désaccord à l’accord. De même que dans le format «accord + désaccord», les accords initiaux dans ce format sont renforcés par des adverbiaux (’tout à fait’, ’bien’, ’complètement’, etc.). Ils peuvent également être considérés comme ’partiels’ par Pomerantz (1984), et comme ’feints’ par Debyser (1980 : 45). Ici, il s’agit moins d’une stratégie permettant d’adresser à l’interlocuteur l’opposition à venir que d’une stratégie visant à réparer le désaccord menaçant déjà réalisé et à convaincre le partenaire qu’il cherche un point commun.
C. Kerbrat-Orecchioni, La conversation, Seuil, coll. «Mémo», 1996, p. 54.