Les participants au débat ont tendance à exprimer leur désaccord avec certains ’adoucisseurs’ que Roulet (1981) considère comme «des formes qui ont pour fonction principale de rendre plus flou le contenu ou la fonction illocutoire d’une intervention afin d’atténuer la menace potentielle que ceux-ci pourraient présenter pour la face de l’un ou de l’autre des interlocuteurs»91. Les adoucisseurs sont, note Kerbrat-Orecchioni (1992 et 1996a), catégorisés par certains éléments verbaux, tels qu’un énoncé ’préliminaire’, un aveu d’intercompréhension, les modalisateurs, les désactualisateurs modaux (le conditionnel), temporels (’le passé de politesse’) et personnels (’vous de politesse’), et la combinaison de ces adoucisseurs.
Les tours de parole des débatteurs sont souvent distribués par l’animateur, pour que les deux débatteurs aient la possibilité de discuter le sujet donné et que la discussion soit menée avec ordre. Les désaccords se produisent au cours de la réponse d’un débatteur à la question par laquelle l’animateur demande un commentaire sur ce qui vient d’être posé par les locuteurs précédents. Le débatteur interrogé commence son tour avec un commentaire sur les propos assertés par un autre débatteur ou par l’animateur lui-même, comme dans les exemples suivant :
(1) (Répliques 7 : 004)
002 D : Ah écoutez d’abord j’ai été très choqué de l’attitude de Michel Rocard. D’abord, euh il a commencé par dire qu’il n’était au courant de rien et que tout s’était fait dans son dos, il ne faut pas oublier qu’il était le premier ministre de la France. Alors euh il veut régler des comptes avec François Mitterrand, je trouve que c’est un petit peu tard et un peu brutal, et on ne dit pas en tant que ministre que la France a choisi la mauvaise cause.
//Deuxièmement euh deuxièmement je crois qu’elle n’avait pas à choisir de
003 F : //c’est vrai (↑)
→ 004 D : cause,les deux causes étaient mauvaises aussi bien les Tutsis que les Hutus. Et vous avez dit quelque chose qui m’a beaucoup frappé ’les racistes Hutus’. Ils étaient bien entendu racistes mais les Tutsis l’étaient aussi. Euh vous avez parlé du du génocide
(2) (Répliques 2 : 125-126)
125 F : alors bataille théorique, réponses théoriques donc d’Evelyne Pisier
→ 126 P : moi je suis très, je suis très perplexe et très effrayée par cette proposition de parité. Non pas que les gens qui défendent la parité euh euh me soient soient, pour moi des ennemis, je vois très très bien en réalité pour la plupart d’entre nous qu’on soit paritaire ou anti-paritaire, on partage la même, le même but. Donc bon et qu’il y a plus de différence entre un misogyne et un un et et un un féministe que entre les féministes paritaires et anti-paritaires. Le débat vaut la peine, par ailleurs on est d’accord sur le constat c’est une, c’est vrai que c’est une catastrophe que de voir les femmes tellement à la traîne de la représentation politique. (...)
(3) (Répliques 6 : 032-033)
032 F : Jacques Devitte
→ 033 D : oui je dois dire que là je suis agréablement étonné par ce que vient de dire Yves Michaux parce que vous venez de dire quelque chose que je n’avais pas trouvé dans dans votre livre ou dans d’autres //articles que j’ai lu
Dans les exemples ci-dessus, les interventions des débatteurs, distribuées par l’animateur, ont différentes cibles : l’exemple (1) s’adresse à l’animateur, alors que les exemples (2) et (3) s’adressent au débatteur. Elles comportent des formules de commentaire sur l’argument précédent : ’quelque chose qui m’a beaucoup frappé’, ’je suis très perplexe et très effrayée’ et ’je suis agréablement étonné’. Ces énoncés expriment une impression du locuteur lui-même par l’emploi de verbes affectifs (’frapper’ et ’étonner’) et d’adjectif affectifs (’perplexe’ et ’effrayée’). Ils permettent à l’interlocuteur de repérer un indice négatif qui annonce une évaluation négative. On peut dire que ce type d’énoncés joue le rôle d’adoucir le désaccord à venir. De même, on constate que ce type d’adoucisseurs est systématiquement produit dans l’intervention du débatteur. Par ailleurs, l’atténuation des actes de désaccord peut aussi être réalisée par l’aveu d’incompréhension au lieu d’une réfutation radicale, une critique, une objection, etc. qui sont considérées comme menaçantes pour la face des interlocuteurs.
(4) (Répliques 2 : 143-144)
143 F : Evelyne Pisier
→ 144 P : je je je n’ai pas très bien compris votre votre reproche sur les quotas dans la magistrature puisque vous êtes plutôt pour, euh, dans les autres ordres mais je je là, je suis obligée de faire une parenthèse étant en ce moment au jury de de l’école nationale de la magistrature je ne peux pas laisser dire qu’il y a des quotas, alors que dans la tête de certains membres du jury il y ait
Dans l’exemple ci-dessus, l’intervention du débatteur (E. Pisier) est une réaction à l’intervention initiative de son partenaire (F. Demichel). Dans ce tour, E. Pisier posant un problème à travers l’aveu d’incompréhension, critique la thèse de son partenaire. Ce type d’atténuation est relativement rare dans notre corpus par rapport aux énoncés «préliminaires» ci-dessus. Mais ils ont tous en commun une caractéristique organisationnelle des tours dont l’alternance se fait à la place transitionnelle et non par interruption et chevauchement. Il nous semble que cette configuration des tours fonctionne comme un facteur d’atténuation qui rend le désaccord plus doux.
La construction des opinions opposées introduites par divers modalisateurs peut se classer dans la catégorie du désaccord atténué, dans la mesure où cette modalisation a pour effet, note Kerbrat-Orecchioni (1992 : 221), d’instaurer «une certaine distance entre le sujet d’énonciation et le contenu de l’énoncé» et de donner «à l’assertion des allures moins péremptoires». En effet, l’une des formes d’atténuation relevées dans notre corpus est l’énoncé modalisé par lequel les participants au débat marquent leur attitude vis-à-vis de ce qu’ils sont en train de dire. Les expressions de désaccord à l’aide de modalisateurs, qu’ils soient des verbes (’je crois’, ’il trouve’, ’il me semble’, etc.) ou des adverbes (’peut-être’, ’probablement’, etc.), insistent sur l’aspect subjectif d’une assertion ou plutôt sur la probabilité que sur la certitude. Ces adoucisseurs se combinent les uns aux autres dans l’expression du désaccord :
(5) (Répliques 2 : 097-098)
097 F : oui Evelyne Pisier
→ 098 P : oui je voulais ajouter une chose supplémentaire qui m’a beaucoup frappée en en écrivant ce livre c’est que les filles de cette nouvelle génération celles qui ont 20 ans aujourd’hui, leurs alliés, leurs vrais alliés ce ne sont pas seulement leurs mères qui travaillent ce sont leurs pères. Il s’est passé quelque chose alors vous pouvez dire que c’est du fait de la crise de la famille justement, mais il s’est passé quelque chose dans les moeurs qui fait que les pères aujourd’hui, ne font plus de différence entre les garçons et les filles et les pères ne disent pas à leurs filles /’écoute ne travaille pas //ne passe pas des concours et
(6) (Répliques 5 : 095-097)
→ 095 J : sur l’utopie /moi je trouve que vous avez eu tort et raison ou plutôt raison et
096 T : /oui
097 J : tort vous avez raison que la politique ne peut jamais et c’est d’ailleurs une partie de ce que l’on reproche à une bonne partie de la classe dirigeante ne peut jamais se définir en termes exclusifs de possibilité immédiate, si on dit, si on, on montre les contraintes à tel point que ce soient des obstacles insurmontables, alors en effet on fait le pire des possibilismes; c’est-à-dire on se prive de toute volonté de changer les choses en profondeur. (...)
(7) (Répliques 4 : 022-024)
→ 022 D : encore //faudrait-il, encore faudrait-il que nous les défendions pour les
023 F : //qu’est-ce que ça veut dire
024 D : mêmes raisons citer citer des noms faire une sorte d’annuaire c’est au fond très facile et ça ne prouve pas grand chose
Les exemples ci-dessus montrent que les différents procédés d’atténuation sont cumulables lorsque les participants au débat expriment leur désaccord avec leur partenaire. D’abord, l’exemple (5) comporte un ensemble d’atténuations qui se caractérise par le désactualisateur temporel, le ’passé de politesse’ (’je voulais’), l’énoncé «préliminaire» (’qui m’a beaucoup frappée’), et l’expression (’une chose supplémentaire’). Il nous semble que cette dernière a un sens identique au ’minimisateur’ dans la mesure où le locuteur limite ou réduit en quelque sorte la portée pragmatique de sa propre opinion. Ensuite, l’exemple (6) réalise le procédé d’atténuation au moyen de la structure concessive (’vous avez eu tort et raison’) et de la modalisation (’je trouve’). Enfin, dans l’exemple (7) l’atténuation du désaccord se concrétise par le conditionnel (’faudrait’) et par une interrogation indirecte sous forme exclamative (’encore faudrait-il que’). Etant donné que chaque adoucisseur est efficace pour rendre le désaccord moins agressif, il est évident que les formes qui cumulent divers procédés d’atténuation engendrent une efficacité d’autant plus grande.
E. Roulet, ’Echange, interventions et actes de langage dans la structure de la conversation’, in Etudes de Linguistique Appliquée, 1981, n°44, p. 37.