3.3. Désaccord accompagnant divers adoucisseurs

Les participants au débat ont tendance à exprimer leur désaccord avec certains ’adoucisseurs’ que Roulet (1981) considère comme «des formes qui ont pour fonction principale de rendre plus flou le contenu ou la fonction illocutoire d’une intervention afin d’atténuer la menace potentielle que ceux-ci pourraient présenter pour la face de l’un ou de l’autre des interlocuteurs»91. Les adoucisseurs sont, note Kerbrat-Orecchioni (1992 et 1996a), catégorisés par certains éléments verbaux, tels qu’un énoncé ’préliminaire’, un aveu d’intercompréhension, les modalisateurs, les désactualisateurs modaux (le conditionnel), temporels (’le passé de politesse’) et personnels (’vous de politesse’), et la combinaison de ces adoucisseurs.

Les tours de parole des débatteurs sont souvent distribués par l’animateur, pour que les deux débatteurs aient la possibilité de discuter le sujet donné et que la discussion soit menée avec ordre. Les désaccords se produisent au cours de la réponse d’un débatteur à la question par laquelle l’animateur demande un commentaire sur ce qui vient d’être posé par les locuteurs précédents. Le débatteur interrogé commence son tour avec un commentaire sur les propos assertés par un autre débatteur ou par l’animateur lui-même, comme dans les exemples suivant :

(1) (Répliques 7 : 004)

(2) (Répliques 2 : 125-126)

(3) (Répliques 6 : 032-033)

Dans les exemples ci-dessus, les interventions des débatteurs, distribuées par l’animateur, ont différentes cibles : l’exemple (1) s’adresse à l’animateur, alors que les exemples (2) et (3) s’adressent au débatteur. Elles comportent des formules de commentaire sur l’argument précédent : ’quelque chose qui m’a beaucoup frappé’, ’je suis très perplexe et très effrayée’ et ’je suis agréablement étonné’. Ces énoncés expriment une impression du locuteur lui-même par l’emploi de verbes affectifs (’frapper’ et ’étonner’) et d’adjectif affectifs (’perplexe’ et ’effrayée’). Ils permettent à l’interlocuteur de repérer un indice négatif qui annonce une évaluation négative. On peut dire que ce type d’énoncés joue le rôle d’adoucir le désaccord à venir. De même, on constate que ce type d’adoucisseurs est systématiquement produit dans l’intervention du débatteur. Par ailleurs, l’atténuation des actes de désaccord peut aussi être réalisée par l’aveu d’incompréhension au lieu d’une réfutation radicale, une critique, une objection, etc. qui sont considérées comme menaçantes pour la face des interlocuteurs.

(4) (Répliques 2 : 143-144)

Dans l’exemple ci-dessus, l’intervention du débatteur (E. Pisier) est une réaction à l’intervention initiative de son partenaire (F. Demichel). Dans ce tour, E. Pisier posant un problème à travers l’aveu d’incompréhension, critique la thèse de son partenaire. Ce type d’atténuation est relativement rare dans notre corpus par rapport aux énoncés «préliminaires» ci-dessus. Mais ils ont tous en commun une caractéristique organisationnelle des tours dont l’alternance se fait à la place transitionnelle et non par interruption et chevauchement. Il nous semble que cette configuration des tours fonctionne comme un facteur d’atténuation qui rend le désaccord plus doux.

La construction des opinions opposées introduites par divers modalisateurs peut se classer dans la catégorie du désaccord atténué, dans la mesure où cette modalisation a pour effet, note Kerbrat-Orecchioni (1992 : 221), d’instaurer «une certaine distance entre le sujet d’énonciation et le contenu de l’énoncé» et de donner «à l’assertion des allures moins péremptoires». En effet, l’une des formes d’atténuation relevées dans notre corpus est l’énoncé modalisé par lequel les participants au débat marquent leur attitude vis-à-vis de ce qu’ils sont en train de dire. Les expressions de désaccord à l’aide de modalisateurs, qu’ils soient des verbes (’je crois’, ’il trouve’, ’il me semble’, etc.) ou des adverbes (’peut-être’, ’probablement’, etc.), insistent sur l’aspect subjectif d’une assertion ou plutôt sur la probabilité que sur la certitude. Ces adoucisseurs se combinent les uns aux autres dans l’expression du désaccord :

(5) (Répliques 2 : 097-098)

(6) (Répliques 5 : 095-097)

(7) (Répliques 4 : 022-024)

Les exemples ci-dessus montrent que les différents procédés d’atténuation sont cumulables lorsque les participants au débat expriment leur désaccord avec leur partenaire. D’abord, l’exemple (5) comporte un ensemble d’atténuations qui se caractérise par le désactualisateur temporel, le ’passé de politesse’ (’je voulais’), l’énoncé «préliminaire» (’qui m’a beaucoup frappée’), et l’expression (’une chose supplémentaire’). Il nous semble que cette dernière a un sens identique au ’minimisateur’ dans la mesure où le locuteur limite ou réduit en quelque sorte la portée pragmatique de sa propre opinion. Ensuite, l’exemple (6) réalise le procédé d’atténuation au moyen de la structure concessive (’vous avez eu tort et raison’) et de la modalisation (’je trouve’). Enfin, dans l’exemple (7) l’atténuation du désaccord se concrétise par le conditionnel (’faudrait’) et par une interrogation indirecte sous forme exclamative (’encore faudrait-il que’). Etant donné que chaque adoucisseur est efficace pour rendre le désaccord moins agressif, il est évident que les formes qui cumulent divers procédés d’atténuation engendrent une efficacité d’autant plus grande.

Notes
91.

E. Roulet, ’Echange, interventions et actes de langage dans la structure de la conversation’, in Etudes de Linguistique Appliquée, 1981, n°44, p. 37.