4.1. Formulation brutale : attaque personnelle

Il arrive que les participants au débat attaquent ou disqualifient agressivement leur partenaire et/ou son discours. Le caractère agressif est, note Kerbrat-Orecchioni (1992 : 226), dû à la «formulation la plus brutale de l’acte menaçant», «reduplication du FTA» et aux divers «accompagnateurs à valeur d’intensification», verbaux, para-verbaux et non verbaux. Il convient maintenant d’examiner certains procédés de renforcement de notre corpus : renforcement du désaccord explicite à travers l’utilisation des adverbiaux et sa répétition (’mais non mais non’, ’non non pas du tout’, ’non pas du tout pas du tout’, etc.).

(1) (Répliques 7 : 031)

  • 031 D : //non mais //actuellement moi je suis totalement opposé à cette analyse car le Mwami veut dire roi et les Mwamis étaient en très grande majorité des Tutsis il y en avait quelques-uns quelques chefferies Hutus qui n’ont pas duré très longtemps, et depuis, allez trois ou quatre cents ans cet antagonisme existait. Et quand on connaît l’Afrique quand on connaît bien l’Afrique cet antagonisme n’existait pas uniquement dans cette région du Grand Lac, il existe des ethnies, qui sont quelquefois pacifiques les unes vis-à-vis des autres quelquefois un peu moins, /je dirai que le drame du Rwanda c’est qu’il n’y a eu que

Dans l’exemple ci-dessus, l’intervention du débatteur (Bernard Debré) comporte un désaccord dont la force illocutoire est durcie, d’une part, par l’adverbe (’totalement’) dans la mesure où celui-ci renforce le désaccord explicite (’je suis opposé à cette analyse’), et d’autre part, par l’interruption délibérée accompagnant le chevauchement.

Les débatteurs renforcent leur désaccord non seulement à travers l’utilisation de certains ’durcisseurs’, mais aussi par la ’formulation brutale’ de leur intervention. Examinons l’exemple ci-dessous, extrait de l’émission «Répliques (22/11/97)», où les participants s’opposent sur l’art contemporain :

(1) (Répliques 4 : 012-017)

  • 012 C : Ça fait 30ans à peu près que je m’occupe d’art contemporain, quels que soient les artistes que l’on mette, que l’on range sous cette rubrique, d’art contemporain il y a des gens qui sont contemporains, il y a des gens qui travaillent en même temps que nous euh, faudrait donc que je fusse vraiment si maso, si masochiste pour détester l’objet même dont depuis 30ans je m’occupe. Moi j’aimerais d’emblée poser une question à Philippe Dagen parce que j’ai d’autant cru que c’était une girouette en matière de critique, changeant d’idée comme de chemise à peu près selon d’un article à l’autre et d’une semaine à l’autre, en fait j’ai été, en relisant son livre j’ai été ramené à réviser ma position. C’est pas une girouette c’est quelqu’un qui a une méthode, c’est quelqu’un qui relève plutôt du caméléonisme, c’est-à-dire qu’il prend la couleur du milieu dans lequel il s’exprime, voici ce que Monsieur Dagen écrivait il y a très peu de temps, il y a pas 30ans c’est pas comme les archives que vous êtes allé piocher pour me ressortir Picasso, il y a un an ou deux vous écriviez, ’dans une ou deux décennies il conviendra d’écrire l’histoire de l’académisme moderniste dont les années 80 ont été les 10 glorieuses, elle dressera l’annuaire des champions de ce pompiérisme municipal qui n’a rien à envier au pompiérisme du radical socialisme d’il y a 100 ans. De Buren à Venet ajoutez-vous l’ordre alphabétique sera respecté, pour les artistes majeurs de la première moitié du siècle pour Picasso, Matisse, Braque, ou Bonnard aucune ville aucun musée n’a consenti le moindre effort, ni le moindre achat’, c’est totalement faux nous y viendrons à peu près jusqu’à la libération. Mais pour Leccia et le Gac ajoutez-vous Morelet et Lavier il n’en aura pas été de même, il est aisé de tirer les conclusions d’un tel parallèle. Donc j’aimerais bien savoir de quel côté vous vous placez, c’est-à-dire que quand vous écrivez dans un livre en compagnie d’universitaires parmi lesquels, Marc Lebot, Yves Michaux, Raymonde Moulin, et Michel Schneider vous vous engagez dans une croisade anti-avant-garde, quand vous écrivez dans le Monde et quand vous écrivez dans Art-Press, vous devenez brusquement le supporter de Leccia, de Boltanski, de le Gac et de Moref, alors j’aimerais bien savoir où est-ce que vous vous placez ?

  • 013 F : Philippe Dagen

  • 014 D : bien un premier point si vous placez le débat dans le registre de l’insulte nous n’avons rien à y gagner /et le débat prendra une fin très courte

  • 015 C : /pas du tout

  • 016 D : donc //le

  • 017 F : //non ça je ne le souhaite pas hein

  • 018 D : moi non plus, mais à chacun de garder ses nerfs et de garder sa langue donc le girouéttisme et le caméléonisme je veux croire que c’est un seul dérapage et qu’il n’y en aura pas d’autres, sinon le débat s’arrêtera net

L’exemple (1) se compose d’une intervention initiative du débatteur (Jean Clair) et d’une intervention réactive de l’autre débatteur (Philippe Dagen), qui comportent toutes deux un désaccord durci. L’animateur (Alain Finkielkraut) pose la même question à chaque débatteur. Après avoir terminé une interview avec P. Dagen, l’animateur ouvre une autre interview avec J. Clair qui prend en 012 le tour à la suite de sa question. Il consacre son intervention à un discours polémique dans lequel il disqualifie agressivement le partenaire (P. Dagen) et ses critiques antérieures sur l’art contemporain. Les procédés de disqualification s’exercent sur le mode de la ’parabole’ : il précise d’abord son destinataire direct en indiquant qu’il veut lui poser une question. Il lui reproche de changer très souvent d’idées en utilisant la métaphore de la ’girouette’. L’instant d’après, il en vient à l’accuser d’une façon plus agressive comme ’quelqu’un qui relève plutôt du caméléonisme’ avec la paraphrase ’il prend la couleur du milieu dans lequel il s’exprime’. L’accusation de ’caméléonisme’ est, nous semble-t-il, une véritable attaque personnelle, dans la mesure où «la versatilité est», note Kerbrat-Orecchioni, «toujours mal perçue : ’tourner sa veste’, c’est faire preuve d’une inconsistance dommageable à l’’ethos’ et à la crédibilité de l’énonciateur»93. C’est dire que cette accusation permet de placer d’emblée la thèse du partenaire dans un contexte passionnel et de la discréditer. Un peu plus loin, en citant ce que son partenaire (P. Dagen) a écrit antérieurement, il exprime encore une fois son désaccord radical : ’c’est totalement faux’, qui comporte un «axiologique négatif» dont l’emploi discursif peut constituer une sorte d’injure94. En réponse à l’attaque de Jean Clair, son partenaire (Philippe Dagen) se lance dans une contre-attaque qui a les marques du désaccord durci. En 014, il commence son tour en considérant l’accusation de son partenaire (’girouette’ et ’caméléonisme’) comme une sorte d’’insulte’. Il recourt à un acte de langage du type ’avertissement’ ou ’menace’ : ’si vous placez le débat dans le registre de l’insulte nous n’avons rien à y gagner et le débat prendra une fin très courte’. Il nous semble qu’il s’agit ici d’une menace pour le contrat du débat, ce qui inquiète l’animateur. Enfin, son désaccord, toujours sous sa forme menaçante, est encore une fois affirmé par l’auto-répétion avec modification morpho-syntaxique : ’le girouéttisme et le caméléonisme je veux croire que c’est un seul dérapage et qu’il n’y en aura pas d’autres, sinon le débat s’arrêtera net’.

Notes
93.

C. Kerbrat-Orecchioni, ’La mise en places’, in Cosnier J. et C. Kerbrat-Orecchioni, (eds.) : Décrire la conversation, Lyon, P.U.L., 1987. p. 334.

94.

C. Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin, 1980, p. 79.