Selon Kerbrat-Orecchioni (1992 : 212), «au sens strict, l’ironie consiste à remplacer une expression dévalorisante (correspondant à ’l’intention réelle’ du locuteur) par son contraire valorisant, ce qui donne à l’énoncé les apparences d’une louange». D’où la problématique d’une distinction de deux types d’«insincérité» :
- le mensonge : L dit A, pense non-A et veut faire entendre A ;
- l’ironie : L dit A, pense non-A et veut faire entendre non-A. 95
Il s’agit d’une contradiction entre les propos tenus et les «informations préalables» sur le locuteur dans le contexte du débat, c’est-à-dire entre ce qui est dit et ce qu’on veut dire. Cette contradiction est une violation de la maxime de ’qualité’ de P. Grice (1975). En outre, le statut de l’ironie est problématique lorsqu’on se focalise sur sa fonction : Brown et Levinson cataloguent l’ironie parmi les réalisations ’off records’ des FTAs, alors que Kasper (1990 : 210-211), Craig et al. (1986 : 458) considèrent qu’elle aggrave plutôt qu’elle n’adoucit la teneur agressive de l’énoncé96. Même si l’ironie fonctionne généralement comme moyen d’envoyer un message de façon indirecte, il est difficile de la considérer nécessairement comme une stratégie de politesse permettant d’atténuer un acte de langage menaçant, car sa fonction interactionnelle dans le discours peut dépendre de l’objet conversationnel et de la façon de parler (intonation, qualité de voix, etc.) du locuteur. Ainsi, lorsque l’expression ironique repose sur des faits (ex. : commentaire sur la météo) et ne porte ni sur le locuteur ni sur l’allocutaire, l’ironie peut être considérée dans un sens affectif positif ou de plaisanterie. Mais si le locuteur exprime ironiquement son désaccord ou une critique sur l’opinion de son allocutaire avec une intonation sérieuse, l’ironie peut avoir pour effet de se moquer sur lui. Dans ce cas, l’ironie n’est plus considérée comme moyen d’atténuer un FTA, mais plutôt de le renforcer, voire de l’aggraver en donnant lieu au sarcasme. C’est le cas notamment de l’exemple ci-dessous, extrait de l’émission «Répliques (22/11/97)», où les participants débattent sur l’art contemporain.
(1) (Répliques 4 : 30-44)
030 C : (...). Ce que je veux dire à propos de Prague, je pourrais le répéter à propos du Québec où je, où j’ai travaillé où je travaille encore si vous allez demander aux Québécois pourquoi ils sont tellement nationalistes vous risquez de vous faire flanquer un coup de poing dans la figure parce que ils savent pourquoi ils sont nationalistes alors moi je trouve un petit peu agaçant pour dire, pour dire le moins de me faire traiter de Pétainiste ou de crypto-pétainiste ou de crypto-fasciste parce que j’ose dire qu’effectivement l’identité française ça existe, et je ne suis pas du côté du Front National quand je dis ça. Par contre lorsque j’entends Monsieur Dagen parler de la peinture française moderne citer Picasso, Matisse, Braque et Bonnard à tour de bras je suis très étonné de voir qu’il ne cite jamais ni Soutine, ni Modigliani,
ni Chagall, ni Pasquin //comme si à force de lire si à force de lire Camille
→ 031 D : //hum ça c’est bien bravo [applaudissements] d’avoir trouvé ça
032 C : Mauclair vous étiez, vous aviez fini par vous laisser influencer
→ 033 D : c’est très fort [peuh]
034 C : par Camille //Mauclair
→ 035 D : //mes compliments
036 F : alors Philippe //Dagen Philippe Dagen
→ 037 D : //mes compliments, je crois qu’il faut quand même pour que les auditeurs de France Culture apprécient le caractère scabreux pour le moins de votre imputation, précisez puisque c’est naturellement ce que vous avez à l’esprit que Soutine, Modigliani, Pasquin et je ne sais pas euh Marc Chagall
je crois, //étaient juifs
→ 038 C : //[applaudissements] à moi d’applaudir à mon tour
039 D : mais bien sûr /donc j’imagine que vous allez probablement m’accuser
→ 040 C : /bravo
041 D : prochainement d’être antisémite
042 F : non mais //Philippe Dagen
043 D : //non mais allez-y, non mais //allez-y allez-y
044 F : //attendez je voudrais intervenir, je voudrais intervenir, je voudrais intervenir Philippe Dagen. Dans votre livre dans votre livre il y a
L’exemple ci-dessus est une partie de la discussion entre les deux débatteurs, qui est entamée en 030 par le long tour de Jean Clair. Ce débatteur affirme que Philippe Dagen ne cite jamais dans son livre certains peintres juifs tels que Soutine, Modigliani, Chagall, Pasquin, etc., en impliquant un doute et un soupçon que son partenaire (Dagen) soit antisémite. A ce propos, Philippe Dagen essaye de l’interrompre par un chevauchement compétitif en 031 et en 035, et il arrive enfin à prendre la parole en 037. Il commence son intervention par ceci : ’hum ça c’est bien bravo [applaudissement] d’avoir trouvé ça c’est très fort [peuh] mes compliments mes compliments’. Cette formule apparaît comme une louange par le recours aux éléments verbaux (’c’est bien, bravo’, ’c’est très fort’), à l’expression performative (’mes compliments’) et à l’élément non-verbal [’applaudissements’]. En réalité, on s’aperçoit sans difficulté qu’il ne s’agit pas d’un véritable compliment, mais d’une expression ironique, car cette formule est une intervention réactive au reproche et à l’accusation de son partenaire, et comporte des éléments para-verbaux (voix sérieuse, peuh). Il s’agit de l’ironie renforcée par des éléments para-verbaux et non-verbaux, dont la présence dans le discours donne lieu au sarcasme, et sa contrepartie est donc forcément motivée par le désaccord radical. Dans cet exemple, ce désaccord formulé par l’ironie est répercuté en écho dans l’intervention de son partenaire (Jean Clair). En effet, celui-ci, en 038 et 040, commence également son tour par l’ironie : ’[applaudissement] à moi d’applaudir à mon tour bravo’. Il est évident que son désaccord repose sur la formulation brutale à travers l’ironie sarcastique renforcée par l’élément non-verbal et éventuellement para-verbale, et l’interruption accompagnée du chevauchement.
Le désaccord durci, même lorsqu’il comporte un ensemble de procédés de renforcement de FTAs, qui mobilisent des éléments verbaux et/ou para-verbaux, ne correspond pas nécessairement au type d’acte de langage ’impoli’ opposé aux formes ’apoli’ et ’poli’ au sens de R. Lakoff (1989). Mais on peut dire sans hésitation que les formes de désaccords que venons d’examiner ci-dessus, telles que l’attaque personnelle, l’acte de langage d’’avertissement’, et le sarcasme, sont ’impolies’ même dans l’interaction du débat.
C. Kerbrat-Orecchioni, La connotation, Lyon, pul, p. 134.
C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 2, Paris, A. Colin, 1992, p. 212.