1.3. Concept de «moi» et types de sociétés

La communication suppose un «cadre participatif» dans une certaine situation discursive, quel que soit le nombre de participants, c’est-à-dire qu’elle implique l’existence de celui qui parle et de celui à qui on parle. Ces interlocuteurs ont un comportement langagier différent d’une société à l’autre, au point que la parole est «un héritage purement historique du groupe, le produit d’un usage social de longue date»102. La notion d’individu par rapport au groupe est un des éléments qui indiquent la différence de reconnaissance la plus fondamentale selon que la société est occidentale ou orientale.

On sait que la société occidentale s’est construite pour ainsi dire sur la base de l’individualisme103 qui est un courant de pensée descendant de l’humanisme, idée qui met l’homme au centre de la pensée et qui respecte donc la dignité humaine et la personnalité d’un individu. Dans cette société, il est naturel que le «moi» ne soit pas une des parties qui constituent le «nous», mais le centre du «nous», dans la mesure où ce dernier ne peut exister sans le moi. C’est-à-dire que tout est significatif quand «je» suis au monde, puisque le monde sans le «moi» n’a pas de sens. Donc, si l’on n’a pas sa propre personnalité susceptible de se distinguer de celle des autres, le «moi» n’est qu’une partie du «nous», non significative et sans caractère particulier. Ainsi, étant donné que le sens de l’existence du «moi» ne peut être trouvé que dans la propre personnalité que le «moi» peut avoir, le «moi» est donc censé devoir se différencier des autres. Cette personnalité propre au «moi» peut être respectée en tant qu’être humain par les membres d’une société donnée en dépassant les différences individuelles telles que l’âge, la position sociale, la classe, la richesse, la pauvreté, etc. Il serait donc difficile de dire que les opinions d’un individu sont étouffées ou négligées par d’autres membres d’une société, sous prétexte qu’elles soient différentes de celles du groupe. Mais au contraire on peut dire qu’il s’agit d’un type de société où la diversité est en général acceptée entre ses membres. Dans cette société, les relations interpersonnelles sont fondées sur l’égalité entre les membres, et cette égalité repose sur le principe du respect mutuel, bien qu’elle soit largement fonction des types de l’interaction et de divers facteurs tels que la «distance sociale» et/ou le «pouvoir» de chacun des membres104.

En revanche, à la différence du principe d’égalité et de la pensée «moi-centrique» de la société occidentale, les sociétés orientales comme en Chine, au Japon, en Corée, etc. s’orientent vers l’idée «nous-centrique» qui suppose des distinctions entre leurs membres selon l’âge, le sexe, le statut social, sous l’influence du confucianisme. Leur relation ne repose pas sur une position égale, mais sur la hiérarchie. Dans ces sociétés, le «moi» fait partie du «nous», dans la mesure où le «moi» ne peut exister sans le «nous». Ainsi, le «moi», qui un constituant de «nous», doit être attentif aux autres, qui sont également des constituants incontournables du «nous». Le «moi» doit être attentif en particulier à la façon dont les autres le considèrent, et doit veiller à la manière de vivre avec eux d’une façon harmonieuse. En ce sens, les membres considèrent que le «nous» est primordial sur le «moi», et une personnalité différente de celle des autres est difficilement acceptée dans la société orientale. Pour obtenir une certaine homogénéité, il faudra une contrainte primordiale et coercitive telle que l’harmonie et le respect. Ainsi, plus quelqu’un a une personnalité forte, plus il est exclu et rejeté de son groupe. Pour qu’un individu vive dans l’harmonie avec les autres, les membres font pression sur lui. Cela implique que l’individu ne doit pas se différencier des autres. En dépit de cette contrainte socio-culturelle, il arrive qu’un individu veuille se démarquer des autres membres, et être reconnu comme meilleur. C’est la nature humaine commune aux sociétés occidentale et orientale. En tout état de cause, ils cherchent sans cesse un moyen de paraître meilleur que les autres.

Notes
102.

E. Sapir, Le langage : Introduction à l’étude de la parole, Petit Bibliothèque Payot, 1970, p. 8.

103.

Sur la distinction de l’«individualisme» et du «collectivisme», voir C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 3, Paris, A. Colin, 1994, p. 96.

104.

Sur ces facteurs contextuels dans les interaction verbales, voir :

- Brown et Levinson, ’Universals in language use : Politeness phenomena’, in Goody, (ed.) : Question and Politeness. Strategies in social interaction, Cambridge, C.U.P., 1978.

- Brown et Levinson, Politeness. Some universals in language use, Cambridge, C.U.P., 1987.

- C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 2, Paris, A. Colin, 1992.