6.2. Procédés du face-work117

Lorsque l’on considère que la politesse se réalise par un ensemble de stratégies que les interlocuteurs emploient pour éviter les FTAs ou minimiser leur caractère menaçant, ces stratégies désignent les procédés du face-work au sens que Goffman (1974 : 15) définit comme «tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même)». Ces procédés sont considérés par Kerbrat-Orecchioni (1989a : 163) comme «une tentative pour concilier le caractère intrinsèquement menaçant des actes de langage».

Pour Brown et Levinson, l’inventaire et la description de ces stratégies sont regroupés dans la «politesse positive», la «politesse négative», et l’«off record». Le choix d’une de ces stratégies est, notent Brown et Levinson (1987 : 74), fonction des trois facteurs suivants :

  1. the ’social distance’ (D) of S and H (a symmetric relation)

  2. the relative ’power’ (P) of S and H (an asymmetric relation)

  3. the absolute ranking (R) of impositions in the particular culture.

La considération de ces facteurs est utile pour comprendre la nature d’un acte de langage à l’intérieur d’une société. Ainsi, la gravité de l’acte de désaccord est reconnue différemment selon le type de relation interpersonnelle dans la communauté et elle varie d’une communauté à l’autre. Il n’est pas rare d’entendre les interlocuteurs français dire ’je ne suis pas d’accord avec vous’, dans la conversation ordinaire. En revanche, les interlocuteurs coréens évitent ce type de formule directe et explicite dans la conversation et même dans le débat qui constitue notre corpus, sauf s’ils ont une antipathie pour leur partenaire. Cela revient à dire que le désaccord direct et explicite implique en général l’hostilité en Corée118.

En ce qui concerne la catégorie des stratégies de politesse, on peut l’approcher dans le sens de Kerbrat-Orecchioni (1996 : 54) qui, en introduisant la notion de FFA, clarifie l’opposition de la «politesse négative» et de la «politesse positive» qui restent confuses chez Brown et Levinson. Pour elle, la politesse négative est un procédé d’atténuation qui consiste à éviter de produire un FTA concernant la face négative (ex. : ordre, requête, etc.) ou positive (ex. : critique, désaccord, etc.) du destinataire, et à en adoucir par quelque procédé la réalisation. Ainsi, étant donné que l’acte de désaccord se présente en coréen comme FTA, il s’agit en grande partie de diverses stratégies de politesse négative. Ces stratégies correspondent en général aux procédés du face-work que Goffman appelle «la figuration d’évitement»119 et «la figuration de réparation»120. En revanche, la politesse positive désigne certains types d’actes de langage qui consistent à produire des FFAs, tels qu’offre, invitation, compliment, remerciement, formule votive ou de bienvenue, salutation, excuse, etc.

Les procédés d’atténuation se concrétisent par les divers matériaux sémiotiques verbaux, paraverbaux, et non-verbaux dans le type d’interaction verbale qui constitue notre corpus. La communication humaine est marquée tout d’abord par les aspects paraverbaux tels que le débit, le ton de la voix, les intonations, etc. Ces éléments jouent en fait un rôle crucial. Ils peuvent adoucir ou durcir un énoncé du locuteur, car ils ont pour fonction d’exprimer l’état d’émotion, ou l’attitude envers le partenaire, ou le contenu de son intervention. L’expression de l’émotion est souvent marquée par un débit ’rapide’, un ’haut’ ton vocal, et/ou une courbe mélodique. Elle est regardée en Corée comme valeur négative et surtout dans l’interaction formelle. En ce sens, les éléments paraverbaux sont des facteurs incontournables pour la configuration de l’énoncé du locuteur.

Quant aux procédés verbaux, nous allons nous en tenir au principe de classification proposé par Kerbrat-Orecchioni (1992 : 195-233 ; 1996 : 55-59), qui repose sur deux procédés opposés : procédés «substitutifs» et procédés «accompagnateurs». Les procédés substitutifs consistent à remplacer la formulation qui est ou peut être menaçante par une autre plus ’douce’. Ainsi, il arrive, dans notre corpus, que les interlocuteurs expriment leur désaccord en ayant recours à une forme indirecte au lieu de l’assertion explicite. Ils la remplacent parfois par un acte de langage moins assertif tel qu’une forme interrogative. Ils recourent également aux «désactualisateurs» modaux et personnels, qui permettent de mettre à distance la réalisation de l’acte de langage en question. C’est le cas notamment du «conditionnel» qui se réalise parfois par l’ajout de morphème (’-myôn’), du « (forme humble de ’je’) de modestie» et des «appellatifs» suivis par le suffixe honorifique (’-nim’), et éventuellement de la «litote». D’autre part, les participants peuvent adoucir la formulation d’un FTA, en recourant aux «procédés accompagnateurs» :

  1. un énoncé «préliminaire» qui précède l’acte de langage en question,

  2. les «réparations» (l’excuse et la justification),

  3. les «minimisateurs» qui ont pour fonction de réduire la menace,

  4. les «modalisateurs» qui ont pour fonction de donner des allures moins péremptoires,

  5. les «désarmeurs», qui ont pour fonction de désamorcer une réaction négative possible de la part du destinataire de l’acte.

  6. les amadoueurs, (sortes de «douceurs»).

Parmi les procédés ci-dessus, (c), (d), et (e) sont plus fréquents dans notre corpus coréen, alors que (a) et (b) sont assez rares, et (f) est systématiquement absent.

Notes
117.

Cf. – C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales tome 2, Paris, A. Colin, 1992, pp. 195-227.

- C. Kerbrat-Orecchioni, La conversation, Seuil, coll. «Mémo», 1996,, pp. 55-59.

118.

Cf. H.-M. Sohn, Linguistic expeditions, Séoul, Hanshin Publishing Co., 1986, p. 460.

119.

E. Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 17.

120.

Ibid., p. 24.