1.2.2. Chevauchement et interruption

Le tour de parole fonctionne comme un mécanisme de coordination des activités discursives, qui repose sur le principe que ’chacun parle à son tour’. L’alternance des tours entre les participants est coordonnée à la TRP (’Transition Relevance Place’) qui se produit quand le «locuteur en place»122 arrive à la fin du tour. Cette place transitionnelle peut être indiquée non seulement par des éléments syntaxiques et sémantiques, mais aussi par des éléments de para-verbaux et nonverbaux (intonation, regard et geste)123.

Les tours de parole ne s’échangent pas toujours selon ce principe d’alternance, mais ils se produisent aussi sous forme de déviations tels que ’gaps’ et ’overlaps’. En ce sens, on peut admettre avec Lacoste (1992 : 58) qu’ils ont une configuration dans laquelle «plusieurs catégories de ’tours de parole’ ont été distinguées : les tours juxtaposés (c’est le cas ’ordinaire’ où il y a succession sans chevauchement ni silence), les chevauchements, les énoncés simultanés (lorsque deux locuteurs ne respectent pas la séquence), les inserts (pour désigner de brefs énoncés n’interrompant pas l’énoncé en cours)»124. Les chevauchements peuvent se produire en trois places du tour du locuteur en cours : d’abord au début du tour, ensuite au milieu du tour, enfin à la fin du tour. En ce qui concerne notre corpus coréen, les chevauchements se produisent dans 114 tours (16%) sur 724, nombre total des tours. Les chevauchements au début du tour ont lieu dans 16 tours (14%), ceux en milieu de tour dans 43 tours (38%), et ceux en fin du tour dans 55 tours (48%). Les chevauchements en fin du tour sont les plus fréquents dans notre corpus. Ils sont une forme de violation qui est due à l’anticipation erronée sur la fin du tour et sur la TRP. Ils s’introduisent pour la plupart dans une ou deux syllabes de la TRP, telles que //-issûpnida (’être’), //-ilôhke bopnida (’voir ainsi’)125, etc. Les chevauchements en début de tour, les moins fréquents, se présentent comme un démarrage simultané qui se réalise quand deux interlocuteurs commencent presque en même temps leur tour

de parole dans une «pause inter» juste après la TRP du locuteur en cours, comme dans le cas de «trilogue» ou de «polylogue». Ce type de chevauchements a lieu notamment dans les échanges de salutation lors des séquences d’ouverture et de clôture. Quand l’animateur salue ses deux invités au cours de son intervention initiative, ceux-ci émettent leur intervention réactive en même temps. En tout état de cause, il est évident que ces deux types de chevauchements sont produits par inadvertance. Les chevauchements en milieu de tour, quant à eux, peuvent être classés en deux catégories : ceux qui se placent en début d’énoncé ou après une TRP dans le tour du locuteur en cours ; ils ont lieu dans 16 tours. Ils sont probablement dus à une anticipation erronée. Les autres qui apparaissent dans 27 tours sont les plus fréquents et se produisent en milieu d’énoncé ; ils sont de vrais chevauchements. Ils peuvent être considérés comme délibérés, dans la mesure où le locuteur suivant commence à parler au cours du tour du locuteur en cours. On peut dire qu’ils sont motivés par l’interruption. Ainsi, les chevauchements ont une motivation différente, soit involontaire, soit délibérée selon la place où ils se situent dans le tour.

L’interruption peut être interprétée comme une tentative d’intervenir au cours du tour de parole du locuteur en place. Elle a le chevauchement comme marqueur explicite lorsqu’elle se produit en milieu de tour mais elle peut également avoir lieu dans une «pause inter» ou une «pause intra» sans être accompagnée de chevauchement. L’interruption se caractérise par les aspects de tour structurels liés aux chevauchements, par l’intention de l’interrupteur (interruption volontaire ou involontaire), et par son contenu. Elle peut être coopérative, conflictuelle ou intrusive. En fait, en coupant la parole d’un locuteur on la lui prend et on menace donc la face. Ce caractère menaçant de l’interruption est perçu différemment d’une communauté à l’autre. En ce qui concerne l’attitude coréenne, on s’en tiendra à l’exemple (1) qui montre une interruption accompagnée d’une excuse :

(1) (Jipjung 9 : 110-111)

  • 110 Kim : (...),tchôbôldo //jedêlo an doeko (...)

  • contrainte légale bien ne pas être

  • → 111 Soo : //kû malssûm kûmalssûm jung-e joesonghapnida-man, (...)

  • kû parole parole mileu-à excuser-mais

  • Traduction

  • 110 Kim : (...), [les politiciens corrompus] ne reçoivent

  • pas //bien une contrainte légale, (...)

  • → 111 Soo : //excusez-moi de vous interrompre, mais (...)

Dans l’exemple (1), le locuteur (Soo) éprouve le besoin de s’excuser de son interruption même dans le contexte de débat où elle peut être attendue par le contrat de conversation. De ce fait, on peut dire par ricochet que la société, à laquelle il appartient, considère l’interruption comme une infraction ou une déviance non souhaitable, à la différence de ce qui se passe en France où l’on fait preuve d’«une grande tolérance envers les interruptions»126. La violation peut se faire dans le but de prendre la parole ou de changer de topique pour développer la propre opinion de l’interrupteur dans un contexte de désaccord avec le tour précédent du partenaire. C’est le cas de l’interruption délibérée qui se présente comme une infraction au droit du locuteur en place.

Notes
122.

Nous traduisons ’current speaker’ par le ’locuteur en place’.

123.

Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales tome 1, Paris, A. Colin, 1990, pp. 165-169.

124.

M. Lacoste, ’Introduction : Interaction et médiatisation’, in Périn P. et M. Gensollen (eds.) : La communication plurielle, Paris, La Documentation française, 1992, p. 58.

125.

// : marque de chevauchement

126.

Cf. – C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales tome 1, Paris, A. Colin, 1990, p. 176.

- D. André-Larochebouvy, La conversation quotidienne : introduction à l’analyse sémiolinguistique de la conversation, Paris, Hatier, 1984, p. 130.