4.2.2. Ani

La particule ’ani’ est un marqueur d’opposition qui est utilisé le plus souvent en début de tour de parole dans notre corpus. Il signifie littéralement, d’une part, une réponse négative telle que ’non’ en français, et d’autre part, il fonctionne comme exclamatif qui met en relief ce qui suit (le mot et l’énoncé), la surprise ou le doute135, comme le montrent les exemples suivants :

  • L1 : nô olkôni ? (’tu vas venir ?’)

  • L2 : ani moska. (’non, je ne peux pas.’)

ou

  • L1 : oshilkôji-yo ? (’vous allez venir ?’)

  • L2 : ani-yo moska-yo. (’non je ne peux pas.’)

Ci-dessus, ’ani’ et ’ani-yo’de L2 sont un morphème qui a pour fonction d’entraîner une réponse négative (’je ne peux pas aller’). La particule ’ani’ s’emploie seulement entre égaux et intimes, sinon on utilise ’ani-yo’ où le suffix ’-yo’ est une marque déférentielle. Dans ce cas, ’ani’ ou ’ani-yo’, constituant une paire d’opposition avec le morphème ’ye’ (’oui’), préfacent pour l’interlocuteur une réaction négative à venir.

En d’autres cas, la particule ’ani’ n’est plus destinée à donner un sens négatif, mais à manifester la surprise ou le soulignement du mot ou de l’énoncé qui suivent. Ainsi, pour renforcer un mot dans la phrase, on utilise le morphème (’ani’) juste avant ce mot :

  • L : i yak-ûn muikhada, ani hêlopda.
    (’ce remède est inutile, voire nuisible’)

Ici, ’ani’ qui correspond au mot français ’voire’, n’est pas le morphème de négation qui nie le verbe qui suit hêlopda (’être pernicieux’), mais il met plutôt l’accent sur ce mot, sans le sens négatif. De même, pour le cas d’une surprise, le morphème ’ani’ correspond à quelques interjections françaises, telles que ’ah’, ’tiens’ ou ’quoi’ :

  • ani jane ikun ! (’ah te voilà !’)

  • ani X aninka ! (’tiens voilà X !)

  • ani kalyôna ! (’quoi tu pars !’)

Mais lorsque le morphème ’ani’ se trouve dans un contexte de discussion, il serait difficile de le considérer comme un morphème manifestant la surprise ou le soulignement. Il fonctionne plutôt comme un morphème qui renforce l’idée ou l’opinion négative du locuteur lui-même à propos de celle que l’interlocuteur a proposée dans son tour. En d’autres termes, il s’agit donc, ici, de la fonction de ’ani’ comme marqueur d’opposition qui insiste sur la proposition oppositionnelle avec la précédente :

(1) (Tolon 2 : 161-164)

  • 161 Son : kûlôhke ne sônûilo boko tto sôlo midko /shinloehal su issûn

  • comme ça oui bonne foi regarder et mutuellement croire confier pouvoir être

  • 162 Kim : /kûlomyo

  • bien sûr

  • 163 Son : sahoela-myôn uli-ka ôlmana johkessûp-nikka. [usûm]

  • société-si nous-SN combien être content-TQ

  • → 164 Kim : ani kûlôhke kadolok nolyôkhago jedo jatche-lûl kûlôhke

  • non comme ça aller s’efforcer système lui-même-SA comme ça

  • mandûlô yajyo.

  • devoir faire

  • (TQ : terminaison conclusive interrogative ; SN : suffixe de cas nominatif)

  • Traduction

  • 161 Son : s’il s’agit d’une société où l’on se regarde comme ça de bonne foi et où l’on se croit mutuellement /et où l’on peut se confier,

  • 162 Kim : /bien sûr

  • 163 Son : ne sommes-nous pas heureux ?

  • → 164 Kim : non, on doit s’efforcer, et il faut faire le système lui-même pour cela.

L’extrait ci-dessus montre le conflit, engagé dans échanges précédents, entre l’animatrice (Mme Son) et son invité (M. Kim). Mme Son exprime un doute en 161 à propos de l’argument de Kim, voire du mépris, sous forme de question exclamative. Sur ce, Kim, en 164, commence avec ’ani’ son tour d’opposition, dans lequel il réplique à son interlocuteur qu’il faut s’efforcer d’établir le système lui-même pour construire une société où les membres peuvent se faire confiance mutuellement. Cette désapprobation est marquée en début de tour par la présence d’’ani’. Il est évident que la particule ’ani’ fonctionne, d’une part, comme un marqueur d’opposition qui indique, en début de tour, le désaccord à venir, et d’autre part, comme un moyen de faire arrêter le tour de parole du partenaire ou/et d’initier celui du locuteur (’turn-initiating device’), avant de présenter généralement des opinions contrastives. Or ’ani’ est suivi par le désaccord radical, comme le montre l’exemple (2), extrait de l’émission «Jipjung Tolon» où les participants s’opposent sur la gestion des sources d’eau minérale potable qui surgissent naturellement de la terre, dans la montagne ou dans la vallée. Il s’agit ici d’une discussion entre l’animateur (Tchoe) et le débatteur (Yun). Comme celui-ci ne met l’accent que sur l’examen régulier de la qualité de l’eau, l’animateur lui réplique immédiatement en marquant un désaccord radical.

(2) (Jipjung 6 : 239)

  • 239 Tchoe : //ani sujil kômsa-lûl bêknal hêbo-myôn musûn soyong issnûnya

  • non qualité d’eau examen-SA cent jours faire-si quel utilité être

  • ikôyeyo, 30 mit’ô ane hwajangshil-i issô bôli-myôn maltsang

  • 30 mètre à l’intérieur toilette-SN être si maltsang

  • hôskôjiyo.

  • être en vain

  • (SN : suffixe de cas nominatif)

  • Traduction

  • 239 Tchoe : //non, qu’on examine des centaines de fois la qualité de l’eau, à quoi cela sert-il, c’est complètement en vain s’il y a des toilettes dans les 30 mètres.

Dans l’extrait ci-dessus, en lançant le marqueur d’opposition ’ani’, l’animateur interrompt le tour de son invité (Yun), qui n’est pas arrivé à la place transitionnelle, et initie l’opposition avec lui. Son désaccord écrase l’argument de Yun, en disant que toutes ces analyses sont inutiles, s’il y a des toilettes dans les 30 mètres. Cet argument repose sur la notion de toilettes ’traditionnelles’, qui peuvent provoquer des infiltrations dans l’eau souterraine ou dans l’eau minérale potable. En revanche, l’argument de Yun, qui repose plutôt sur la notion ’moderne’, s’y oppose un peu plus loin, en émettant ’ani’ :

(3) (Jipjung 6 : 252-256)

  • → 252 Yun : ani je-ka sênghakilonûn /jikûm hwajangsil-ûn kôûi da milp’yedoe

  • non moi-SN penser maintenant toilette-SN presque tout être fermé

  • 253 Tchoe : /ne

  • oui

  • 254 Yun : issûn kongkan-e issûn hwajangsi-lip-nida, /kûlohki ttêmune kûnyang

  • être espace-à toilette-être-TD tel parce que comme cela

  • 255 Tchoe : /ye

  • oui

  • 256 Yun : notchônedaka ilôhke dêsobyôn-ûl hanûn kôs-i dô munjeji kû

  • plein air tel ses besoins-SA faire chose-SN plus être problème kû

  • hwajangsil jatche-ka munje-ka doenûn kô-nûn anilanûn yêkijyo.

  • toilette elle-même-SN problème-SN devenir chose-SN n’être pas

  • (TD : terminaison conclusive déclarative ; SA : suffixe de cas accusatif ; SN : suffixe de cas nominatif)

  • Traduction

  • → 252 Yun : non à mon avis /de nos jours les toilettes sont presque toutes fermées

  • 253 Tchoe : /oui

  • 254 Yun : hermétiquement, /donc on peut dire que le fait qu’on fasse ses besoins en

  • 255 Tchoe : /oui

  • 256 Yun : plein air, c’est un problème plus grave que les toilettes elles-mêmes.

Dans l’exemple (4), M. Yun commence en 252 son tour de parole avec le marqueur d’opposition (’ani’), afin de réfuter l’argument de l’animateur. Son désaccord porte sur le référent différent du même terme ’toilettes’, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas des toilettes elles-mêmes qui sont bien fermées hermétiquement, mais plutôt du fait qu’on fait ses besoins dans les champs près de la source de l’eau minérale. On peut donc dire que pour montrer la prise de position discordante avec le partenaire, les interlocuteurs coréens utilisent, en début de tour, le morphème ’ani’. Celui-ci montre la cohérence contrastive des opinions entre les interlocuteurs par l’utilisation mutuelle de ce marqueur, comme le montre l’exemple suivant :

(4) (Tolon 2 : 250-254)

  • 250 Kim : kiôp hanûn salamdûl-i jayuhwa-ka dwê issôsô, kiôp hanûn

  • entreprise gérer gens-SN libéralisation-SN être entreprise gérer

  • salamdûl-i bujông kongmuwôn-hant’e don kajdajunûn iyu-nûn,

  • gens-SN malhonnête fonctionnaire-à argent donner raison-SN

  • → 251 Son : ani manhi bôlko jôkke bôlôssdako shinko ha-myôn ôttôgke hap-nikka ?

  • non beaucoup gagner un peu gagner déclarer faire-si comment faire-TQ

  • → 252 Kim : ani kûkôl nê-ka malssûm dûlijanhayo. //kûkô-nûn semu

  • non c’est je-SN parole donner cela-SN administration fiscale

  • 253 Son : //sebôp-ûlo

  • loi fiscale-SF

  • 254 Kim : kongmuwôn-ûi munjeji uliûi munje-ka ani-da, ilôn yêki

  • fonctionnaire-de problème notre problème-SN n’être pas-TD tel parole

  • ip-nida, nê-ka bokienûn

  • être-TD je-SN voir

  • (TD : terminaison conclusive déclarative ; TQ : terminaison conclusive interrogative ; SF : suffixe fonctionnel spécial ; SN : suffixe de cas nominatif)

  • Traduction

  • 250 Kim : étant donné que les gens qui gèrent l’entreprise sont libéralisés, la raison pour laquelle ils donnent de l’argent aux fonctionnaires corrompues est,

  • → 251 Son : non, si les gens qui gagnent beaucoup d’argent déclarent seulement une partie de leurs revenus, alors comment faire ?

  • → 252 Kim : non, ce dont je parle. //c’est le problème des fonctionnaires du fisc, mais

  • 253 Son : //par la loi fiscale

  • 254 Kim : ce n’est pas notre problème, ce n’est pas la peine de nous inquiéter trop, c’est ce que je veux dire, à mon avis.

L’exemple ci-dessus est extrait de l’émission «Tolon Madang», où les participants débattent sur le système nominatif des comptes bancaires. Ici, c’est une partie de la discussion entre l’animatrice (Son) et son invité (Kim) : l’argument précédent de Son est que ce ne sont pas seulement des politiciens et des fonctionnaires qui font des fraudes, mais qu’il se peut aussi qu’il y ait des industriels, argument auquel Kim s’oppose en 250. Lorsque ce dernier essaie d’attribuer aux fonctionnaires malhonnêtes la cause des fraudes des industriels, l’animatrice l’interrompant en 251 avec le marqueur d’opposition ’ani’, fait la remarque, sous forme d’interrogation, que les industriels peuvent faire de fausses déclarations de revenus. A ce propos, Kim la réfute également avec ’ani’, en disant qu’il ne s’agit pas de leur problème, mais de celui des fonctionnaires du fisc. Ici, il nous semble que les ’ani’, utilisées par ces deux interlocuteurs, mettent différemment l’accent dans leurs tours. C’est-à-dire que ’ani’ dans le tour de l’animatrice est focalisé sur la prise de parole, alors que ’ani’ dans le tour de Kim est orienté plutôt vers une expression du désaccord direct.

Notes
135.

Cf. H.-S. Lee, Kukô sajôn [Dictionnaire de la langue coréenne], Séoul, Min Jung Sôlim, 1991.