3.1. Question : formulation indirecte

3.1.1. L’ambiguïté

L’assertion, la question et l’ordre sont, comme le disent Benveniste (1966 : 130) et Levinson (1987), les trois principaux types d’actes de langage qui sont omniprésents dans bien des communications humaines. Parmi ces trois actes, «l’acte de question est, note Kerbrat-Orecchioni (1991 : 10), à coup sûr le plus intrinsèquement interactif, ou du moins ’dialogal’, en ce sens que sa réalisation implique très fortement l’autre (destinataire de l’acte de langage)»143. Mais quant à la force illocutoire d’une question, on peut admettre qu’elle est plus ou moins ambiguë, dans la mesure où une seule et même forme interrogative peut correspondre à deux types de questions différents144 :

  1. Qui veut la guerre ?

  2. Pouvez-vous venir me voir ?

L’exemple (A) peut être à la fois une question d’information et une question rhétorique, de même que (B) peut être tout aussi bien une demande d’information qu’une demande d’action. Cette ambiguïté est identifiable dans notre corpus. L’exemple (1) ci-dessous en est l’illustration, extrait de l’émission «Tolon Madang», au cours de la discussion entre l’animatrice (Son) et le débatteur (Kim). La discussion éclate lorsque Kim présente en 242 son opinion selon laquelle il faut abolir le système nominatif des comptes bancaires et empêcher les fraudes en s’attaquant au mal au coeur même du pouvoir et en allant au fond de la corruption :

(1) (Tolon 2 : 242-254)

  • 242 Kim : (...) kûlôhda-myôn wanjônhi p’yejiha-ko nê-ka je-ka jikûm

  • être cela-si complètement abolir-et je-SN je-SN maintenant

  • malssûmdûlin delo jomdô kûnbonjôkin kû kwônlyôk-ûi hêkshim tsok-ûlo

  • dire comme plus fondamental kû pouvoir-de centre vers-SF

  • bu’ye-ûi hêkshim tsok-ûlo kasô makaya doenda ilôn sêngkakip-nida.

  • corruption-de centre vers-SF aller empêcher devoir tel penser-TD

  • → 243 Son : bup’ê-ui hêkshim tsok-ûlo kasô maknûn bangbôp-i ôttônke

  • corruption-de centre vers-SN aller empêcher manière-SN quel

  • //isskessûp-nikka ?

  • être-TQ

  • 244 Kim : //maknûn ke usôn jôngtchijakûm bôpilan ke issko, /kû daûme

  • empêcher chose d’abord fonds politiques loi chose être euh ensuite

  • 245 Son : /ye

  • oui

  • 246 Kim : bujôngbup’ye bangji bôpila hêsô, kongmuwôn-iladûnka, kowi

  • corruption empêche loi fonctionnaire-et haut

  • kongmuwôndûl-ûi jêsan dûnglok-ûl ha-ko, kûkôljosa hake hanûn

  • fonctionnaires-de fortune inventaire-SA faire-et, enquête faire

  • bangbôp, mikuk, hongkong-e kûlôn ke issôyo. Hongkong-e

  • façon Etat-unis, Hon-Kong-en tel chose être Hong-Kong-en

  • kûlôn jedo-ka issûp-nida.

  • tel système-SN être-TD

  • 247 Son : kûlôhjiman bujôngbup’ye-lanûn kôs-ûn jongtchiin-kwa kokûp

  • mais corruption chose politicien-et haut

  • kongmuwôn-mani hanûn kôs-ûn //anikôdûn-yo.

  • Fonctionnaire-seulement faire chose n’être pas-TD

  • → 248 Kim : //kûlôm nuka issûp-nikka ?

  • eh alors qui être-TQ

  • 249 Son : kiôp hanûn salamdûl-do issûl su iss-ko,

  • entreprise gérer gens-aussi pouvoir-et

  • 250 Kim : kiôp hanûn salamdûl-i jayuhwa-ka doe issô-sô, kiôp

  • entreprise gérer gens-SN libéralisation-SN être entreprise

  • hanûn salamdûl-i bujông kongmuwôn-hant’e don kachdajunûn

  • gérer gens-SN malhonnête fonctionnaire-à argent donner

  • iyu-nûn,

  • raison-SN

  • → 251 Son : ani manhi bôlko jôkke bôlôssdako shinko hamyôn ôttôgke hap-nikka ?

  • non beaucoup gagner un peu gagner déclarer si comment faire-TQ

  • 252 Kim : ani kûkôl nêka malssûm dûlijanha-yo. //Kûkô-nûn semu

  • non c’est je parole donner-TD cela-SN administration fiscale

  • 253 Son : //sebôp-ûlo

  • loi fiscale-SF

  • 254 Kim : kongmuwôn-ûi munjeji uliûi munje-ka ani-da, ilôn yêki ip-nida,

  • fonctionnaire-de problème notre problème-SN n’être pas-TD tel parole être-TD

  • nê-ka bokienûn.

  • je-SN voir

  • (TD : terminaison conclusive déclarative ; TQ : terminaison conclusive interrogative ; SN : suffixe de cas nominatif ; SF : suffixe fonctionnel spécial ; SA : suffixe de cas accusatif)

  • Traduction

  • 242 Kim : (...) s’il en est ainsi, après avoir aboli [le système nominatif des comptes bancaires], comme je vous le disais à l’instant, je pense qu’il faut essentiellement empêcher [les fraudes] au centre du pouvoir, le centre de la corruption.

  • → 243 Son : comme manière d’empêcher au centre de la corruption,

  • Qu’y //aura-t-il ?

  • 244 Kim : //comme moyen de l’empêcher, il y a d’abord la loi sur les fonds politiques, /et ensuite la loi préventive de la corruption, comme on

  • 245 Son : /oui

  • 246 Kim : l’appelle, qui est la façon dont on fait déclarer et examiner les fortunes des fonctionnaires, des hauts fonctionnaires, cela existe aux Etats-Unis, à Hong Kong, il y a ce système à Hong Kong.

  • 247 Son : mais pour ce qui est de la corruption, il ne s’agit pas seulement des politiciens et des hauts fonctionnaires

  • → 248 Kim : eh bien qui sont-ils ?

  • 249 Son : ça peut être même ceux qui gèrent des entreprises,

  • 250 Kim : étant donné que les gens qui gèrent les entreprises sont libéralisés, la raison qu’ils donnent de l’argent au fonctionnaire corrompu est,

  • → 251 Son : non, si les gens qui gagnent beaucoup d’argent déclarent seulement une partie de leurs revenus, alors comment faire ?

  • 252 Kim : non, ce dont je parle. //c’est le problème des fonctionnaires du fisc, mais

  • 253 Son : //par la loi fiscale

  • 254 Kim : ce n’est pas notre problème, ce n’est pas la peine de nous inquiéter trop, c’est ce que je veux dire, à mon avis.

L’exemple ci-dessus comporte trois questions marquées par une flèche, dont deux sont posées par l’animatrice, et l’autre, par le débatteur. Elles ont toutes la terminaison conclusive interrogative ’-nikka’. La première question est posée en 243 par l’animatrice (Son) : bup’ê-ui hêkshim tsok-ûlo kasô maknûn bangbôp-i ôttônke isskessûp-nikka ? (’Qu’y aura-t-il comme moyen d’empêcher la corruption en son centre même ?’). Cette question est construite par la répétition de ce qui est dit par son partenaire (Kim) dans le tour immédiatement précédent (bup’ê-ûi hêkshim tsok-ûlo kasô makaya doenda : ’il faut empêcher la corruption en son centre même’). Il s’agit d’une «reprise diaphonique», et à proprement parler d’une activité de reformulation145, dans la mesure où l’élément réitéré ’bup’ê-ûi hêkshim tsok-ûlo kasô’ réapparaît dans la séquence de Son, avec la modification de la forme assertive en une forme interrogative. Le débatteur (Kim) dit en 242 qu’il faut empêcher la corruption en son centre et à ce propos, en 243, l’animatrice (Son) pose aussitôt une question sur le problème d’un ’moyen’ d’empêcher la corruption, en reformulant une partie de l’énoncé précédent de Kim. Cette question est donc une interrogation partielle qui demande une information sur un moyen plus concret d’empêcher la corruption en son centre : ’bup’ê-ui hêkshim tsok-ûlo kasô maknûn bangbôp’. Mais il semble qu’elle puisse aussi être considérée comme une question rhétorique ayant un caractère d’assertion indirecte : ’il n’y aura pas d’autre moyen efficace d’empêcher la corruption, que le système nominatif des comptes bancaires’. Cette question est posée par l’animatrice qui est convaincue que ce système est nécessaire pour la justice économique, alors que le débatteur (Kim) soutient son abolition durant la discussion. Cette interprétation apparaît nettement bien dans les échanges subséquents de ces deux interactants. Dans la réponse à cette question, Kim propose en 244 comme moyen possible d’empêcher la corruption, la loi sur les fonds politiques et la loi préventive de la corruption qui existent dans la société coréenne. Bien que cette intervention apparaisse comme une réponse à la vraie question, il nous semble qu’elle fonctionne en réalité comme une réplique146 qui mine le contenu que la question rhétorique présuppose : ’il n’y aura pas d’autre moyen efficace d’empêcher la corruption que le système nominatif des comptes bancaires’. L’instant d’après, l’animatrice (Son) réfute à nouveau en 247 l’argument de son partenaire en disant que ’ce ne sont pas seulement les politiciens et les hauts fonctionnaires qui fraudent’. Sa réfutation porte sur le fait que des chefs d’entreprise aussi commettent des fraudes. Pour eux, il ne faut pas abolir le système nominatif des comptes bancaires, et cet argument concorde avec le fond de sa question initiale et avec son assertion indirecte.

En ce qui concerne la deuxième question, elle est due à la réfutation de Mme Son en 247, et est produite en 248 par le débatteur (Kim) : kûlôm nuka issûp-nikka ? (’eh bien qui sont-ils ?’). C’est une question partielle qui peut être considérée à la fois comme une demande d’information et comme une question rhétorique insistante sur ’qui’. Mais il nous semble qu’elle est aussi plus proche d’une question rhétorique qui accomplit la force illocutoire d’assertion indirecte (’il n’y a personne : ce ne sont que les politiciens et les hauts fonctionnaires qui sont compromis dans des affaires de corruption’). Il conviendrait d’examiner l’échange subséquent à cette question. L’intervention en 249 de Mme Son (’ça peut être même ceux qui gèrent des entreprises’) peut avoir deux statuts différents de réponse, soit comme un apport d’information, soit comme une réplique. Elle est refusée de nouveau en 250 par Kim qui a posé cette question. On peut difficilement imaginer que l’auteur d’une vraie question refuserait l’information fournie par son interlocuteur et donc, le refus d’information signifie que la question posée dans le contexte de discussion avait un sens rhétorique.

Quant à la troisième et dernière interrogation, elle est posée en 251 par l’animatrice : ani manhi bôlko jôkke bôlôssdako shinko hamyôn ôttôgke hapnikka ? (’non, si les gens qui gagnent beaucoup d’argent déclarent seulement une partie de leurs revenus, alors comment faire ?’). Elle peut être considérée comme une demande d’information mais en fait, elle est plus proche d’une accusation ou d’une inquiétude, car l’argument de son auteur repose sur le fait que les gens qui gèrent les entreprises peuvent également être impliqués dans la corruption en termes de fraudes fiscales. Il est évident que cette interrogation vise à exprimer le désaccord avec le tour de parole de Kim en 250, car elle comporte le marqueur d’opposition (’ani’). Par conséquent, il nous semble que les conditions contextuelles jouent un rôle essentiel pour déterminer un effet de question rhétorique.

Notes
143.

Souligné par l’auteur.

144.

Cf. Gresillon, ’Interrogation et interlocution’, in DRLAV, n° 25, 1981, pp. 70-71.

145.

R. Vion, La communication verbale : Analyse des interactions, Paris, Hachette, 1992, p. 216. : Il distingue la ’reprise’ de la ’reformulation’ : «Nous ne pouvons donc parler de reprise que lorsque l’intervention ou l’acte de langage se limite à la réitération, éventuellement ’codée’, de la séquence. Chaque fois que, dans le même mouvement discursif, l’élément réitéré s’intègre dans un ensemble plus vaste, nous avons tout intérêt à parler de reformulation».

146.

Sur la distinction entre réponse et réplique, voir C. Kerbrat-Orecchioni (1990 : 206) : «parmi les réactions, on distinguera les ’réponses’ au sens strict, qui apportent une information demandée, et les ’répliques’, qui commentent l’énonciation de L1».