3.1.3. Question rhétorique

Le type d’interaction dans lequel la question se produit joue en général un rôle fondamental pour identifier les fonctions de l’acte de langage en question. Dans le débat radiophonique qui constitue notre corpus, lorsque les participants ont des opinions différentes l’un et l’autre, ils posent parfois une question à leur interlocuteur plutôt que de lui dire qu’ils ne sont pas d’accord avec lui. C’est le cas notamment du N-type de question, dont nous avons parlé ci-dessus, qui exprime le doute, le défi, l’opposition ou la contradiction. Il s’agit de la question rhétorique, qui n’a pas la valeur d’une vraie question, d’une véritable demande d’information, car elle attribue à la proposition une valeur positive ou négative. En ce sens, A. Borillo (1978 : 709) la définit comme une forme interrogative qui contient «la suggestion d’une assertion de polarité inverse». Elle est donc, comme le note C. Kerbrat-Orecchioni (1991 : 103 et 102), «la forme extrême que peut prendre une question orientée», où «la valeur de question disparaît au profit de la seule valeur d’assertion». Ce type de question n’est rien d’autre qu’une assertion indirecte et atténuée par la forme interrogative, qui est généralement suivie de la défense et de la justification du locuteur dont la position a été défiée, comme le montre l’exemple suivant :

(3) (Tolon 2 : 026-031)

L’exemple ci-dessus est extrait de l’émission «Tolon Madang» sur le problème de l’abolition du système nominatif des comptes bancaires. Le débatteur (Kim) considère qu’il faut abolir ce système sous prétexte qu’il provoque une inquiétude psychologique au sujet du droit de propriété privée. A ce propos, l’animatrice (Son) réplique en 026 par la question : jôndanghake kkêkkûshake bôlôsô jaki myôngûi-lo jôkûm-ûl handa-myôn, kûke mwô sût’ûlesû-lûl bad-ûl il-i issûl-kkayo ? (’si on gagne justement et proprement de l’argent, et qu’on l’épargne à son nom, est-ce un problème de subir du stress ?’). C’est une question totale qui, comportant le marqueur d’interrogation (’-kkayo’), apparaît comme une forme interrogative demandant une réponse du type oui / non. Mais il s’agit en réalité d’une assertion indirecte qui est réalisée sous forme de question rhétorique : ’ce n’est pas un problème même si on subit du stress’, en modifiant le terme utilisé par son partenaire (’l’inquiétude psychologique’) en son propre terme (’le stress’). Dans la réaction à cette question, Kim commence en 027 son tour de parole avec l’accord mulon kûlôhkessjiyo (’bien sûr, ça peut être comme cela’), qui est une évaluation positive sur l’assertion proposée par l’animatrice (Son) sous forme de question. Il le termine par le désaccord pour justifier et défendre son opinion précédente contre le tour offensif de son partenaire (Son). L’ensemble de ces réactions montre qu’il ne considère pas l’interrogation de son partenaire comme une vraie question, mais l’interprète comme une question rhétorique.

En effet, la question rhétorique se réalise par la forme négative (’interronégative’) et par la forme positive (’interropositive’). Dans l’exemple ci-dessus, l’interrogation en 026 est une question rhétorique positive qui prend un ton interrogatif pour marquer un doute dans le jugement de l’argument de Kim et pour le défier d’une façon indirecte et douce. Elle est donc une forme de désaccord qui se concrétise par l’assertion indirecte. Dans la réponse à cette question, le débatteur (Kim) termine en 029 et en 031 son tour de parole par une interrogation négative : kû hônbôpsang-e mwô sasênghwal-ûi bimil ilôn kôs-ûl jujanghanûn iyu-nûn da kûlôn bonnûngjôkin kô-lûl k’ôbôhê jullako kûlôn kô anikessôyo, kûyo ? (’La raison pour laquelle la Constitution insiste sur le secret de la vie privée ne serait-t-elle pas de défendre ce qui est propre à l’individu ? N’est-ce pas ?’). Cela a le sens possible d’une affirmation positive, pour permettre à son partenaire d’admettre la vérité de sa propre proposition énoncée dans le tour de parole précédent. Ces types de questions sont souvent utilisés comme une sorte de stratégie discursive qui manifeste le doute, l’accusation, et la réfutation à travers l’usage modéré de l’assertion, et aussi comme une stratégie de persuasion.

Il convient d’examiner aussi les exemples qui peuvent, sous une forme positive et négative, être traités comme une question rhétorique.

(4) (Tolon 5 : 195-196)

(5) (Jipjung 10 : 154-157)

Dans les exemples ci-dessus, (4) et (5) comportent une forme d’interrogation marquée par la présence de la terminaison conclusive interrogative ’-nikka’. L’exemple (4) est une interrogation partielle qui a valeur de question rhétorique positive, alors que l’exemple (5) est une interrogation totale qui a valeur de question rhétorique négative. L’exemple (4) est une forme interropositive : ye kûlôm uli sahoe-ka ôttôhke kakessûp-nikka ? (’oui eh bien que va devenir notre société ?’). Ce type de question a effet d’affirmation négative de la proposition : ’il nous sera difficile de construire une société saine’. C’est une forme de désaccord atténué, dans la mesure où l’auteur de cette question n’exprime pas ouvertement le désaccord avec son partenaire, bien qu’il riposte immédiatement au début de son tour à la critique de l’animateur en 195. A cet égard, on peut également dire que cette question n’est pas une vraie question, puisque son auteur n’attend pas de réponse du partenaire.

En revanche, (5) est une forme interronégative, forme qui est souvent orientée vers un sens positif. Dans l’exemple (5), le débatteur (Jo) émet l’opinion qu’il faut la compétition dans le domaine de la production de l’énergie électrique, mais que le domaine du transport du courant électrique, restera aux mains de la compagnie ’Electricité de Corée’. Lorsqu’il répond positivement en 155 à la demande de confirmation de l’animateur (Sông), affirmant que c’est le domaine de la production de l’électricité qui va être réparti en six filiales, l’autre débatteur (Shin) pose en 157 une question négative avec le marqueur d’opposition (kûlôhjiman : ’mais’) qui indique que son tour vise à transmettre une opposition. Et cet indice se réalise dans la forme d’une interrogation négative qui peut avoir une contrepartie positive : ’enfin par étapes, vous allez privatiser tout le transport et la distribution du courant électrique’. Elle peut être considérée comme «un simple appel à la confirmation positive»149, mais aussi comme une assertion indirecte que l’argument de son partenaire ne serait pas vrai. En ce sens, la question rhétorique négative consiste à confirmer l’affirmation positive et ensuite à miner et défier de façon indirecte l’argument du partenaire.

Pour terminer, nous allons examiner un autre type de questions qui s’accompagne des traits intonatifs de l’exclamation et qui se produit donc dans une réaction émotive. C’est le cas de l’exemple (6) qui est extrait de l’émission «Tolon Madang». Ce segment est la partie finale de la discussion où les participants ont des opinions différentes sur l’abolition du système nominatif des comptes bancaires et les mesures alternatives à prendre :

(6) (Tolon 2 : 154-161)

Le débatteur (Kim) prend en 154-160 son tour qui se compose de deux types d’arguments sous forme d’interrogation négative (154 et 156) et positive (158 et 160). Il propose en quelque sorte une opinion ’idéaliste’, selon laquelle on peut construire une société meilleure quand les gens se respectent. Cette opinion est réfutée en 161 par le tour de l’animatrice (Son). L’énoncé en question (uli-ka ôlmana johkessûp-nikka ? : ’ne sommes-nous pas heureux ?’) est une forme d’interrogation exclamative qui se caractérise par une intonation descendante, par l’existence de l’adverbe ôlmana (’combien’) et par le marqueur verbal de la question (’-nikka’). Il a un arrière plan qui est l’idée d’impossibilité et de négation concernant le fait supposé dans la proposition hypothétique. Il s’ensuit que l’auteur de cette question, reformulant dans son tour une partie de ce qui est proposé par le partenaire (Kim), lui reproche de façon indirecte que son argument est irréel et seulement imaginaire. Enfin, il est évident qu’avec la question rhétorique, dont la forme est négative ou positive, les participants mettent en doute et en cause l’argument de leur partenaire, et qu’ils l’utilisent comme moyen d’exprimer leur opposition et comme stratégie de désaccord.

Notes
149.

A. Borillo, Structure et valeur énonciative de l’interrogation totale en français, Thèse de Doctorat, Université de Provence, 1978, p. 829.