Le type d’interaction dans lequel la question se produit joue en général un rôle fondamental pour identifier les fonctions de l’acte de langage en question. Dans le débat radiophonique qui constitue notre corpus, lorsque les participants ont des opinions différentes l’un et l’autre, ils posent parfois une question à leur interlocuteur plutôt que de lui dire qu’ils ne sont pas d’accord avec lui. C’est le cas notamment du N-type de question, dont nous avons parlé ci-dessus, qui exprime le doute, le défi, l’opposition ou la contradiction. Il s’agit de la question rhétorique, qui n’a pas la valeur d’une vraie question, d’une véritable demande d’information, car elle attribue à la proposition une valeur positive ou négative. En ce sens, A. Borillo (1978 : 709) la définit comme une forme interrogative qui contient «la suggestion d’une assertion de polarité inverse». Elle est donc, comme le note C. Kerbrat-Orecchioni (1991 : 103 et 102), «la forme extrême que peut prendre une question orientée», où «la valeur de question disparaît au profit de la seule valeur d’assertion». Ce type de question n’est rien d’autre qu’une assertion indirecte et atténuée par la forme interrogative, qui est généralement suivie de la défense et de la justification du locuteur dont la position a été défiée, comme le montre l’exemple suivant :
(3) (Tolon 2 : 026-031)
026 Son : jôndanghake kkêkkûshake bôlôsô jaki myôngûi-lo jôkûm-ûl handa-myôn,
justement proprement gagner soi nom-à epargne-SA faire-si
kûke mwô sût’ûlesû-lûl bad-ûl il-i issûl-kkayo ?
ce euh stress-SA recevoir-SA problème-SN être-TQ
027 Kim : mulon kûlôhkessjiyo, kûlôna ô salamilan kôn maliyo, kû jaki-ka
bien sûr être cela mais euh homme euh soi-SN
mwô kajiko issûn kôs jungesô ilbu-nûn jom an alliko shipûn kôs-i
mwô posséder chose parmi partie-SN un peu ne pas déclarer vouloir chose-SN
issûl kôp-nida, /ama molûkin mollado //kûlôn jayu-ka ô jôm kajko
être -TD, peut-être malgré tout tel liberté-SN euh un peu avoir
028 Son : /[usûm] //ne kûlôn shimlido isskessûp-nida
rire oui tel esprit être-TD
029 Kim : shipôjiko, bimildo kajko shipko, /kû hônbôpsang-e mwô sasênghwal-ûi
vouloir secret avoir vouloir euh Constitution-de mwô vie privée-de
030 Son : /ne
oui
031 Kim : bimil ilôn kôs-ûl jujanghanûn iyu-nûn da kûlôn bonnûngjôkin kô-lûl
secret tel chose-SA prétendre raison-SN tout tel instinctive chose-SA
k’ôbôhê jullako kûlôn kô anikessôyo, kûyo ?
défendre donner tel chose n’être n’est-ce pas
(SA : Suffixe de cas accusatif ; SN : Suffixe de cas nominatif ; TQ : Terminaison conclusive interrogative ; TD : Terminaison conclusive déclarative)
Traduction
026 Son : si on gagne légalement et proprement de l’argent, et qu’on l’épargne à son nom, est-ce un problème de subir du stress ?
027 Kim : bien sûr, ça peut être comme cela, mais quant à l’homme, parmi les choses qu’il possède, il y en a une partie qu’il ne voudra pas
déclarer, /peut-être bien que je ne sais pas très bien //on veut avoir une
028 Son : /[rire] //oui ça peut être tel
029 Kim : telle liberté et le secret, /la raison pour laquelle la Constitution insiste sur
030 Son : esprit /oui
031 Kim : le secret de la vie privée ne serait-t-elle pas de défendre ce qui est propre à l’individu ? n’est-ce pas ?
L’exemple ci-dessus est extrait de l’émission «Tolon Madang» sur le problème de l’abolition du système nominatif des comptes bancaires. Le débatteur (Kim) considère qu’il faut abolir ce système sous prétexte qu’il provoque une inquiétude psychologique au sujet du droit de propriété privée. A ce propos, l’animatrice (Son) réplique en 026 par la question : jôndanghake kkêkkûshake bôlôsô jaki myôngûi-lo jôkûm-ûl handa-myôn, kûke mwô sût’ûlesû-lûl bad-ûl il-i issûl-kkayo ? (’si on gagne justement et proprement de l’argent, et qu’on l’épargne à son nom, est-ce un problème de subir du stress ?’). C’est une question totale qui, comportant le marqueur d’interrogation (’-kkayo’), apparaît comme une forme interrogative demandant une réponse du type oui / non. Mais il s’agit en réalité d’une assertion indirecte qui est réalisée sous forme de question rhétorique : ’ce n’est pas un problème même si on subit du stress’, en modifiant le terme utilisé par son partenaire (’l’inquiétude psychologique’) en son propre terme (’le stress’). Dans la réaction à cette question, Kim commence en 027 son tour de parole avec l’accord mulon kûlôhkessjiyo (’bien sûr, ça peut être comme cela’), qui est une évaluation positive sur l’assertion proposée par l’animatrice (Son) sous forme de question. Il le termine par le désaccord pour justifier et défendre son opinion précédente contre le tour offensif de son partenaire (Son). L’ensemble de ces réactions montre qu’il ne considère pas l’interrogation de son partenaire comme une vraie question, mais l’interprète comme une question rhétorique.
En effet, la question rhétorique se réalise par la forme négative (’interronégative’) et par la forme positive (’interropositive’). Dans l’exemple ci-dessus, l’interrogation en 026 est une question rhétorique positive qui prend un ton interrogatif pour marquer un doute dans le jugement de l’argument de Kim et pour le défier d’une façon indirecte et douce. Elle est donc une forme de désaccord qui se concrétise par l’assertion indirecte. Dans la réponse à cette question, le débatteur (Kim) termine en 029 et en 031 son tour de parole par une interrogation négative : kû hônbôpsang-e mwô sasênghwal-ûi bimil ilôn kôs-ûl jujanghanûn iyu-nûn da kûlôn bonnûngjôkin kô-lûl k’ôbôhê jullako kûlôn kô anikessôyo, kûyo ? (’La raison pour laquelle la Constitution insiste sur le secret de la vie privée ne serait-t-elle pas de défendre ce qui est propre à l’individu ? N’est-ce pas ?’). Cela a le sens possible d’une affirmation positive, pour permettre à son partenaire d’admettre la vérité de sa propre proposition énoncée dans le tour de parole précédent. Ces types de questions sont souvent utilisés comme une sorte de stratégie discursive qui manifeste le doute, l’accusation, et la réfutation à travers l’usage modéré de l’assertion, et aussi comme une stratégie de persuasion.
Il convient d’examiner aussi les exemples qui peuvent, sous une forme positive et négative, être traités comme une question rhétorique.
(4) (Tolon 5 : 195-196)
195 Park : inje kû hana-ûi kû isangloniji anhnûnya hanûn banlon-i
maintenant kû sorte-de kû idéalisme n’être pas réfutation-SN
tchungbunhi naol su issnûn-deyo
suffisamment poser pouvoir être-TD
196 Nam : ye kûlôm uli sahoe-ka ôttôhke kakessûp-nikka ? [usûm] (...)
oui eh bien notre société-SN comment aller-TQ
Traduction
195 Park : maintenant il est tout à fait possible de poser cette réfutation : cela n’est pas une sorte d’idéalisme.
196 Nam : oui eh bien que va devenir notre société ?
(5) (Jipjung 10 : 154-157)
154 Sông : kûlônikka baljôn bubun-man 6kê-ui jahoesa-lo
donc production de l’énergie électrique partie-seulement 6-de filiale-SF
mandûndanûn ilôn yêkijyo
faire cela dire
155 Jo : ye ildan tchôs dankye-lo /kûlôhsup-nida./
oui tout d’abord première phase-SF être cela-TD
156 Sông : /ye /ah ye
oui ah oui
→ 157 Shin : kûlôhjiman Jo baksado akka yêkiha-sin delo imi dankye byôllo
mais Jo docteur tout à l’heure dire-SD comme déjà phase selon
songjôn, bêjôn da inje kyôlkukenûn
transport du courant électrique distribution de courant tout maintenant enfin
minyônghwa hal kô anikessûp-nikka ?
privatisation faire ne devoir pas-TQ
(TD : terminaison conclusive déclarative ; TQ : terminaison conclusive interrogative ; SD : suffixe déférentiel ; SN : suffixe de cas nominatif ; SF : suffixe fonctionnel spécial)
Traduction
154 Sông : donc ça veut dire que c’est seulement la partie production de l’énergie électrique qui va être divisé en six filiales, c’est ça
155 Jo : oui tout d’abord c’est /cela pour la première phase./
156 Sông : /oui /ah oui
→ 157 Shin : mais comme le disait tout à l’heure le Docteur Jo, est-ce qu’on ne va pas privatiser enfin tout le transport du courant électrique, la distribution de courant par étapes ?
Dans les exemples ci-dessus, (4) et (5) comportent une forme d’interrogation marquée par la présence de la terminaison conclusive interrogative ’-nikka’. L’exemple (4) est une interrogation partielle qui a valeur de question rhétorique positive, alors que l’exemple (5) est une interrogation totale qui a valeur de question rhétorique négative. L’exemple (4) est une forme interropositive : ye kûlôm uli sahoe-ka ôttôhke kakessûp-nikka ? (’oui eh bien que va devenir notre société ?’). Ce type de question a effet d’affirmation négative de la proposition : ’il nous sera difficile de construire une société saine’. C’est une forme de désaccord atténué, dans la mesure où l’auteur de cette question n’exprime pas ouvertement le désaccord avec son partenaire, bien qu’il riposte immédiatement au début de son tour à la critique de l’animateur en 195. A cet égard, on peut également dire que cette question n’est pas une vraie question, puisque son auteur n’attend pas de réponse du partenaire.
En revanche, (5) est une forme interronégative, forme qui est souvent orientée vers un sens positif. Dans l’exemple (5), le débatteur (Jo) émet l’opinion qu’il faut la compétition dans le domaine de la production de l’énergie électrique, mais que le domaine du transport du courant électrique, restera aux mains de la compagnie ’Electricité de Corée’. Lorsqu’il répond positivement en 155 à la demande de confirmation de l’animateur (Sông), affirmant que c’est le domaine de la production de l’électricité qui va être réparti en six filiales, l’autre débatteur (Shin) pose en 157 une question négative avec le marqueur d’opposition (kûlôhjiman : ’mais’) qui indique que son tour vise à transmettre une opposition. Et cet indice se réalise dans la forme d’une interrogation négative qui peut avoir une contrepartie positive : ’enfin par étapes, vous allez privatiser tout le transport et la distribution du courant électrique’. Elle peut être considérée comme «un simple appel à la confirmation positive»149, mais aussi comme une assertion indirecte que l’argument de son partenaire ne serait pas vrai. En ce sens, la question rhétorique négative consiste à confirmer l’affirmation positive et ensuite à miner et défier de façon indirecte l’argument du partenaire.
Pour terminer, nous allons examiner un autre type de questions qui s’accompagne des traits intonatifs de l’exclamation et qui se produit donc dans une réaction émotive. C’est le cas de l’exemple (6) qui est extrait de l’émission «Tolon Madang». Ce segment est la partie finale de la discussion où les participants ont des opinions différentes sur l’abolition du système nominatif des comptes bancaires et les mesures alternatives à prendre :
(6) (Tolon 2 : 154-161)
154 Kim : ani kûlôn ssûnûn, ssûnûn p’okila ladûnka yosê josejedo-ka
mais ce consommer consommer degré ces jours-ci système d’impôt-SN
maliyo,/ kûlêsô kanûnghamyôn jô sobi seje-lo nômôkaja
ainsi si possible euh consommation système fiscal-SF passer
155 Son : /ye
oui
156 Kim : ilôn jujang-do issûn kô anip-nikka ? kûlêlô nê-ka boki-enûn kûlôhke
tel opinion-aussi être n’est pas-TQ donc je-SN voir-SF ainsi
jom sangdêbang-ûl sônûi-lo sêngkakhako, modûn salam-ûl
un peu considération-SA bonne foi-SF considérer tout monde-SA
sôlo sônûi-lo sêngkakhako, /kûlôn bômwi nê-esô jom ôttôn
réciproquement bonne foi-SF considérer telles limites dans un peu quel
157 Son : /kûlohjiyo
bien sûr
158 Kim : kû i jose-do jô, jô jûngsehako ilôhke hêkaya sahoe-ka jal
kû i impôt-aussi euh euh augmenter ainsi devoir faire société-SN bien
doeji, /jônbu sôlo doduknom-ûlo boko kûlô-myôn
devenir tout réciproquement voleur-SF voir cela-si
159 Son : /ne
oui
160 Kim : mwôka doepnikka ? i sahoe-ka.
quoi devenir cette société-SN
→ 161 Son : kûlôhke ne sônûi-lo boko tto sôlo midko shinloeha su issnûn
ainsi oui bonne foi-SF voir et mutuellement croire confier pouvoir
sahoela-myôn uli-ka ôlmana johkessûp-nikka ?
société-si nous-SN combien être content-TQ
(TQ : terminaison conclusive interrogative ; SA : suffixe de cas accusatif ; SF : suffixe fonctionnel spécial ; SN : suffixe de cas nominatif)
Traduction
154 Kim : non, le degré de ces dépenses, de nos jours, quant au système d’imposition, /c’est ainsi que, n’est-ce pas, il y a ceux qui parlent même
155 Son : /oui
156 Kim : du système d’imposition sur les dépenses ? donc je pense que l’on regarde en bonne foi les autres, et on considère réciproquement tout le monde de bonne foi, /de ce point de vue quand on tient compte d’un problème
157 Son : /bien sûr
158 Kim : tel que l’augmentation des impôts, on peut construire la
meilleure société, /si l’on se considère l’un l’autre comme voleur,
159 Son : /oui
160 Kim : alors que deviendra cette société ?
→ 161 Son : c’est ainsi, oui, si nous vivons dans une société où l’on peut se regarder, se croire, et se confier l’un à l’autre en toute bonne foi, ne sommes-nous pas heureux ?
Le débatteur (Kim) prend en 154-160 son tour qui se compose de deux types d’arguments sous forme d’interrogation négative (154 et 156) et positive (158 et 160). Il propose en quelque sorte une opinion ’idéaliste’, selon laquelle on peut construire une société meilleure quand les gens se respectent. Cette opinion est réfutée en 161 par le tour de l’animatrice (Son). L’énoncé en question (uli-ka ôlmana johkessûp-nikka ? : ’ne sommes-nous pas heureux ?’) est une forme d’interrogation exclamative qui se caractérise par une intonation descendante, par l’existence de l’adverbe ôlmana (’combien’) et par le marqueur verbal de la question (’-nikka’). Il a un arrière plan qui est l’idée d’impossibilité et de négation concernant le fait supposé dans la proposition hypothétique. Il s’ensuit que l’auteur de cette question, reformulant dans son tour une partie de ce qui est proposé par le partenaire (Kim), lui reproche de façon indirecte que son argument est irréel et seulement imaginaire. Enfin, il est évident qu’avec la question rhétorique, dont la forme est négative ou positive, les participants mettent en doute et en cause l’argument de leur partenaire, et qu’ils l’utilisent comme moyen d’exprimer leur opposition et comme stratégie de désaccord.
A. Borillo, Structure et valeur énonciative de l’interrogation totale en français, Thèse de Doctorat, Université de Provence, 1978, p. 829.