3.3.2. Modalisateurs

Les participants au débat formulent leurs énoncés en recourant à certains procédés afin de réduire et d’atténuer l’effet menaçant du désaccord. Ils choisissent à cet effet certains termes du lexique, certaines formes de l’énoncé (ex. la question) et/ou certaines structures (ex. le format accord-plus-désaccord). Nous allons examiner dans ce paragraphe les désaccords atténués par les modalisateurs, un des «procédés accompagnateurs» au sens de Kerbrat-Orecchioni. La modalisation désigne, comme elle la définit (1992 : 214-227), «les procédés qui instaurent une certaine distance entre le sujet d’énonciation et le contenu de l’énoncé, et par là même donnent à l’assertion des allures moins péremptoires, donc plus polies». Elle se réalise souvent dans notre corpus au moyen d’expressions verbales ou adverbiales, et/ou d’hésitations marquées par kûlsse (’well’ en anglais), ô ou mwô (’euh’), dont nous ne nous occuperons pas dans ce travail.

Les exemples ci-dessous montrent des cas de modalisation verbale, qui sont extraits des émissions «Tolon Madang» et «Jipjung Tolon». L’exemple (1) est une partie du tour de parole de Kim, dans lequel il manifeste le désaccord avec son partenaire (Yun) sur la valeur numérique statistique que celui-ci a proposée concernant le nombre de personnes qui utilisent une quantité moyenne d’eau minérale par jour à Séoul. M. Kim commence son tour avec la modalisation verbale suivante :

(1) (Jipjung 6 : 114)

  • 114 Kim : (...) uli-ka ilsangjôk-ûlo nûkki-ko bon kôs hakonûn nômu

  • nous-SN d’habitude-SF sentir-et voir chose faire trop

  • tchuksodoesô naon kôs katûn nûkkim-i dûnûndoe-yo

  • diminuer sortir chose avoir l’air impression-SN prendre-TD

  • (TD : terminaison conclusive déclarative ; SF : suffixe fonctionnel spécial ; SN : suffixe de cas nominatif)

  • Traduction

  • 114 Kim : (...) à la différence de ce que nous sentons et voyons d’habitude, j’ai l’impression que [les données ou la statistique] ont l’air trop diminué.

Dans le segment ci-dessus, Kim estime que les données statistiques sont trop réduites en utilisant deux volets d’atténuation : katnûn (’avoir l’air’) qui adoucit l’assertion nômu tchuksodoessda (’être trop réduit’), et nûkkim-i dûnûndoeyo (’on a l’impression’). Ces modalisateurs accompagnant des désaccords opèrent comme un facteur qui permet aux interlocuteurs de pencher plutôt vers la probabilité que vers la certitude de l’évaluation négative sur l’intervention du locuteur précédent.

L’exemple (2) montre un autre type de modalisation verbale, qui est extrait de l’émission «Jipjung Tolon», où l’animateur (Tchoe) et le débatteur (Kwôn) s’opposent sur le titre d’une association à laquelle appartient Kwôn. L’animateur lui propose un titre diminué «Réunion pour prendre des mesures» au lieu de «Réunion pan-nationale pour prendre des mesures pour la réforme de la sécurité sociale», en raison de sa longueur. Le débatteur (Kwôn) semble en 006 accepter la proposition de Tchoe avec la réponse positive ye (’oui’), mais en réalité, il propose à nouveau dans son tour de parole, l’autre titre rectifié «Réunion pan-nationale pour prendre des mesures» :

(2) (Jipjung 7 : 006)

  • 006 Kwôn : ye bôm kukmin dêtchêk hoeûilako ha-shi-myôn doelkôs katssû-pnida.

  • oui pan nation mesure réunion faire-SD-si être sembler-TD

  • (TD : terminaison conclusive déclarative ; SD : suffixe déférentiel)

  • Traduction

  • 006 Kwôn : oui il me semble que c’est mieux si vous l’appelez «Réunion pan-nationale pour prendre des mesures».

Dans cet ensemble de négociations, l’intervention du débatteur (Kwôn) est en 006 une reproposition assortie d’une correction de la proposition de l’animateur. Son assertion qui a le caractère du refus est cependant adoucie par le modalisateur verbal katssûpnida (’il semble que’). Cet affaiblissement de la force menaçante de l’opposition se réalise également dans le cas de sêngkakhapnida (’je pense que’), comme le montre l’exemple (3) :

(3) (Tolon 2 : 033)

  • 033 An : ne hyônjê nonûi doeko issnûn yôlô kûmyung shilmyôngje

  • oui maintenant disputer être divers finance SNCB

  • wanhwa-ladûnji yubo-ladûnji p’yeji-ladûnji hanûn kôs-i jalmosdoen

  • allègement-ou réserve-ou abolition-ou faire chose-SN mauvaise

  • nonûilako sêngkakha-pnida.

  • discussion penser-TD

  • (TD : terminaison conclusive déclarative ; SN : suffixe de cas nominatif ; SNCB : système nominatif des comptes bancaires)

  • Traduction

  • 033 An : oui, c’est ce qui est maintenant en débat : quant au système financier nominatif des comptes bancaires, je pense qu’on a tort de se disputer sur son allégement, sa réserve, ou son abolition.

En effet, ce type de modalisation verbale se retrouve un peu partout dans notre corpus. Mais cela ne signifie pas que les interlocuteurs tentent toujours de donner à leur partenaire une réponse évasive au moment d’exprimer leur désaccord dans le contexte de discussion. Lorsque l’opinion est immédiatement suivie d’un énoncé déclaratif sans aucun procédé d’atténuation, tel que modalisation verbale ou adverbiale, etc., elle marque le haut degré de certitude et la force illocutoire menaçante de l’assertion. En ce sens, les expressions de modalisation verbale sont un exemple excellent d’atténuation de l’assertion forte ou de l’opposition. Elles permettent de mettre une distance entre le sujet de l’énonciation et le contenu de l’énoncé. En coréen, l’omission du sujet parlant est monnaie courante dans la conversation ordinaire et dans notre corpus, comme le montrent les exemples (1), (2) et (3). L’omission du sujet liée étroitement à l’effacement du «moi», par lequel se caractérise la société «nous-centrique», contribue également à rendre ces énoncés vagues ou implicites. On peut donc dire que cette omission donne une nuance d’atténuation, dans la mesure où il est naturel, dans ce type de société, de composer les énoncés avec le pronom de première et de deuxième personne. Leur usage donne un effet de soulignement qui correspond à la forme française «c’est moi qui» ou «moi, je».

En ce qui concerne la modalisation adverbiale, elle sert souvent à exprimer le désaccord atténué. Notre corpus nous fournit quelques expressions adverbiales telles que je-ka sêngkakhakilonûn (’à mon avis’), ne-ka bokienûn (’à mes yeux’), ama (’probablement’). Ces expressions apparaissent avec celles dont nous nous sommes occupés ci-dessus, dans le tour de parole de désaccord, où ces différents procédés d’atténuation sont souvent cumulables, comme le montrent les exemples suivants :

(4) (Tolon 3 : 324)

  • 324 Tchoi : ô jô-nûn mwô kûlôhke jom jôki dalûn sêngkak-ûl hako issû-pnida.

  • euh je-SN mwô si un peu jôki différent avis-SA faire être-TD

  • Traduction

  • 324 Tchoi : euh j’ai un point de vue un peu différent.

(5) (Tolon 4 : 132)

  • 132 Son : kô jom munje-ka issnûn kôs katnûn-deyo.

  • cela un peu problème-SN être chose sembler-TD.

  • Traduction

  • 132 Son : il me semble qu’il y a un petit problème.

(6) (Jipjung 6 : 096)

  • 096 Yun : ama i josa-nûn jôhûidûl-man kajiko issnûn t’ongkyeilji

  • peut-être ce enquête-SN nous-seulement avoir statistique

  • molûp-nida.

  • ne pas se souvenir-TD

  • Traduction

  • 096 Yun : j’admets que nous ne sommes peut-être pas les seuls à avoir cette statistique.

(7) (Tolon 2 : 049)

  • 049 An : ne jô-nûn uli Kim buwônjang-nim hako kongkam-ûl hanûn kôs-ûn

  • oui je-SN notre Kim directeur adjoint-SD et sympathie-SA faire chose-SN

  • i manhûn shimindûl-i i shilmyôngje-e dêhêsô ohê-lûl hako iss-kuna

  • ce nombreux citoyens-SN ce SNCB-à sur malentendu-SA faire être-TE

  • hanûn kôs-nûn kongkam-ûl ha-pnida. Kûlôhjiman hêsôk-ûn wanjônhi

  • faire chose-SN sympathie-SA faire-TD. Mais interprétation-SN tout à fait

  • dalûn kôs kassû-pnida.

  • différent chose sembler-TD.

  • Traduction

  • 049 An : oui, ce que je partage en commun avec le directeur adjoint, M. Kim, c’est le fait que ces nombreux citoyens aient mal compris à propos du système nominatif des comptes bancaires, je le partage avec lui. Mais il me semble que l’interprétation est tout à fait différente.

  • (TD : terminaison conclusive déclarative ; TE : terminaison conclusive exclamative ; SA : suffixe de cas accusatif ; SD : suffixe déréntiel ; SN : suffixe de cas nominatif ; SNCB : système nominatif des comptes bancaires)

Dans les extraits ci-dessus, l’exemple (4) est une forme de désaccord atténué qui se produit dans la combinaison de la minimisation ’jom’ (’un peu’) et des hésitations exprimées par ’ô’, ’mwô’ et ’jôki’ qui correspondent grosso-modo à ’euh’ en français. Ce tour de parole a l’aspect de la structure des échanges «non préférés» au sens de Pomerantz (1984). En revanche, les exemples (5) et (6) montrent l’acte de désaccord adouci par la combinaison de ’jom’ et de ’katnûnde-yo’ (’il semble que’), de ’ama’ (’peut-être’) et de ’molûpnida’ (’je me doute que’) sans la caractéristique de l’«organisation préférentielle des échanges». Cela revient à dire que la notion de préférence ne s’applique pas souvent dans notre corpus coréen. Enfin, à la différence des trois exemples ci-dessus, l’atténuation se réalise, dans l’exemple (7), au moyen du format ’accord-plus-désaccord’ et de la modalisation verbale. En d’autres termes, le débatteur (An) commence son tour de parole par l’accord, et il le finit par un désaccord marqué par le connecteur ’kûlôhjiman’ (’mais’). Il ménage en quelque sorte son désaccord, à la fois par le fait de le préfacer d’un accord qui rend le désaccord partiel, et par la modalisation verbale ’kassûpnida’ (’il semble que’) qui met une certaine distance entre le locuteur (ou le sujet de l’énonciation) et le contenu de l’énoncé.