4.1. Formule brutale

Il arrive que les participants au débat attaquent ou disqualifient agressivement l’adversaire ou son opinion dans une réaction à une prise de position avec laquelle ils sont en désaccord. Le caractère agressif qu’ils montrent dans l’acte de désaccord porte sur divers accompagnateurs à valeur d’intensification, verbaux ou paraverbaux et non verbaux, mais aussi sur le choix d’une formule plus directe ou brutale qui est composée fondamentalement d’éléments verbaux à valeur négative ou péjorative. En ce sens, «les discours polémiques se caractérisent», note Kerbrat-Orecchioni (1980a : 78), «par le fait que, visant à disqualifier une ’cible’, ils mobilisent à cet effet nombre d’axiologiques négatifs appropriés», qui sont fonction du système de valeurs culturelles. Ainsi, l’exemple (1) montre un type de désaccord renforcé, extrait de l’émission «Tolon Madang» où les participants s’opposent sur les élections régionales.

(1) (Tolon 4 : 246-248)

  • 246 Son : //kûlônde-yo, kû Yu Sôn Ho ûiwôn jikûm malssûmha-sh-nûnde,

  • mais-SD kû Yu Sôn Ho député maintenant dire-SD-

  • ye-lûl dûl-myôn-ûn kukhoeûiwôn-i jibangjatchidant chejang-e i

  • exemple-SA prendre-si-SN député -SN autonomie régional chef-à i

  • dojônhal ttenûn, mwô hal tteha-ko, kû daûme kôkku-lo kû

  • défier lors mwô poser lors-et kû ensuite par contre-SF ku

  • jibangjatchidantche jang-i kukhoeûiwônjik-e i tchulma hal ttêha-ko,

  • autonomie régionale chef-SN député-à i candidature poser lors-et

  • kû kûlôhda-myôn kû du kê-ûi yongo-lûl kati jukyôya hanûn kôs

  • kû c’est cela-si kû deux nombre-de terme-SA ensemble devoir supprimer chose

  • anip-nikka ? //kûlônde jibangjatchidant chejang-ûn kûkôs-ûl

  • n’être pas-TQ mais autonomie régional chef-SN cela-SN

  • 247 Yu : //kûlônde je-ka

  • mais je-SN

  • 248 Son : sat’oeha-ko kukhoeûiwôn-e tchulma hêyadoe-ko, kukhoeûiwôn-ûn

  • démissionner-et député-au candidature devoir poser-et député-SN

  • kukhoejik-ûl kajintche-lo tchulmahal su iss-ko,

  • poste-SA avoir-SF poser sa candidature pouvoir-et

  • kûkôn mal-i an doenûn kô-jiyo.

  • cela parole-SN ne pas devenir-TD

  • (TD : terminaison conclusive déclarative ; TQ : terminaison conclusive interrogative ; SA : suffixe de cas accusatif ; SD : suffixe déférenctiel ; SF : suffixe fonctionnel spécial ; SN : suffixe de cas nominatif)

  • Traduction

  • 246 Son : //mais maintenant le député Yu Sôn Ho parle, par exemple, du cas où un député pose sa candidature au poste de président de l’administration régionale, et ensuite du cas contraire où le président de l’administration régionale pose sa candidature au poste de député. S’il en est ainsi, cela n’implique-t-il qu’il faut supprimer ensemble ces deux

  • termes ? //Mais le président de l’administration

  • 247 Yu : //mais moi je

  • 248 Son : régionale doit démissionner pour poser sa candidature au poste de député, et le député tout en gardant son poste peut poser sa candidature,

  • → Cela n’a aucun sens.

Dans l’exemple ci-dessus, le débatteur (Son) prend en 246 la parole en coupant le tour de l’adversaire (Yu) et en l’accompagnant d’un chevauchement, ce qui ne se produit pas souvent dans le corpus coréen. En reformulant l’argument de M. Yu, Son essaie de le mettre en cause. Et ensuite, son désaccord est accentué par la forme d’assertion, accompagnée d’un marqueur discursif d’opposition (kûlônde : ’mais’), dont la présence a pour fonction d’annoncer la réfutation à venir. Il va sans dire qu’il faut ajouter des aspects para-verbaux, bien qu’ils ne soient pas marqués sur notre transcription. Enfin, son tour se termine par une expression brève et conclusive d’opposition : kûkôn mal-i an doenûn kôjiyo, dont le sens littéral, ’cela ne constitue pas une parole’ ou ’ce n’est pas une parole’, correspond à la formule française ’cela n’a aucun sens’. Or, il apparaît que la ’parole’ est souvent liée étroitement à la ’dignité’ ou à la ’personnalité’ que les interlocuteurs coréens prennent tellement au sérieux que, comme le note T. S. Lim (1994 : 208), mieux vaudrait mourir que de perdre ces éléments qui composent la face positive. En ce sens, l’expression (’kûkôn mal-i an doenûn kôjiyo’) implique elle-même que l’argument proposé par l’interlocuteur n’est rien d’autre que hôssoli (’parole en l’air’), une métaphore de ’bruit’. Elle ne comporte donc pas de procédé d’atténuation, ni même de durcisseurs accompagnateurs, mais elle est renforcée par la formulation plus ou moins brutale, assertion forte à valeur péjorative, et par la configuration du tour en question qui se caractérise par l’interruption.

On peut trouver ce type de désaccord dans une autre émission. Ainsi, l’exemple (2) extrait de l’émission, «Jipjung Tolon», où les participants débattent sur l’eau minérale et la gestion de ses sources. Le débatteur (Yun) propose la définition du terme ’source d’eau minérale’, et la demande de confirmation de l’animateur (Tchoe) est interrompue en 181 par Yun et Kim, à la pause interne au tour :

(2) (Jijung 6 : 181-183)

  • 181 Tchoe : mwô mwôlako-yo, môknûn mul //[andûlim]

  • quoi quoi-SD boire eau

  • 182 Yun : //môknûn mul kongdong shisôl

  • boire eau commun équipement

  • → 183 Kim : //môknûn mul kongdong shisôl, bôpjôkin

  • boire eau commun équipement légal

  • yongô-lo kûlôn kônde. kûnde sangshikjôk-ûlo ihê-ka an kanûn

  • terme-SF être cela mais sens en commun-SF compréhension-SN ne pas

  • ke, bwabwayo,yelûl dûl-myôn, (...), kûlômyôn bujôkhaphan shisôl

  • chose regardez exemple prendre-si alors convenir lieu

  • su-ka iss-ôss-da-nûn yêki inde, sônsêng-nim kû malssûmhako-nûn

  • nombre-SN être-Pa-SN mot être professeur-SA ce parole-SN

  • dalûjanhayo.

  • être différent

  • (SD : suffixe déférentiel ; SN : suffixe de cas nominatif ; SF : suffixe fonctionnel spécial ; Pa : passé)

  • Traduction

  • 181 Tchoe : quoi, pardon l’eau potable //[inaudible]

  • 182 Yun : //équipement public pour l’eau minérale

  • → 183 Kim : //équipement public pour l’eau minérale, le terme légal, c’est cela. Mais cela n’est pas compris par le sens commun, regardez, par exemple, (...), alors selon vous, il y avait nombre de lieux qui n’étaient pas conformes, cela est différent de ce que vous avez dit.

A la demande de confirmation de Tchoe, l’intervention réactive est produite à la fois par son allocutaire direct (Yun) et par l’autre débatteur (Kim) dans un chevauchement, afin de lui donner la confirmation sur le titre légal du terme en question : môknûm mul kongdong shisôl (’équipement public pour l’eau’). Ici, c’est enfin Kim qui réussit à occuper la scène de parole. Son interruption est pourtant intrusive, dans la mesure où la demande de confirmation de Tchoe était orientée plutôt vers Yun que vers Kim. Cette prise de parole apparaît comme une tentative de reprendre un fil conversationnel posé dans un précédent tour, par le recours au connecteur ’kûnde’ qui correspond grosso modo à ’mais’ et a pour fonction de changer un thème en un autre. Dans ce tour, Kim tente d’emblée de disqualifier l’argument de son partenaire avec la formule agressive kûnde sangsikjôk-ûlo ihê-ka an kanûn ke, bwabwayo (’Mais cela n’est pas compris par le sens commun, regardez ’). Cette expression est composée de deux parties : une partie pour l’aveu d’incompréhension qui est en général une forme de désaccord atténué mais qui est ici renforcé directement par l’adverbe sangshikjôk-ûlo (’selon le sens commun’). Cela implique donc que l’argument de Yun porte sur un contenu sans valeur, qui n’arrive même pas au niveau du sens commun, et il s’agit là d’un acte méprisant envers l’interlocuteur. L’autre partie, qui est plus choquante encore, est l’énoncé bwabwayo. Celui-ci, qui désigne littéralement en français ’regardez’ et correspond à la locution ’écoutez’, a pour fonction d’attirer l’attention de l’interlocuteur sur l’opinion défavorable et sur l’opposition que le locuteur (Kim) va apporter. Cette expression semble en apparence polie, dans la mesure où elle comporte le suffixe déférentiel (’-yo’). Mais elle est réalisée sous la forme impérative qui met le partenaire en position basse, et son style appartient plutôt à la langue familière qui ne s’accorde pas avec la situation de conversation formelle. Ce rabaissement du niveau de langue s’accompagne, note Kerbrat-Orecchioni (1992 : 227), d’«une dégringolade sur l’échelle de la politesse». En effet, on ne retrouve pratiquement pas cette formule en coréen dans une situation autre que le cas d’un ’combat’ verbal. En ce sens, on peut dire qu’elle est une formulation aggravante qui risque de menacer ouvertement la face positive du débatteur (Yun), et qu’elle est donc ’impolie’ au sens de Lakoff (1989).