CONCLUSION

Nous avons examiné dans ce travail les actes d’accord et de désaccord que les interlocuteurs utilisent dans notre corpus constitué de débats radiophoniques français et coréens. Nous les avons approchés du point de vue de l’analyse des conversations et surtout de la théorie de la politesse.

Nous avons essayé de rapprocher les débats français et coréens dans lesquels se retrouvent les actes d’accord et de désaccord. Ils ont été observés dans la perspective des modules d’interview et de discussion, en les distinguant l’un de l’autre au niveau de la forme des tours, du cadre participatif et des trois rôles de l’animateur (’provocateur’, ’débatteur’ et ’arbitre’). Nous avons constaté que le module d’interview, fréquent dans le corpus coréen, se caractérise principalement par l’hétéro-sélection et les échanges entre l’animateur et le débatteur, lorsque l’animateur joue un rôle de provocateur. Ce module a révélé la présence d’actes de désaccord de type ’ponctuel’ et ’macro’, souvent relayés par l’animateur. Les interventions des débatteurs ont permis de mettre en évidence un cadre participatif double : alors qu’elles s’adressent en apparence à l’animateur (allocutaire) en répondant à sa question, elles s’adressent en réalité à l’autre débatteur (destinataire indirect). Il s’agit là d’un «trope communicationnel».

En revanche, le module de discussion s’est montré plus fréquent dans le corpus français, caractérisé par l’auto-sélection et par l’interruption entre les deux débatteurs ou entre un débatteur et l’animateur lorsque celui-ci participe à la discussion en jouant le rôle de ’débatteur’. Les échanges dans ce module sont qualifiés de désaccords ’séquentiels’. L’émergence du désaccord est suivie d’une gestion interactive entre les participants, qui est marquée par la négociation implicite ou explicite.

Notre étude s’est organisée autour de l’expression de l’accord et surtout du désaccord. L’acte d’accord est réalisé de façon ponctuelle et explicite par le format «accord + désaccord» dans le débat français et coréen. Dans le corpus français, il est exprimé par des énoncés explicites tels que ’j’approuve tout à fait ce que vous venez de dire’, ’je suis tout à fait d’accord avec ...’, et marqué par certains éléments verbaux tels que ’oui d’accord’, ’voilà’, ’voilà d’accord’, ’bien sûr’, ’mais bien entendu’, etc. Il est exprimé également par la répétition de l’énoncé du locuteur précédent (’hétéro-répétition’).

Le corpus coréen nous a plutôt montré que l’acte d’accord est produit dans la coalition entre les participants où il a un véritable sens de soutien. Nous avons observé que l’accord est exprimé par des formules explicites ou directes telles que dongkam ipnida (’je suis du même avis’), dongûi hapnida (’je suis d’accord’), massûpnida (’vous avez raison’), olûshin malssûm ijyo (’vous avez raison’), etc. Les accords sont utilisés dans un contexte de ’micro-coalition’ ou de ’macro-coalition’ pour montrer un soutien de l’argument de l’interlocuteur. Il s’agit d’un type d’accord ’renforcé’ au-delà du simple accord. Nous avons également trouvé des accords qui sont produits dans le contexte «accord + désaccord». Ici, l’objet d’accord ou de compréhension est restreint, d’une part par le marqueur discursif d’opposition (’kûlônde’, ’kûlôhjiman’, ’kûlôna’, ’-daman’, ’-jiman’ et ’-nûnde’), et d’autre part, par le suffixe de nom ’-do’ (’aussi’), le suffixe de cas nominatif ’-nûn’, et les adverbes wônlonjôk-ûlo (’théoriquement’) et wôntchikjôk-ûlo (’principalement’). Ces éléments verbaux ont pour fonction de diminuer la portée et de préfacer la possibilité du désaccord.

L’acte de désaccord est caractérisé à la fois par sa nature rétroactive et/ou proactive, et par sa nature menaçante dans le débat radiophonique. En début de tour, les actes de désaccord sont exprimés dans le corpus français et coréen par le morphème de négation ’non’ et ’ani’, et par les marqueurs discursifs d’opposition ’mais’ et ’kûlônde’. Ils sont produits dans le format d’«accord + désaccord» où le passage est marqué par des conjonctions ’mais’ et ’néanmoins’ en français, et par deux types de conjonctions en coréen : ’kûlônde’, ’kûlôna’ et ’kûlôhjiman’ qui correspondent en gros au terme ’mais’, et ’-daman’, ’-jiman’ et ’-nûnde’ qui sont propres au coréen. Parmi ces marqueurs, ’ani’ et ’kûlônde’ sont les plus fréquents.

Nous avons aussi tenu compte des notions de ’préférence’ et de ’face’ en relation avec l’acte de désaccord dans la situation du débat. Nous avons classé les trois formes de désaccord : désaccord adouci, désaccord ni adouci ni durci, désaccord durci. Elles sont en corrélation avec les trois notions ’poli’, ’apoli’ et ’impoli’ distinguées par R. Lakoff (1989). Cette typologie repose sur le critère selon lequel l’acte de désaccord s’accompagne de procédés d’atténuation ou de renforcement des FTAs : le désaccord adouci est accompagné de procédés d’atténuation, le désaccord durci est accentué par des procédés de renforcement et le désaccord ni adouci ni durci ne comporte aucun de ces deux procédés.

Le désaccord ni adouci ni durci a été identifié dans le corpus français et coréen par les désaccords directs accompagnés de marqueurs de négation (’non’ et ’ani’) ou d’opposition (’mais’ et ’kûlonde’ ou ’kûlôhjiman’) en début de tour, et par les corrections qui se réalisent sous forme de contradiction et de comparaison. Pour le cas français, nous avons classé dans cette catégorie le désaccord sur la reformulation et le désaccord explicite. Ces désaccords ni adoucis ni durcis appartiennent au type ’apoli’, dans la mesure où leur caractère menaçant n’est pas atténué mais ils ne sont pas impolis car leur présence est attendue dans le contexte de débat.

Nous avons identifié dans le désaccord adouci les actes de langage qui sont accompagnés des «procédés d’atténuation» au sens de Kerbrat-Orecchioni. Nous avons classé dans cette catégorie les désaccords qui sont produits par la question et le format «accord + désaccord» que les locuteurs français et coréens ont utilisé comme stratégie discursive, et qui sont accompagnés de certains adoucisseurs (énoncé préliminaire, modalisateurs, aveu d’incompréhension, désactualisateurs, et minimisateurs). Ces désaccords permettant d’atténuer la force du désaccord menaçant pour la face positive du partenaire, appartiennent au type ’poli’.

Dans notre corpus, les désaccords sont renforcés aux deux niveaux de l’énoncé, à travers divers renforçateurs, et de l’énonciation, lorsqu’ils comportent une formulation brutale, telle que l’’attaque personnelle’ et l’’ironie sarcastique’ dans le corpus français, ou le ’rabaissement du niveau de langage (’bwabwayo’)’ et la ’rebuffade du droit de parole’ en coréen. Les désaccords durcis au niveau de l’énoncé sont considérés comme ’apolis’, alors que ceux qui le sont au niveau de l’énonciation sont considérés comme ’impolis’, dans la mesure où ils ne sont pas conformes au système d’attente dans le contexte du débat. Nous avons donc pu constater que ces trois formes de désaccord sont en corrélation avec les trois types de comportements verbaux (poli, apoli et impoli).

Nous avons observé qu’il existe dans notre corpus des actes de désaccord ni adouci ni durci, des désaccords durcis et des désaccords adoucis. L’existence de ces derniers rend impossible d’accepter totalement l’argument selon lequel l’acte de désaccord est préféré dans le contexte du débat, contrairement à ce qui se passe dans la conversation ordinaire. L’apparition fréquente des deux premiers types de désaccord est plutôt à interpréter comme reflétant la souplesse ou la tolérance des normes sociales envers ces actes que comme illustrant leur dysfonctionnement.

Nous avons ci-dessus résumé l’analyse des actes d’accord et de désaccord, observés dans les débats radiophoniques français et coréen. Avant de conclure, il convient cependant de dégager dans ces deux communautés l’«éthos» communicatif (leur manière de se présenter et de se comporter dans l’interaction), du point de vue d’une «théorie contrastive des conversations» qui repose sur la «contrastivité externe»158 et sur les grilles interprétatives élaborées par Kerbrat-Orecchioni (1994 : 63-112). Elle propose une typologie des «ethnolectes» conversationnels qui repose sur quatre axes :

  1. La place de la parole dans le fonctionnement de la société

  2. La conception de la relation interpersonnelle (’proximité vs distance’, ’sociétés à éthos hiérarchique’ vs ’sociétés à éthos égalitaire’, et ’sociétés à éthos consensuel’ vs ’sociétés à éthos confrontationnel’)

  3. La conception de la politesse (’A-orienté vs L-orientés’, ’politesse positive vs politesse négative’, et ’face positive vs face négative’)

  4. Le degré de ritualisation.

Parmi ces quatre axes, les actes d’accord et de désaccord dans le débat radiophonique sont concernés par le deuxième et le troisième principes et plus particulièrement par l’opposition entre le consensus et le conflit, et entre la face positive et la face négative. Nous avons décrit certains caractères de ces actes, leur configuration dans l’alternance des tours, leurs différentes catégories (désaccord adouci, désaccord ni adouci ni durci et désaccord durci), les procédés d’atténuation ou de renforcement des FTAs et nous avons laissé ouverte la question de la préférence pour l’acte de désaccord. Pour comparer les pratiques communicatives relatives aux actes en question, attestées dans notre corpus, commençons par l’examen quantitatif de l’interruption et du chevauchement que les interlocuteurs français et coréens mettent en scène dans le débat. Nous n’avons pas considéré les chevauchements réalisés par des régulateurs, dans la mesure où ces chevauchements ont lieu pendant un moment très court. Le tableau ci-dessous illustre leur fréquence dans notre corpus :

Interruption et chevauchement
Débat français Débat coréen
Interruptions sans chevauchement 47 tours 6 tours
Chevauchements 268 tours 114 tours
Total 315 tours 120 tours
Nombre total de tours 815 tours 724 tours
Pourcentage 39 % 17 %

Pour les corpus envisagés, l’interruption et le chevauchement sont deux fois plus fréquents dans le débat français que dans le débat coréen. La fréquence de ces deux ’transgressions’ du système d’alternance des tours de parole montre une configuration des tours dans le débat différente de celle des conversations spontanées. Dans les conversations françaises, ces transgressions sont encore plus fréquentes que dans les débats médiatiques. La fréquence relativement faible des chevauchements et des interruptions dans le corpus coréen nous permet d’interpréter ces phénomènes au niveau syntaxique de l’énoncé de cette langue et au niveau des normes conversationnelles. En coréen, les énoncés se terminent systématiquement par le verbe qui comporte des informations essentielles telles que l’attitude du locuteur, son jugement, etc. C’est la raison pour laquelle l’interruption et le chevauchement donnent lieu à un trouble de la communication en coréen, et ne peuvent qu’être évités au maximum, cette attitude rejoignant par ailleurs les valeurs socio-culturelles qui imposent le respect de la parole de l’interlocuteur.

L’acte de désaccord est produit plus fréquemment dans le débat français que dans le débat coréen : nous l’avons identifié dans 206 tours (25%) sur 815 pour le cas français, au lieu de 139 tours (19%) sur 724 pour le corpus coréen. En ce qui concerne les types de désaccord, le désaccord adouci accomplit la nature intrinsèque d’un acte de désaccord non ouvertement ou avec une action réparatrice lorsque les interlocuteurs l’accomplissent ouvertement. En revanche, le désaccord ni adouci ni durci et le désaccord durci l’accomplissent ouvertement et sans action réparatrice. Le tableau ci-dessous montre que ces deux grands types de désaccord sont produits différemment dans les débats français et coréen.

Tours de désaccord et désaccord adouci
Débat français Débat coréen
Désaccords adoucis 42 tours 75 tours
Tours de désaccords 206 tours 139 tours
Pourcentage 20 % 54 %

Le désaccord adouci est produit, contrairement aux cas d’interruption et de chevauchement, deux fois plus souvent dans le débat coréen que dans le débat français. De plus, le désaccord ni adouci ni durci et le désaccord durci se trouvent au contraire partout dans le corpus français. Ainsi, l’acte de désaccord est exprimé explicitement dans le corpus français, le plus souvent en début de tour de parole, par des énoncés tels que ’je ne suis pas d’accord avec vous’, ’non ce n’est pas vrai’ ou ’c’est faux’, qui comportent la formule performative du manque d’accord. En revanche, le désaccord explicite est systématiquement absent du corpus coréen où il est remplacé par l’expression d’un désaccord masqué ; le désaccord est alors représenté par le contenu d’un énoncé sous forme d’ajout, visant l’argument opposé à la proposition du locuteur précédent, et par une formule détournée utilisant certains termes tels que dalûn sêngkak (’pensée différente’), munjeka issda (’il y a un problème’), bowanhêsô (’en supplément’), et ihêhaki ôlyôpda (’être difficile de comprendre’). Même dans un contexte de débat, les participants coréens évitent d’utiliser le désaccord explicite à cause de la contrainte sociale, selon laquelle celui-ci est considéré comme menaçant. Pour comprendre ce phénomène, il convient de tenir compte de la notion d’’harmonie’ du point de vue de l’homogénéité et de l’hétérogénéité. Certains auteurs159 dans leur travail sur le phénomène du désaccord considèrent l’harmonie comme un caractère propre à la culture orientale. Mais l’harmonie entre les membres d’une communauté est un intérêt commun aux sociétés occidentale et orientale, car elle est une des conditions fondamentales de la construction sociale. En effet, il nous semble que l’harmonie existe aussi bien en France qu’en Corée : l’harmonie pour les Coréens repose sur l’homogénéité, alors que pour les Français, elle repose sur l’hétérogénéité. Ce qui est dû à la différence de reconnaissance du «je» : la société française souligne la personnalité de ses membres, alors que la société coréenne met au contraire l’accent sur le fait que l’intérêt individuel est subordonné à celui du groupe. Ainsi, le débat français, qui est souvent conflictuel et apparaît comme divisé, est aussi un parcours pour arriver à l’harmonie en hétérogénéité. Il s’agit donc ici de l’«éthos confrontationnel» au sens de Kerbrat-Orecchioni (1994 : 83-88). Par contre, le débat coréen se réduit en général à l’évitement des conflits par l’utilisation des désaccords adoucis pour désamorcer la nature menaçante de cet acte. Le débat coréen met en lumière son «éthos consensuel» relié étroitement à la caractéristique culturelle orientée vers l’harmonie en homogénéité. Cette exigence d’harmonie demande aux membres du groupe de maîtriser leur opinion personnelle qui est une source de conflit, au nom de la loi de modestie. Celle-ci constitue une des vertus les plus importantes parmi les phénomènes de politesse en coréen, établis sur deux axes : le système déférentiel et les stratégies de politesse. Ces stratégies reposent sur le choix d’un type d’acte qui atténue le caractère menaçant du désaccord, alors que le système déférentiel est fonction des honorifiques et des humiliatifs. Le phénomène de modestie est réalisé dans notre corpus par certaines formes humbles des pronoms d’adresse ( : ’je’) et par certains éléments verbaux (jijôk dêlida (’faire une remarque’), malssûm-ûl dêlida (’donner la parole’), ihê-lûl hê jushida (’vous me comprenez’), etc., qui ont pour effet de rabaisser le locuteur en élevant son partenaire. La loi de modestie en coréen porte sur la face positive définie comme «narcissisme» ou «ensemble des images valorisantes». En d’autres termes, elle opère comme une pression ou une contrainte sur cette face positive qui est menacée par l’acte de désaccord, dans la mesure où «rien n’est», note Kerbrat-Orecchioni (1994 : 104), «plus important que de ne pas perdre la face, et de ne pas la faire perdre à autrui ; si l’on y déroge, on se retrouve avec la face ’souillée’, ’polluée’, ’pourrie’». En revanche, la société française attache une importance beaucoup moins grande à la face positive. Ainsi, dans le débat français, les désaccords directs et explicites sont bien tolérés, alors que dans la société coréenne où prédomine la face positive, l’«éthos modeste» entraîne un nombre de désaccords adoucis plus élevés que dans le débat français. Il est maximalisé dans une situation communicative entre des gens qui maintiennent la relation interpersonnelle hiérarchique, dans laquelle il est rare de trouver l’acte de désaccord lui-même et il participe à l’harmonie paradoxale :

«In all levels of private conversations, meetings, and discussions, only a person in a socially superior position is assertive and expressive while his social inferiors usually just listen, occasionally expressing agreement in the junctures in the speech of the social superior. The inferiors seldom oppose the superior’s views or opinions, unless very indirectly.»160

Dans cette étude comparative des actes d’accord et de désaccord dans les débats français et coréen, nous avons essayé de mieux cerner les similarités et différences d’éthos communicatifs et de mieux appréhender, par cette comparaison, l’acte d’accord et de désaccord. Des études complémentaires dans d’autres situations relationnelles permettraient d’enrichir la compréhension de cet acte langagier si fondamental qu’est l’expression du désaccord.

Notes
158.

C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 3, Paris, A. Colin, 1994, p. 7 : Elle élabore une théorie contrastive des conversations, en distinguant la contrastivité «externe» (variations observables entre différentes cultures), et la contrastivité «interne» (variations entre différentes ’sous-cultures’ se côtoyant au sein d’une même société).

159.

C’est le cas des travaux de Jones et Kuo, où ils caractérisent les sociétés japonaise et chinoise comme des cultures d’harmonie.

- K. Jones, Conflict in Japanese conversation, Ph. D. Dissertation, University of Michigan, 1990.

- S. Kuo, Conflict and its management in Chinese verbal interactions : Casual conversations and parliamentary interpellations, Ph. D. Dissertation, Georgetown University, 1992.

160.

H.-M., Sohn, Linguistic expeditions, Séoul : Hanshin Publishing Company, p. 456.