REPLIQUES 6 (28/O3/98) : ’un grand art est-il encore possible aujourd’hui’

• F : Alain Finkielkraut, animateur

• D : Jacques Devitte

• M : Yves Michaux

• 001 F : L’art contemporain est-il bon, est-il mauvais, est-il stérile et répétitif ou trop audacieux trop critique, trop novateur pour plaire aux philistins, est-il transgressif ou succombe-t-il au conformisme de la transgression. L’avant-garde résiste-t-elle à l’académisme ou constitue-t-elle derrière cet alibi de la résistance l’académisme de notre temps. Ces questions, le débat esthétique actuel nous a conduit à les poser plusieurs fois ici même, avec Jean Philippe Domecq et François Gaillard avec Anne Coquelin et Jean Baudrillard, avec Jean Clair et Philippe Dagen notamment. Nous y revenons aujourd’hui, mais sans tout à fait récidiver. Yves Michaux en effet, a le mérite ou en tout cas l’originalité de déplacer la discussion dans son livre ’La crise de l’art contemporain’, paru tout récemment aux presses universitaires de France. En effet il ne prend pas partie dans la grande querelle. Il affirme ’la prétendue crise de l’art contemporain est une crise de la représentation de l’art et une crise de la représentation de sa fonction’. C’est cette joyeuse hypothèse que nous examinerons aujourd’hui avec Yves Michaux lui-même et avec un autre philosophe également préoccupé d’esthétique, Jacques Devitte ; hypothèse joyeuse en effet dit Yves Michaux car vous ne constatez pas seulement la perte d’autorité du chef-d’oeuvre ou la mort de la croyance en une communauté culturelle des hommes, civilisés par l’expérience de l’art Vous y voyez un progrès de la démocratie ; vous écrivez en effet : la démocratie radicale touche désormais aussi l’art et la culture. La déférence et la révérence envers les goûts d’élites n’opèrent plus. Ma question est double. Sur quoi fondez-vous ce diagnostic, qu’y a-t-il donc de si réjouissant, Yves Michaux

• 002 M : Bon alors sur le pour la première question c’est simple sur le, sur la polémique elle-même euh vous avez dit j’ai, j’ai essayé de déplacer le problème ça me semble être ça me semblerait être le propre du travail philosophique et donc qu’est-ce que j’ai essayé de faire. J’ai essayé d’analyser cette cette polémique assez violente sur l’art contemporain qui dure depuis maintenant 1991 et euh, je me suis aperçu par exemple pour répondre à votre question, que une une des choses qui avaient frappé choqué d’ailleurs les partisans de l’art contemporain c’est, cette polémique naissait dans des revues a assez grand tirage, hein, par exemple ’Esprit’ ou ’Télérama’ et euh avec des arguments qui émanaient de gens qui n’étaient pas particulièrement des spécialistes du monde de l’art. J’avoue que moi-même au départ en 91-92 euh j’étais de ceux qui traitaient un peu l’attaque contre l’art contemporain par le mépris en disant puisque moi j’aime l’art contemporain et je m’y intéresse je me disais mais de quoi se mêlent-ils. Qu’est-ce ces gens ont à discuter de Duchamp de Wahrol euh avec des arguments que je trouvais souvent extrêmement légers et superficiels ou démagogiques. Donc euh en étudiant la polémique je me suis aperçu et en la prenant plus au sérieux, compte tenu du fait qu’elle a duré, je me suis aperçu que effectivement il y avait une sorte de prise de parole, hein de la part de gens qui ne faisaient pas partie du cercle des initiés et ce qui me semblait intéressant c’était, c’est un des points, si vous voulez un moteur de mon livre, c’est essayer d’expliquer cette prise de parole euh le bon diagnostic c’est effectivement, c’est l’irruption dans le domaine de la culture et de l’art euh de la démocratie dans la perspective de je dirais de la montée de ce que Habermas appelle ’la démocratie radicale’. J’en prendrai au autre exemple qui est beaucoup plus récent, j’en parle pas dans mon livre malheureusement, mais c’est le succès incroyable de la pièce de Yasmina Reza ’Art’. Hein aussi bien à Paris, que à Londres, que à New York depuis 3ans y a une pièce de théâtre populaire dont on appellerait ça du théâtre de Boulevard même si c’est de qualité qui porte sur une discussion, sur un monochrome et les les les spectateurs s’y reconnaissent

• 003 F : oui, mais alors là, je n’arrive pas tout à fait à comprendre. Ce que la démocratie radicale selon Habermas est en effet cette dynamique égalitaire où tout le monde en quelque sorte se donne le droit d’avoir un avis sur tout /mais la polémique sur l’art contemporain

• 004 M : /exactement

• 005 F : quand même, se situe à un autre niveau même si ceux qui ont porté le fer ne sont pas des spécialistes, ils sont des amateurs et ils proclament leur perplexité ou leur déception face à des oeuvres qui ont plus pour vocation de déconstruire l’art, hein euh, de se situer aux frontières de l’art de de de mettre l’art en question, que disons de poursuivre la grande aventure artistique qui était encore celle de l’art moderne et à ce moment là je pense que là, il y a une question qui témoigne plus si vous voulez d’un, d’une véritable interrogation sur le devenir de l’art que d’une impatience du public et que d’une irruption de la démocratie dans un domaine réservé aux spécialistes

• 006 M : là je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, parce que je crois que euh quand on se place du point de vue du connaisseur, c’est un point un un un point de vue qui me semble aujourd’hui devoir être, être de nouveau revendiqué quand on se place du point de vue du connaisseur, un monochrome peinture monochrome, peinture blanche hein ça n’est pas forcément une une un défi je dirais à l’oeuvre d’art, ce n’est pas simplement un jeu avec les limites c’est, ça s’inscrit dans une tradition cette tradition est une tradition minimale, elle je dirais, existe depuis je dirais les années 1910-1914 et euh je veux dire il y a on peut avoir des différences d’appréciation sur la qualité du monochrome ce n’est pas à mois à jouer avec les limites si vous voulez, donc c’est pas du, c’est pas seulement la question art et non art c’est la question euh, euh comment peut-on apprécier un monochrome. Dans la pièce de Yasmina Reza il y a 3 personnes qui qui détruisent leur amitié sur une discussion sur la valeur d’un monochrome moi ce qui m’a frappé si vous voulez quand j’ai dit ’démocratie radicale’, c’est que des sujets qui étaient réservés justement aux connaisseurs et je vous ai dit que ma première réaction c’était une réaction aussi de connaisseur, et euh bien on les voit qui tombent entre les mains de gens qui ne sont pas forcément connaisseurs et qui disent mais après tout nous aussi nous voulons pouvoir juger des monochromes et dire que, comme dans la pièce de Yasmina Reza, c’est de la merde

• 007 F : et donc vous finalement cette situation vous paraît conforme au devenir de notre société chacun juge comme bon lui semble et l’art s’il a un avenir c’est au sein de ce pluralisme et non plus pour réconcilier les //hommes c’est ça

• 008 M : //oui alors là, on en vient à la 2è question /que vous

• 009 F : /oui

• 010 M : posiez ’qu’est-ce que ça a de réjouissant moi je dirais pas que ça a quelque chose de réjouissant ou de pas réjouissant personnellement l’attitude philosophique que j’ai, est de ne ni m’indigner ni de pleurer, ni de me réjouir. A la limite je me réjouis de constater ce que je constate parce que la vérité est toujours intéressante à constater mais euh, ça n’a rien de déprimant ni de réjouissant c’est que simplement selon les sociétés où il y a des experts surtout et en même temps, tout expert trouve plus expert que lui, et effectivement dans un domaine qui était resté relativement à l’abri euh des avis démocratiques, alors que les avis démocratiques se donnent sur la, sur la religion, sur la sexualité sur la politique etc. et pas forcément toujours pour le bien, euh pour le meilleur et pour le pire ça arrive aussi dans la culture et dans l’art c’est c’est la fin de la révérence c’est tout

• 011 F : fin de la révérence écrivez-vous il y a ni a s’opposer à cette évolution, ni à l’accompagner, elle se fait. Bien alors cette évolution est-elle fatale, souhaitable est-ce ainsi que vous voyez le devenir de l’art, Jacques Devitte ?

• 012 D : ben, moi je voudrais intervenir sur la question justement de la, de la déférence moi personnellement je suis de ceux qui depuis assez longtemps éprouvaient cette perplexité à laquelle faisait allusion Alain Finkielkraut. Depuis assez longtemps ben notamment euh les les face aux installations de donc qui ont remplacé donc l’idée traditionnelle de sculpture pour ne citer qu’un exemple, et donc je me suis plutôt aussi réjoui de cette, de cette polémique, je me, effectivement là je crois là il y a une base d’accord euh, euh. Enfin il n’y a plus simplement cette intimidation d’expert ou de soi-disant expert, on a donné la parole à ceux qui doutaient donc cette perplexité a pu s’exprimer euh, mais alors la la question fondamentale qui se pose pour moi et là je songe à donc cette phrase qui a été citée tout à l’heure, donc de Yves Michaux les valeurs de la démocratie remettent en cause la déférence forcée du public pour les goûts de l’élites donc déférence forcée. Pour moi la question fondamentale qui se pose est la suivante : est-ce que selon vous, euh toute déférence est forcément enfin, une déférence forcée, nécessairement une déférence forcée, donc une forme de soumission, d’assujettissement, qui euh pour l’esprit démocratique est en soi intolérable, et est-ce que avec cette déférence forcée dans le domaine de l’art, est-ce que nous avons liquidé une sorte de reste de dernier reste d’ultime avatar de l’Ancien Régime euh, ou bien et ça ce serait ma position ou bien pouvons-nous désormais redécouvrir la déférence, redécouvrir une déférence vraie, euh et libre d’une certaine façon, pour des choses qui appellent légitimement notre admiration. Donc déférence non-forcée, qui elle serait parfaitement compatible avec l’esprit démocratique ou avec l’esprit critique, car euh c’est tout de même par nos admirations que nous constituons comme sujet, c’est aussi notre capacité d’admirer qui euh, est liée à notre esprit critique donc, il me semble que là il y a là également un débat fondamental et d’ordre politique enfin, donc je vous rejoint sur ce terrain là, donc la liaison de l’arrêt du champs politique mais donc voilà ma question à propos de la, de la déférence

• 013 F : alors Yves Michaux

• 014 M : où là là

• 015 D : ou la révérence

• 016 F : comment répondez-vous à cette //question

• 017 M : //alors alors dans la remarque de Jacques Devitte le problème c’est qu’il y a tellement de choses c’est que je ne sais pas par

• tellement par //quel [inaudible]

• 018 F : //tout révérence est-elle forcée voilà, voilà une formulation

• //qui devrait être la question

• 019 M ://certainement non, alors la réponse est aussi la question est aussi carrée, la réponse sera aussi carrée toute révérence toute révérence n’est pas forcée euh il peut y avoir des cas de co de communions euh et de communication autour d’oeuvres d’art de qualité, ça c’est certain. En revanche ce que je je dis il y a des cas hein euh donc ce que je met en doute c’est qu’il y ait disons une universalité en quelque sorte du critère esthétique, euh, et de la, de la validité de ces jugements. Hein je crois qu’il peut y avoir des consensus qui se forment à des moments donnés autour d’un certain nombre d’oeuvres, qu’on appelle en général des chefs-d’oeuvre ou des, ou des oeuvres majeures. Mais et donc c’est certain que toute révérence n’est pas forcée. En revanche euh dans la dans la société où nous sommes, moi parce que moi j’attache beaucoup d’importance à ce que la philosophie euh soit en prise directe avec le contexte culturel et le contexte de de la société dans laquelle nous sommes, euh, nous avons vécu sur un culture de l’art, alors maintenant il faut s’interroger on pourra peut-être en parler tout à l’heure, euh sur l’origine de ce culte de l’art et depuis quand existe-t-il. On a attendu de l’art aussi un certain nombre de de choses. On a attendu qu’il remplisse un certain nombre de fonctions et je crois que de ce côté là il y a eu je dirais un promotion de la révérence nécessaire, une sorte d’affirmation de la communion qui était indispensable, il y a eu donc effectivement un culte de l’art du grand art et un culte de l’art contemporain, je pense disons personnellement je pense que c’est une idée qui vient du romantisme et qui vient du post, du post-romantisme, euh, et qui ça implique qu’on attende de l’art qu’il remplisse certaines fonctions sociales notamment de communication et donc effectivement c’est autour de la, de la révérence envers des oeuvres qui sont en fait valorisées par par des élites, que que s’est faite cette cette défense de de l’art, ce culte de l’art

• 020 F : mais quand même une question vous dites la tâche de ceux qui aiment l’art pour lui-même et non comme religion /c’est le culte dont vous venez de parler il y a de faux dévot

• 021 M : /hm hm

• 022 F : et de dénoncer la comédie du grand art. Alors je crois qu’il va falloir que nous arrêtions un peu sur ce terme de grand art sur cette question de la grandeur. Y a t-il de la place pour la grandeur en démocratie. Rousseau dit : ’les âmes basses ne croient pas aux grands hommes’, après tout sommes-nous condamné parce que démocrates avec des âmes basses, mais surtout s’il n’y a pas cet horizon du grand art, dans l’art comment l’art est-il tout simplement possible ? C’est-à-dire qu’est-ce que il reste de l’art s’il n’y a pas l’idée quand même, du grand art c’est-à-dire, l’idée du discernement l’idée de la hiérarchie, l’idée d’oeuvres qui comptent, l’idée d’oeuvres qui sont faites pour durer, l’idée d’oeuvres qui sont faites pour éclairer l’existence. Sans grand art c’est comme si effectivement nous, nous disons on ne peut pas si vous voulez affirmer simultanément le nihilisme du tout est égale et l’art Soit tout est égale et il n’y a plus d’art soit tout n’est pas égale et il y a de la place pour de l’art, du moins

• 023 M : écoutez je répondrais /à ce que à votre citation de Rousseau [rire] par une référence à

• 024 F : /oui

• 025 M : Goodman, Nelson Goodman que j’ai publié dans une collection que je dirige. Il dit euh qu’il n’est pas essentiel, inhérent au concept d’art que euh l’art soit de qualité, euh, et d’ailleurs c’est vrai puisqu’on le constate tous les jours l’art 95 99 99,9%

• est mauvais /hein, il faut qu’il y ait des des //des tableaux ordinaires pour qu’il

• 026 F : /oui bien sûr // il faut bien qu’il y ait du beau

• 027 M : y ait des grands tableaux, il //faut qu’il y ait des petits maîtres et des sous,

• 028 F : //il y a [inaudible]

• 029 M : petits maîtres /pour qu’il y ait des grands maîtres. Donc de ce côté là

• 030 F : /d’accord

• 031 M : on ne condamne pas toute hiérarchie loin de la. Donc l’idée de tout art soit une expérience de la beauté absolue et du chef-d’oeuvre que le jugement esthétique soit ait une validité absolument incontestable, c’est ça que je met en cause, vous pouvez. Je pense qu’on peut nous sommes à une période extrêmement intéressante parce que c’est une période de changement, ou nous passons d’un concept où l’art a été investit des fonctions et le grand art et investit des fonctions romantiques du grand art c’est-à-dire la communication avec l’au-delà, le substitut de la religion, euh, la la préfiguration d’un monde métamorphosé etc. à nous, nous passons de ce concept là à un concept qui a déjà existé, qui est un concept plus proche de l’esthétique du 18ème siècle qui est le concept de l’art en rapport avec le goût et donc avec la diversité des goûts, la diversité des goûts étant la diversité des goûts individuels, mais aussi la diversité des goûts en fonction des catégories sociales et des groupes et puis je dirais à l’intérieur même des goûts la hiérarchie des goûts selon je dirais les esthétiques locales. Euh je je vois pas, je me sens pas du tout obligé euh de de d’abandonner l’art sous le prétexte que j’abandonne le grand art et les absolu esthétiques

• 032 F : Jacques Devitte

• 033 D : oui je dois dire que là je suis agréablement étonné parce que vient de dire Yves Michaux parce que vous venez de dire quelque chose que je n’avais pas trouvé dans dans votre livre ou dans d’autres //articles que j’ai lu

• 034 F : //c’est-à-dire

• 035 D : c’est-à-dire vous reconnaissez la différence entre petits maîtres et grands maîtres,

• donc entre / //quelques choses entre art mineur et art majeur,

• 036 M : /oui mais //à l’intérieur

• 037 D : or enfin une des thèses fondamentales de de votre livre c’est de dire que cela c’est tout à fait daté, ça apparaît vers le milieu du 18ème siècle et que, justement s’il y a lieu de se réjouir aujourd’hui c’est que justement euh, il n’y a plus de grand art, il n’y a plus que le bas art et donc je n’ai pas trouvé cette /cela dans votre livre donc je à cet égard là

• 038 M : /non mais

• 039 D : je m’en réjouis

• 040 M : //non

• 041 F : //alors y a-t-il une contradiction, attendez Yves Michaux oui

• 042 M : non non non il n’y a pas vraiment de contradictions quand je suis l’article auquel vous faites allusion dans Esprit c’est en 93, c’est d’ailleurs une référence à la polémique exprimé mes perplexités que que j’ai élaboré dans le livre, perplexité sur la différence entre art haut et art bas, euh, ’high art and low art’ ou art d’élite et art populaire et effectivement à l’époque, dans la perspective que j’ai toujours aujourd’hui je voulais remettre en cause cette cette hiérarchie. Mais cela dit la remise en cause de la hiérarchie entre disons les arts d’élites et les arts du beau hein, ou les arts majeurs et puis les arts ordinaires, les arts de la quotidienneté euh, la remise en cause, la distinction ne je dirais, n’implique pas qu’on remette en cause à l’intérieur je dirais de chaque, de chaque pratique artistique, des différences de qualité, c’est-à-dire que ce que je refuse si vous voulez c’est un une hiérarchie des arts euh disant au sommet il y a la peinture puis la sculpture ou bien à d’autres époque la poésie, la littérature et puis l’architecture. Je refuse effectivement aujourd’hui la hiérarchie des arts compte tenu de l’évolution culturelle que nous connaissons mais, mais à l’intérieur je dirais de chaque jeu de langage je pense que il y a des critères esthétiques qui permettent de faire des différences

• 043 F : cela cela étant vous dites là dessus j’interrogerai Jacques Devitte, vous dites Yves Michaux à la fin de votre livre ’l’idée d’une grande esthétique pour un grand art et la machine fictive et terroriste destiniée destinée, pardon à nier la réalité plurielle des comportements artistiques et esthétiques’. Alors là je voudrais qu’on s’arrête justement, comme j’avais proposé tout à l’heure sur ce mot de grandeur /bon il y a la question politique y–a-t-il place

• 044 D : /oui

• 045 F : pour de la grandeur en démocratie mais euh aussi une question plus personnelle, c’est-à-dire qu’est-ce qu’évoque pour vous le thème de la grandeur ou le thème du grand art. Est-ce que c’est que c’est une expression que vous emploieriez à propos de vos propres émotions esthétiques ? Quel sens le grand art peut-il avoir ? Est-ce que c’est simplement une idée qu’il faut qu’il faut critiquer euh dont il faut s’affranchir Jacques Devitte ?

• 046 D : non je crois que on peut on peut la reprendre bien sûr, avec toute la toute la prudence requise et à condition d’être à chaque fois attentif à l’application, au cas particulier mais enfin, comme idée régulatrice en quelque sorte, on peut la maintenir mais maintenant qu’est-ce que comment définir le grand art, euh, je ne crois pas en tout cas qu’on puisse la définir comme semble le faire Yves Michaux dans dans certain passage de son livre, comme un art qui serait totalement en rupture avec la quotidienneté, avec euh, euh, des formes de d’expression plus quotidienne etc. Je crois que le grand art européen se définit notamment par sa capacité à euh, réfléchir l’expérience humaine, à, donc, à avoir un effet de révélation sur sur la quotidienneté. De même l’art moderne enfin, qui a eu une attention particulière aux objets, aux objets quotidiens qui donc donc je donc je réponds oui à la question, maintenant l’idée d’un grand art et comment, proposition pour définir le grand art c’est justement cette cette relation euh, à la, à quelques chose comme l’expérience humaine quotidienne le monde de la vie pour reprendre, euh, l’expression de de Rousseau

• 047 F : alors justement sur ce je voudrais intervenir sur cette définition du grand art, qu’est-ce que, vous êtes, vous êtes sceptique /ou convaincu /

• 048 M : /ben oui oui /non je je suis sceptique, c’est-à-dire je la trouve, je la trouve pleines de bonnes intentions, mais je la trouve relativement platonique, c’est-à-dire que, moi je suis sensible aux variations, aux variations historiques. Euh, si on prend le système des beaux-arts hein, dans lequel on vit encore, encore qu’il soit justement en train d’être complètement battu en brèche et et même abandonné depuis belle lurette par des catégories importantes de de personnes, euh, le grand art, le système des beaux-arts il y eu, quand on regarde au début du 19ème siècle à son sommet, il y a la poésie. A l’époque il vient de réaliser de personne que c’est la peinture, l’art contemporain pour quelqu’un des années 1810 l’art contemporain c’est la poésie. Ensuite ça devient la littérature, hein autour des années 1840-1850, ensuite il y a eu, un moment où ça a été l’opéra et la musique l’art majeur ,hein, le grand art. Donc on a eu, et je ne sais pas par quel, alors ça je ne le dis pas dans mon livre, parce que je ne sais pas encore comment l’analyser mais je sais par quelle opération euh on s’est retrouvé à considérer comme art majeur la peinture et la sculpture hein euh probablement en rapport avec la muséalisation, des choses comme ça. Mais mais je n’ai pas, je n’ai pas de réponses sérieuses et solides donc disons le grand art en général, d’abord il varie euh euh historiquement et culturellement euh ensuite euh, je dirais que euh, et donc je récuse l’idée d’un art majeur, ensuite ce que je ne récuse pas du tout. C’est que au sein de de de chaque pratique localisée il y ait, effectivement des élaborations euh, artistiques assez sophistiquées et corrélativement des jugements esthétiques assez complexes qui permettent de déterminer quelles sont les oeuvres majeurs et les oeuvres mineures euh, vous pouvez le faire sur le jazz, on l’a vu pendant pendant vingt ans, on a vu s’élaborer un discours esthétique extrêmement sophistiqué pour distinguer euh, les chefs-d’oeuvre et ce qui était moins pas des chefs-d’oeuvre en en jazz. On a les même cas sur le Rap aujourd’hui hein euh, il y a des oeuvres majeures en Rap et il y a des oeuvres mineures. Il y a du tout venant commercial, hein. Donc il y a une élaboration des critères esthétiques en cela je pense que je suis, je dis cela d’une manière volontairement provocante, je pense que je suis plus fidèle à une esthétique du 18ème siècle à partir de l’idée qu’on a les expériences esthétiques et qu’ensuite à l’intérieur, je dirais, d’un groupe social et à travers un certain nombre de jeu de de langage et de critères on élabore je dirais, des jugements de valeur qui sont assez nuancés

• 049 F : je voudrais quand même euh, sinon m’inscrire en faux contre une perspective totalement historique, du moins peut-être essayer de la problématiser euh, parce que l’attachement au grand art il peut provenir d’une expérience, qui est celle du besoin de l’art pour se comprendre et pour comprendre le monde. Pour même accéder au monde et au monde de l’expérience alors, il ne s’agit pas de savoir si telle quel est l’art majeur à tel moment de l’histoire. Mais quand Proust dit, parlant des lecteurs de son livre ’ils ne seraient pas mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes. Mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissant comme ceux que tendait un acheteur opticien de Cambrai. Mon livre grâce auquel je leur fournissais le moyen de lire en eux-mêmes’. D’abord il est intéressant de voir que c’est une expérience quasi picturale qu’il offre et cela nous le reconnaissons et c’est ce que nous attendons de la littérature, nous avons besoin de la littérature pour accéder à nous-mêmes et vous avez parlé de perspective historique l’autre jour euh, Jacques Devitte m’a montré une une une gravure tout à fait extraordinaire une gravure euh, chinoise représentant Lee Fou un célèbre Lettré du 11ème siècle s’inclinant devant la roche. Il s’incline devant une roche bien, et ça c’est très émouvant parce que évidemment on pense aussi à d’autres roches, à d’autres époques on pense, par exemple, l’exemple est banal euh, à Cézanne devant la Sainte Victoire et à la nécessité où nous sommes d’en passer par Cézanne pour voir la sainte Victoire. C’est-à-dire que, disons que notre regard il est aussi façonné par l’art et pas simplement notre regard parce que, d’un côté nous accédons à nous-mêmes et d’un autre côté il y a cette révérence pour la roche si j’ose dire, c’est-à-dire sans l’art comment euh, pourrions-nous savoir qu’il y a du non-humain, du dehors, quelque chose qui est indemne de nous, quelque chose qui n’est pas tout à fait nous, à une époque ou précisément le pouvoir de l’homme se manifeste avec une puissance exceptionnelle jusqu’à d’ailleurs engloutir l’homme lui-même. Tout cela c’est aussi par l’art, c’est-à-dire on s’incline devant la roche, devant la Sainte Victoire donc il y a, tout de même si vous voulez une une expérience artistique qui résiste simplement à la perspective historique c’est-à-dire que, nous voyons en ce que fait Cézanne et le Lee Fou s’inclinent devant la roche, une correspondance, sans quoi effectivement il n’y a que des formes historiques et nous sommes voués à nous incliner devant le fait, il n’y a et et et à constater les faits

• 050 M : je suis à //la fois profondément d’accord avec vous [rire] et profondément

• 051 F : //Yves Michaux

• 052 M : en désaccord tout simplement [rire] parce que euh, je je vous suis dans tout ce que vous avez dit, sauf que je vois pas en quoi on a besoin d’avoir le grand art pour faire cette médiation là, euh, ce qui me euh, une chose à laquelle je tiens beaucoup et qui rejoindrait la la le le la référence à la la démocratie radicale c’est que je vois pas pourquoi et et on devrait euh, on défendrait la notion d’expérience esthétique élevée, le grand art l’expérience correcte hein, faite en accord avec les normes, au prix de de la de de d’avoir à récuser que la plupart des gens n’ait jamais d’expérience esthétique euh, on peut avoir des expériences esthétiques modestes, on peut avoir des expériences esthétiques ténues et elle elle vous donne les expériences que l’art donne, y compris la connaissance de soi le rapport à la nature. Quand vous parliez de la de de s’incliner devant la roche ça ça vous faisiez bien rire vous, vous dites Cezanne tout de suite ça vous fait penser à Cezanne parce qu’effectivement la médiation là ce sont des chefs-d’oeuvre ce sont des tableaux reconnus dans le cadre de notre de notre culte du grand art. J’aime, j’aime sûrement Cezanne autant que vous mais euh si vous prenez une sculpture d’Ulrich Rukrim ou n’importe quel travail d’Arte Povera avec des cailloux hein, paradoxalement, vous allez avoir tous les les les les éléments célébrant du grand art qui vont dire ’mais ça c’est pas de l’art’ et moi je veux défendre, je veux revendiquer la possibilité qu’il y ait des expériences esthétiques ténues, je dirais populaires modestes ou des expériences qui ne, qui apparemment ne reposent pas sur des des des dispositifs élaborés et complexes

• 053 F : Jacques Devitte

• 054 D : oui d’abord je remarque enfin que vous employez cette notion d’expérience euh, esthétique donc j’aimerais peut-être introduire ici dans la discussion l’idée que euh, l’art est langage enfin ça c’est une une idée que je reprends euh à Vladimir Vaidely enfin que je crois est un grand théoricien de l’art qui est injustement oublié actuellement et qui a écrit jadis un livre intitulé ’les abeilles d’Aristhée’ plus d’autres écrits plus récents, où je trouve il y a beaucoup d’éléments déjà qui préfigurent la discussion sur l’art contemporain enfin ceci soit dit en passant donc, et Vaidely dit justement ’l’art est avant tout langage’ justement. Il oppose le la notion de d’oeuvre d’art et la notion d’objet esthétique, justement l’une des tendances de euh, funeste selon lui, enfin en tout cas qui donne à penser de de de l’art contemporain c’est c’est que tout la disparition finalement de l’oeuvre d’art au profit de l’objet esthétique c’est-à-dire, tout ce qui euh justement provoque une quelque chose comme une jouissance ou une expérience esthétique quel qu’il soit. A cela il oppose l’idée que que l’art est langage. Un langage pour dire l’indicible justement qui n’est pas le langage courant. Mais alors si on admet cela comme comme base de discussion, l’idée de de l’art comme langage est-ce qu’on voit pas tout de suite qu’il y a des langages plus riches que d’autres, et des langages essentiellement pauvres, intrinsèquement pauvres. Alors quand vous faites allusion à des à des formes de cultures populaires au Rap,

• aux tagueurs etc. //donc

• 055 M : //j’ai pas parlé des tagueurs //j’ai pas parlé de Rap [rire]

• 056 D : //il me semble que, non pas ici mais il me semble que dans dans votre livre ou dans d’autres écrits vous y faites allusion euh, c’est-à-dire finalement à des à des formes, de cris d’imprécations euh élémentaires, est-ce qu’on voit pas qu’il y a là euh euh un langage extrêmement pauvre tout à fait dépourvu de de nuances euh et est-ce qu’à ce moment là on a pas, bien sûr ça ne veut pas dire qu’on dispose de critères absolument universels, absolument objectifs permettant de distinguer, euh le le beau du laid mais on a quelque chose tout de même comme des critères internes à l’art lui-même, comme précisément défini comme langage

• 057 F : et alors justement sur le Rap j’aurais une question à poser justement Yves Michaux, mais allez-y //répondez à Jacques Devitte

• 058 M : //oh ben non parce que je ne suis pas du tout d’accord sur le fait que l’art soit comme soit un langage donc, euh donc euh, la discussion là elle s’arrête assez vite, que ça soit une manipulation de symbole et que ces symboles soient soient plus ou moins riches, ou plus ou moins denses ou qu’il y en ait plus je suis à la limite d’accord mais quand vous dites, l’art c’est fait pour euh exprimer l’indicible là je pense que vous êtes dans un concept romantique hein, comme la romantique post-kantien post-kantien,

• //pas post-kantien

• 059 F : //mais l’indicible ça peut être aussi

• 060 D : non attention, il faut préciser //l’indi l’indicible au sens pour dire des choses que

• 061 F : // allez-y

• 062 D : l’on ne peut pas dire autrement enfin euh euh comme (...)

• 063 M : non mais, moi je pense le plus le plus simplement que l’art est fait pour donner des expériences du côté de la réception, des expériences de jouissance hein, je dirais même par plaisir parce que on peut avoir de la jouissance à l’ennui, on peut avoir de la jouissance dans la répétition, il peut y avoir de la jouissance dans dans l’affreux aussi hein, on est aujourd’hui à l’époque d’art qui ne sont plus tous beaux hein, ça c’est un point très important, je dis penser à la valeur esthétique de l’ennui y compris dans les grands chefs-d’oeuvre littéraires hein, vous citez Proust, il y a des moments où l’on s’ennuie dans Proust, hein, terriblement, et ça fait partie de la force esthétique je dirais de ces oeuvres bon, donc il y a l’art est du point de vue de la réception quelque chose qui a avoir avec des formes de jouissance, des formes de désintéressement des formes de rupture avec la vie ordinaire, je crois que d’ailleurs toute esthétique butte à un moment ou à un autre sur la valeur du désintéressement, euh hein là, la coupure avec l’expérience ordinaire, c’est c’est pas grand chose mais en même temps c’est beaucoup, et du point de vue de la production, parce qu’il faut quand même regarder l’art du point de vue du producteur après tout on est tous plus ou moins écrivain, ou poète, ou artiste à notre manière hein, des grands (fin face A) Et on a des petits du point de vue de la production, il y a aussi une forme de jouissance qui est, exercer des habiletés savoir suivre des règles, savoir compliquer des schémas, savoir les refaire savoir les transposer y compris avec de la dérision, euh, je crois qu’il y a toute une gamme de valeurs esthétiques aussi dans la production et dans les deux cas je veux dire je suis très loin de l’indicible et je suis très loin d’un langage

• 064 F : oui mais je ne suis pas sûr que vous soyez très loin, et on s’arrêtera peut-être au Rap là disons de la socio, de la sociologie et d’une confusion de plus en plus forte aujourd’hui entre l’art comme enfin, entre le fait sociologique et la valeur esthétique euh ça été je crois, ça s’est vu au moment de l’affaire NTM ; un groupe de Rap qui a été condamné à un certain nombre de mois de prison avec sursis. Tout le monde a crié au scandale c’était assez juste en oubliant tout de même qu’ils n’étaient pas condamnés pour leurs oeuvres, /mais pour des

• 065 M : /non

• 066 F : injures qu’ils avaient proféré. Toujours est-il que on a affirmé tout de suite dans la presse que le juge était insensible aux cultures émergentes, et ce terme de culture émergente je le trouve très intéressant, parce que je veux dire que la réalité émerge tout émerge et les sociologues ils sont là précisément pour analyser les mouvements sociaux qui émergent le Rap quand il émerge etc. Mais dans la mesure où on se refuse à quelques critères universels que ce soient on est obligé de sanctionner le fait accompli de l’émergence aujourd’hui, on sanctionne le fait accompli du Rap alors évidemment peut-être qu’à l’intérieur du Rap on établit un certain nombre de critères, mais voyez je parle de NTM hier, mais je voyez ce qui va se passer, on peut prendre les paris, le 12 septembre, le 12 septembre de cette année et ça peut vous intéresser Jacques Devitte parce que vous habitez Berlin et bien à l’initiative de Jacques Lang, il y aura une fête techno, ’une love-parade’ sur le modèle de celle qui a lieu à Berlin. Cinq cent mille personnes vont déferler dans les rues de Paris, vont exprimer leurs plaisirs sur cette musique techno. Voyez sur ce qui va arriver à ceux qui disons prendront leurs distances, se diront que, s’opposeront à cette fête, mettront en cause je veux dire la valeur musicale de la techno ; ils seront ratiboisés ils seront ratiboisés au nom de cette effectivement, confusion du fait sociologique et de la valeur esthétique pour des raisons politiques également parce que ’il est interdit d’interdire’, parce que tout ça c’est l’ordre moral. Est-ce que là nous ne sommes pas précisément dans une situation de confusion totale dès lors que, on refuse une idée un peu plus exigeante de l’art ?

• 067 M : bon alors là je veux dire je suis assez à l’aise pour vous répondre et et de manière nuancée mais en même temps assez catégorique, c’est-à-dire que euh, premièrement il y a un usage de la sociologie qui qui doit être euh disons confinée à la sociologie et je l’ai fait dans mon livre en montrant, c’est l’objet du second chapitre, je vais pas revenir sur mon livre, mais en montrant qu’aujourd’hui les formes d’art d’élite sont de plus en plus immergées dans une culture commercialisée, mondialisée et je dirais, mélangeant tout et n’importe quoi, hein, et que ça ça fait partie effectivement et que ça fait partie d’une de notre situation et de ceux dont nous avons à faire le diagnostic et ce que nous avons à comprendre, c’est-à-dire c’est vrai que l’art est aujourd’hui immergé dans la culture il est de plus en plus difficile de faire la différence entre ce qui est grand art et ce qui est culture commerciale ou ce qui est, art commercialisé puisqu’on peut imaginer qu’entre la culture commerciale et puis le grand art il y a aussi l’art commercialisé qui est un peu entre les deux hein bon, ça c’est un usage de la sociologie. Mais par ailleurs euh quand pour reprendre l’exemple de de la musique techno ou l’exemple du Rap il y a des formes émergentes, des formes émergentes elles vont euh, elles sont des candidates je dirais à euh à une instauration esthétique est-ce que ça va marcher ou est-ce que ça va pas marcher je dirais que ça dépendra du degré d’élaboration qu’il y aura, du degré de réception par un public euh, de la stabilité des formes qui sont élaborées, des moyens de les conserver et de les transmettre aussi, euh. Encore une fois si vous prenez l’exemple, de l’exemple, de l’exemple du jazz me semble très très important à analyser. Euh, on s’aperçoit que le jazz c’est une au départ c’est une musique de noirs, qui ensuite est largement élaborée par des blancs hein ce qu’on est en train de découvrir c’est qu’au départ cette musique de noir, c’est une musique élaborée par des noirs à partir de thèmes blancs parce que, un certain nombre de noirs qui étaient à l’origine du jazz avaient une très bonne culture musicale d’origine européenne, des gens comme Scott Joplin par exemple. Bon on a une musique de noir qui est élaborée, développée euh par des blancs ensuite elle elle est transférée en grande partie en Europe, ça fait partie de nos générations c’est c’est une chose de nos générations et on assiste dans les années 60 70 à l’élaboration d’un discours extrêmement sophistiqué d’une esthétique du jazz extrêmement sophistiqué. A quoi avons nous assisté depuis les années 80, c’est d’une certaine manière à l’effacement du du jazz le jazz n’est peut-être parce que les catégories sociales ne sont plus là, peut-être parce que c’est pas une forme euh très riche symboliquement etc. je ne sais pas quelle est la raison on pourrait l’étudier plus en détail mais le jazz devient une forme mineure alors que ça a été une forme assez importante dans le paysage musical des années 70, je pense que pour la musique techno ça peut être la même chose, hein ?

• 068 F : bien alors, Jacques Devitte sur tous ces thèmes et éventuellement sur la musique techno vous n’êtes pas obligé mais comme vous habitez //Berlin

• 069 D : //non euh ben là je ne fréquente pas forcément //[rire]

• 070 F : //oui mais enfin c’était un peu difficile //à éviter à Berlin

• 071 D : //oui oui d’accord mais ce que je peux dire c’est que c’est que, je si on ne demande de parler de certaine expérience berlinoise ce ne sera pas directement lié à la à la musique mais je peux faire état d’autre chose c’est c’est le vêtement. Des formes euh alors justement, de d’expression quotidienne, bon. Alors je constate une très grande différence enfin, entre la manière de s’habiller à Berlin et à Paris par exemple, et évidemment ce sont ce sont des sub-cultures enfin des groupes marginaux mais euh une une laideur affichée une agressivité affichée, enfin tout ça vient probablement des Etats-Unis, de la culture anglo-saxonne, bon. Alors, ça c’est aussi assez typique de notre époque que cela, enfin cette euh ces ces cette mocheté

• revendiqué //euh affiché cette haine enfin proclamée comme un slogan

• 072 M : //vous dites laideur affichée mais mais

• 073 M : oui laideur affichée moi j’ai //toujours été écoutez pour revenir aux arts plastiques

• 074 F : //Yves Michaux

• 075 M : euh la la le verre d’absinthe de de de Picasso en 1914 c’est une horreur absolue pour les gens de 1914, la peinture fauve des années 1906 1907 c’est une horreur absolue, je veux dire et c’est c’est //et pour moi ça fait partie des choses que qui font partie

• 076 F : //vous voyez qu’on est vous voyez qu’on est

• 077 M : pour moi ça fait partie de mon patrimoine, d’art, de grand art

• 078 F : quand même c’est c’est c’est

• 079 F : c’est très intéressant ce que vous dites, parce que vous dites on se délivre de l’intimidation du grand art mais il y a une autre forme d’intimidation qui consiste à dire devant ce qui arrive ne jugez pas, ne jugez pas parce que vous risquez d’être ringard parce que vous risquez de commettre le même contresens qu’ont commis les philistins à propos de Picasso par exemple et de tant d’autres euh, vous n’allez pas rater votre Gogh moyennant quoi acceptez tout, acceptez tout tout ce qui arrive et et donc, donc il y a ce que Nietzsche appelait un fêtalisme je ne vois pas comment si vous voulez l’abandon d’une certaine idée de la grandeur peut nous éviter de tomber dans le fêtalisme absolue et avec aussi cette, mais ça aussi peut-être pour faire rebondir la discussion. Ce paradoxe tout à fait extraordinaire le grand effectivement disparaît on se moque de la grandeur, c’est la démocratie radicale mais en même temps on se rend compte aujourd’hui que tout est génial. Comment se fait-il que dans ce monde où il n’y a plus de grandeur il y ait une telle inflation de l’adjectif génial hein, on le voit c’est comme ça, que les jeunes parlent on est on n’est plus dans le grand, on est dans le génial. Alors comment expliquez-vous le

• paradoxe, //Jacques Devitte

• 080 D : //ben moi j’aurais pas mal de chose à dire là dessus //mais ce serait ce

• 081 F : //allez-y

• 082 D : serait très long //je vais essayer d’amorcer là, la chose et ça rejoint tout à fait je

• 083 F : //commencez

• 084 D : crois notre discussion et les thèmes donc mis en place par Yves Michaux, bon, arts majeurs, arts mineurs. Moi je crois que un des faits euh important du monde contemporain ce n’est pas qu’on est passé tellement des des du grand art au bas art comme vous le dites. Il y aurait plutôt à mon sens une perte justement de de la zone moyenne, une perte des arts mineurs à savoir euh, les arts qui étaient liés étroitement à l’artisanat, c’est la disparition de l’artisanat dans dans le monde contemporain. Or je songe particulièrement à l’architecture enfin, qui est un domaine sur lequel je je réfléchis surtout, il est évident que dans dans la ville traditionnelle et bien, il y avait de grands monuments euh bon qui se détachent du tissu urbain quotidien mais l’habitat quotidien euh, était non dépourvu d’une certaine beauté ce n’était pas du grand art, mais c’était quelque chose qui n’était pas non plus de la camelote c’était pas, c’était pas non plus laid et il me semble que la situation contemporaine euh et on pourrait donner beaucoup beaucoup d’exemples euh se caractérise justement par un tout ou rien, c’est-à-dire a disparu cette zone moyenne que rendait possible notamment le métier artisanal et désormais l’artiste mais finalement aussi euh l’homme l’homme contemporain non artiste est confronté à ce dilemme ou bien je ne suis rien ou bien je dois être génial à tout prix euh, alors que dans une culture plus plus ancienne mais enfin qui n’est pas tellement ancienne non plus qui s’est encore prolongée jusqu’au 20ème siècle euh, et bien on pouvait avoir cette qualité de de production moyenne qui faisait que, on était pas obligé pas d’être grand ou génial la grandeur venait de surcroît, venait en plus, alors que maintenant nous sommes condamnés à être géniaux et d’où alors cette inflation du génial et de la grandeur euh, //mais qui n’est qu’une caricature de grandeur à mon sens,

• 085 F : //d’une certaine manière

• 086 D : une grandeur grinçante //et caricaturale

• 087 M : //moi

• 088 M : mois je ne crois pas qu’on soit //condamné condamné à être à être à trouver tout génial

• 089 F : //Yves Michaux

• 090 M : hein pour revenir à l’exemple que prenait à la discussion autour de Picasso puisque c’était là dessus que revenait Finkielkraut /euh, il est évident que euh ce qui est de la déférence

• 091 F : /hm hm

• 092 M : obligée c’est-à-dire tout ce qui est nouveau est bien, c’est-à-dire il y a le terrorisme du nouveau le terrorisme du contemporain avancé, c’est le terrorisme de l’avant-garde mais je pense que même à l’époque des années 1907-1915 par exemple sur Picasso, il est évident que le grand public qui réagissait, qui réagissait pas parce qu’il n’était pas au courant hein euh, le grand public n’était pas dans l’état de trouver ça génial ou pas génial le fait est je vous dis c’est à la différence peut-être de notre époque il était même pas exposé à Picasso hein, je veux dire il ne savait pas qui c’était et il en était pas question. Mais les gens qui étaient autour et qui partageaient l’aventure comme des gens comme Kanwheiler ou des gens comme Gertrude Stein qui étaient d’ailleurs aussi aussi fou que Picasso en un sens à l’époque. Eux ils savaient très bien ce qui les intéressaient ou ce qui ne les intéressaient pas, et à l’intérieur de la production même de Picasso vous pouvez faire des différences il y a des gens choses qui sont des oeuvres majeures, il y a des choses qui sont un peu du tout venant euh des manières de se faire la main euh, on est, je dirais il faut réhabiliter la valeur de de du connaisseur. Et quand je dis réhabiliter les valeurs du connaisseur c’est dans tous les domaines c’est vrai pour en revenir au fameux Rap il y a des gens qui sont plus connaisseurs en Rap certainement que moi par exemple, pour en revenir au techno

• par exemple /c’est vrai qu’il y a il y a des disque jockey de musique techno

• 093 F : /hm hm

• 094 M : qui sont beaucoup plus côté que d’autres hein //qui sont des artistes et des créateurs à leurs

• 095 F : //alors je voudrais peut-être

• 096 M : manières et puis il y en a d’autres, qui sont assez banals et vulgaires

• 097 F : alors à cette, ce alors à ce stade de la discussion euh je voudrais lire très vite un poème un poème d’un d’un poète polonais Sbinew Herbert tiré d’un recueil qui s’appelle Mr. Cogito ’Mr. Cogito et la musique pop’ et je crois que ça fera le lien entre ce que vous venez de dire et puis ce qui a été dit tout à l’heure, par Jacques Devitte sur le langage sur l’art comme langage. Voici ce que écrit Herbert ’pendant un concert pop monsieur Cogito médite sur l’esthétique du vacarme de fait l’idée en soi est attirante, être un dieu signifie annoncer le tonnerre ou moins théologiquement avaler la langue des éléments, remplacer Homère par un tremblement de terre, Horace par une avalanche de pierres, sortir de ses entrailles ce qu’on y a d’épouvante et de faim, mettre à nu les voies alimentaires, mettre à nu les voies respiratoires, mettre à nu les voies du désir jouer sur la gorge rouge de folles chansons d’amour. L’ennui c’est que le cri se dérobe à la forme, qu’il est plus pauvre que la voie qui s’élève et tombe, le cri touche au silence et par engouement et non par volonté de décrire le silence Il est aussi terne que tapageur car impuissant à s’articuler, il ignore la tendresse de l’humour car les demi-tons lui manquent il est comme une lame enfoncée dans le secret il ne s’enroule pas autour du secret, ne connaît pas ses formes il exprime la vérité des sentiments dans les réserves naturelles, il cherche le paradis perdu dans les nouvelles jungles de l’ordre, il prie pour une mort violente et elle lui saura accordée’. Alors cela vaut pour la musique pop pop mais il y a certaines phrases qui peuvent valoir aussi pour le Rap aussi terne que tapageur, et à, qui manque vraiment ça on peut le dire les demi-tons,

• mais //euh

• 098 M : //ça voudrait pour Berlioz et pour //beaucoup de passages de Tchaikovski [rire]

• 099 F : //voilà vous voyez

• 100 M : //[rire] comparer de de la musique pour les feux d’artifices d’Haydn [rire]

• 101 F : //non, mais

• 102 F : c’est possible non mais vous voyez que, après tout quelle part fait-on euh à la réflexion de Mr. Cogito aujourd’hui quand on discute de l’art, enfin, voilà je lançais ça, Jacques Devitte

• 103 D : oui euh, moi je crois que c’est même pas du même ordre que que même les passages les plus tapageur de Berlioz mais enfin, ça ça serait un autre débat, mais oui moi ce qui me frappe dans ce poème de Herbert c’est que, donc il dit ben que le cri est plus pauvre que la voix donc, il y a la une illustration de ce que je disais tout à l’heure, donc c’est même une pauvreté intrinsèque de certaine forme d’expression, et alors il me semble que le point qu’il faut souligner là dessus c’est que c’est pas simplement un jugement extérieur qu’on porte là, mais il y a une pauvreté qui est une pauvreté pour les sujets eux-mêmes pour ceux qui euh, n’ont que ce moyen à ou qui choisissent ce moyen, là donc il n’y a pas seulement une pauvreté du langage mais une pauvreté de leur propre affectivité qu’ils ne disposent que de ce moyen là

• 104 F : alors justement, c’est la dernière question que je voudrais poser Yves Michaux et Jacques Devitte, cette pauvreté, sur cette pauvreté Vous parlez de démocratie radicale après Habermas, cette cette démocratie Libé, radicale pardon, doit-elle détruire tous les murs, doit-elle s’arrêter, s’arrêter par exemple aux portes de l’école, démocratie radicale d’un côté de l’autre côté cette phrase d’Alain ’je ne vois pas que l’enfant puisse s’élever sans admiration et sans vénération’. Et ce sont d’ailleurs des révérences et des déférences obligatoires, protocolaires sinon forcées et la question que l’on peut se poser c’est après tout pourquoi pourquoi ne pas faire tomber l’école dans l’escarcelle de la démocratie radicale d’ailleurs on y, va et donc de de cet espèce de pluralisme étourdissant avec la culture jeune qui serait celle du Rap et de la culture un peu plus vieille qui serait celle de de de Beethov ou de Bach est-ce que euh précisément il n’y a pas un moment où il faut dire stop à la démocratie radicale pour sauver la démocratie

• 105 M : si euh si si je dirais pour euh c’est des sujets sur lequel je travaille dans le prolongement du livre /et en philosophie politique, c’est vrai que notre problème notre problème

• 106 F : /hm hm

• 107 M : aujourd’hui c’est que, ce mouvement de la démocratie radicale est d’une certaine manière inarrêtable hein, il est inhérent à nos sociétés, il est inhérent au mode de production, au mode de consommation, au mode marchand qu’il régit euh, je ne vois pas par exemple pourquoi les enfants donneraient pas leur avis en tant que citoyen, alors qu’ils sont déjà par exemple prescripteurs économiques hein, au point où ils le sont, une grande partie du marché de la consommation est régit par les enfants, on le sait bien aujourd’hui et d’une certaine manière d’ici à ce qu’ils peuvent donner leur avis

• //en politique pourquoi pas //leur avis

• 108 F : //alors enfin //oui mais enfin ce n’est pas parce qu’ils sont manipulés

• par la //publicité qu’ils devraient être citoyen, //à part entière

• 109 M : //non mais //non mais bien sûr c’est ça, c’est ça euh cela dit-il y aussi les manipulations politiques /hein qui valent largement celles de la

• 110 F : /oui

• 111 M : publicité. La question qu’il se pose mais je dirais que là je n’ai pas de réponse aujourd’hui, j’essaye d’y réfléchir, c’est effectivement quels sont les points sur lesquels on doit non pas arrêter la démocratie radicale il n’en est pas question, d’abord parce qu’elle est très difficile à arrêter mais on doit euh poser en quelque sorte des règles du jeu euh à respecter. Effectivement l’école est un, est un des points les plus sensibles mais ce n’est pas le seul

• 112 F : et quels autres par exemples

• 113 M : euh je pense par exemple que le la place des enfants, la place des enfants dans la communauté citoyenne est un des points sur lequel il y a à s’interroger aussi bien en terme de responsabilité pénale aujourd’hui par exemple qu’en terme de responsabilité citoyenne moi je suis de ceux qui sont partisans de l’abaissement considérable de l’âge du droit de vote

• 114 F : () mon dieu et ce serait, //ce serait [rire] ce serait un tout autre sujet mais alors

• 115 M : //[rire]

• 116 M : [rire] ce serait un autre sujet vous pourrez en parler

• 117 F : alors Jacques Devitte à vous la parole de conclusion sur la grandeur si vous le souhaitez ou sur la démocratie radicale

• 118 D : oui et ben écoutez, je suis aussi inquiet enfin sur ce concept de ’démocratie radicale’ et est-ce qu’il n’y a pas et notamment chez chez Tocquevil déjà des prémonitions de ce genre de situation est-ce que, si je me souviens bien, donc il y a des passages où on sent bien qu’il met en garde contre une radicalisation de l’esprit démocratique qui euh, se renverserait contre la démocratie elle-même. Pour moi c’est ça le problème enfin, cette démocratie radicale qui n’aurait plus de frein et ben ce serait quelque chose qui saperait la démocratie elle-même, qui conduirait, à son à son implosion voilà mais comment à l’intérieur de l’esprit démocratique a apporter des limites à la démocratie et ben c’est un des grands problèmes

• politiques //auquel nous sommes constamment confronté

• 119 F : //et oui

• 120 F : et peut-être un certain problème esthétique aussi

• 121 D : et que l’on //retrouve dans le, dans le champ

• 122 F : //c’est c’est

• 123 F : c’est la question quelle est la part la place pour la grandeur dans le monde démocratique, c’est une question que nous avons traité dont nous avons parlé aussi il y a quelques semaines avec Mona Ozoufs et Pierre Manante autour de Tocqueville et d’Henry James le thème justement très Tocquevilien de la nécessité ou non de modérer la démocratie en tout cas je voulais remercier Yves Michaux et Jacques Devitte pour cette discussion, je rappelle Yves Michaux le litre de votre livre ’la crise de l’art contemporain’ il est paru aux presses universitaires de France euh, et je voudrais aussi rappeler le titre du livre de Sbinew Herbert ’Mr. Cogito et autres poèmes’ qui est publié chez Fayard et c’est Mr. Cogito et la musique pop’ est le poème que j’en ai extrait tout à l’heure. La semaine prochaine nous parlerons des intellectuels français face à la tragédie algérienne avec François Gèse et Bernard Henri-Levy.