Introduction générale

La construction des grandes infrastructures de transport relève toujours d’une décision de la Collectivité. Les raisons d’une telle implication publique sont multiples, tout autant contemporaines qu’historiques. Si les considérations liées au déplacement des troupes vers les frontières ne sont pas aussi systématiquement déterminantes que sous la Troisième République, d’autres arguments maintiennent ou renforcent au contraire le rôle de la puissance publique. On n’en citera que deux pour étayer cette évidence. La première tient au montant toujours élevé des capitaux à mobiliser pour la réalisation de tels équipements. Non seulement l’état-banquier est souvent lui-même financeur de ces investissements, mais son seul rôle de régulateur implique son intervention. Une autre considération tient à l’importante consommation d’espace qui accompagne toujours de telles constructions. Source de litiges financiers, mais aussi symboliques et politiques, ces expropriations ne pourraient guère s’opérer sans une mise en jeu de la légitimité de la puissance publique.

Pour nécessaire qu’il soit, cet engagement direct porte en lui une exigence de justification des équipements envisagés. Que l’état use de son pouvoir pour faire se concrétiser certains projets et, éventuellement, en repousser d’autres, implique aussi que la collectivité sache mettre en scène l’intérêt de tel ou tel investissement. Des générations d’hommes politiques se sont alors employées à produire des discours de légitimation des choix d’infrastructure. Ceux-ci sont longtemps demeurés fondés dans une véritable foi en le progrès : puisqu’il désenclavait les campagnes, y apportant par-là sa modernité, le chemin de fer serait source de richesse. Plus tard, après l’exode rural auquel le chemin de fer n’est pas étranger, c’est surtout aux zones urbaines qu’elle reliait que l’autoroute devait porter la prospérité.

Puis le discours a dû se complexifier. L’état a fait de « l’aménagement du territoire » l’une de ses prérogatives importantes dans la seconde moitié du XXè siècle. Du même coup, il a dû s’efforcer de rationaliser la justification de ses choix en matière de transport, appelant techniciens, puis scientifiques pour l’étayer. Dans un contexte de décentralisation politique, il a perdu le monopole de la construction et de la mise en scène de la légitimation (Ollivier-Trigalo, 2000). Dans un contexte socio-économique de plus en plus multiforme, le contenu même du discours s’est trouvé de plus en plus fréquemment mis en doute. Les certitudes déterministes selon lesquelles on pouvait invoquer les « effets » d’une infrastructure de transport comme on peut évoquer le résultat d’une addition se sont peu à peu émoussées.

Chacun, institutions, responsables politiques, techniciens et scientifiques, s’est dès lors attaché à reconstruire un discours plus pertinent, mieux adapté aux réalités du moment. En cherchant à mieux comprendre comment l’offre de transport ferroviaire à grande vitesse s’insère dans la société contemporaine, le présent travail s’inscrit dans ce mouvement. Il s’inscrit également dans l’histoire d’une équipe de recherche qui depuis presque trente ans et ses premiers travaux sur l’observation des transformations induites par une autoroute sur les zones traversées, a cherché à renouveler méthodes et analyses autour des liens entre transport et société.

C’est dans ce contexte particulier que la mise en service de la première ligne TGV entre Paris et Lyon a permis au Laboratoire d’économie des Transports de mettre en pratique, depuis le début des années 80, les propositions méthodologiques qu’il avait pu avancer pour rompre avec le déterminisme des « effets structurants ». C’est à travers cette antériorité que s’explique le choix de traiter de la grande vitesse ferroviaire. C’est plus largement sur cette expérience et les résultats accumulés depuis que repose le présent travail. Il s’inscrit dans la continuité de l’effort initié alors visant à renouveler les représentations de la relation transport-espace, ou même transport-société. On verra en effet que ces représentations ont largement évoluées. De plus en plus s’impose le précepte selon lequel une transformation de l’offre de transport est d’abord le produit d’une société avant, éventuellement, de participer en retour à son évolution. Cependant, la mise en pratique de cette hypothèse, en matière d’évaluation des grands investissements dans le champ des transports notamment, montre encore de sérieuses limites. En proposant d’en élargir le cadre d’analyse, ce travail entend contribuer à les repousser.