L’offre de transport comme dispensatrice de richesse

En ouvrant les marchés, en permettant la production et les échanges, le transport est une source de richesse en toutes circonstances et pour tous. Dans ce cadre, les effets de l’amélioration de l’offre de transport apparaissent de manière automatique. En ce sens, l’offre de transport constitue un actif économique, puisqu’elle produit des richesses, générique, puisqu’elle est à la disposition de tous. Voilà exposée brièvement la première représentation que l’on peut repérer concernant l’appréhension des liens entre transport et société.

Cette représentation est largement prégnante dans les discours politiques. Les débats récents qui ont agité le microcosme français autour de la nécessité de réaliser une ligne ferroviaire à grande vitesse entre Paris et Strasbourg en fournissent, après de multiples autres, un exemple édifiant. Jean-Marc Offner (1993) a déjà souligné que « ‘le paradigme de la causalité linéaire [...] a bonne presse parce qu’il permet de dire des choses simples, de fournir des explications univoques’ ». L’analyse du fonctionnement du discours politique et de son besoin de simplismes (ou de symboles) pourrait faire l’objet d’une application passionnante au champ des transports. Ce n’est pas l’objet du présent travail. On notera simplement, d’une part que l’alimentation du discours politique est un aspect important de la demande sociale s’adressant aux analystes des transports et, d’autre part, que le discours politique véhicule une représentation déterministe en termes d’effets (habituellement positifs) de l’offre de transport sur la société.

Au niveau du discours politique, la remise en cause de cette représentation déterministe est pourtant aujourd’hui nettement perceptible. On peut en premier lieu se demander si elle ne participe pas d’un mouvement plus vaste de décrédibilisation du discours univoque dans une société que les citoyens perçoivent comme étant de plus en plus complexe. Mais c’est surtout de l’irruption des préoccupations écologiques dans les débats sur les infrastructures de transport que vient le changement. Les argumentaires construits sur une opposition au productivisme prennent par nature le contre-pied de ceux qui font de l’abaissement des obstacles aux déplacements le déterminant de progrès de nature socio-économique. Les oppositions, moins idéologiques, des riverains (le syndrome « nimby » – not in my backyard – dénoncé par les technocrates qui se posent en dépositaires de l’intérêt général) procèdent finalement de la même démarche lorsqu’elles reviennent à retenir des considérations de qualité de vie face aux prévisions de trafic des projeteurs. Les discours déterministes sur les effets socio-économiques de l’offre de transport ne sont donc plus les seuls tenus. Ils voient en outre leur efficacité, mesurée en terme de réalisations concrètes, fortement entamée.

Le même type de lien déterministe entre transport et société fonde en partie la méthode qui demeure, comme le souligne Guy Joignaux (1997), la plus utilisée en matière d’évaluation technico-économique des investissements dans le domaine des transports. Reposant sur quelques hypothèses de micro-économie classique, la méthode coûts-avantages consiste en effet, comme son nom l’indique, à recenser puis à sommer les avantages et les inconvénients monétarisables qui peuvent être retirés d’un projet. Elle fonctionne donc complètement dans une logique linéaire puisqu’elle implique d’établir un lien de causalité simple entre un fait (un investissement) et ses conséquences socio-économiques (par exemple l’avantage que retirent les usagers des gains de temps qui leur sont procurés ou de la possibilité de se déplacer qui leur est offerte). Une critique de la méthode coûts-avantages n’a pas sa place ici. On notera simplement avec intérêt que cette causalité simple n’apparaît plus aujourd’hui aussi opérationnelle que par le passé. La mesure du trafic induit par une infrastructure amène en particulier de plus en plus souvent les techniciens à envisager une relation plus complexe entre le développement de l’offre de transport et la valorisation collective de ses usages (cemt, 1998) (1).

Enfin, au sein de la théorie économique, les modèles les plus usuels – qu’ils traitent de localisation (Weber, Isard, Moses), d’aires de marché (Lösch, Hotelling) ou de l’usage du sol (von Thünen) – intègrent tous la distance à travers une fonction de coût de transport. Dans ce cadre, le lien est par nature direct entre l’amélioration de l’offre de transport et les conséquences – généralement bénéfiques – que les entrepreneurs peuvent en retirer. De ce point de vue, le modèle core-periphery, proposé par Paul Krugman et en vogue actuellement chez les économistes s’intéressant à l’espace, ne diffère pas de ses prédécesseurs. Les coûts de transport demeurent l’une des variables qui déterminent la localisation des activités (Calmette, 1994 ; Krugman, 1991). L’une de ses spécificités est cependant d’offrir plusieurs solutions pour une configuration donnée des variables. Ce sont alors les conditions initiales, l’histoire et ses aléas, qui vont influencer la solution finalement adoptée (2). Le modèle intègre donc une dose de contexte socio-historique et une pincée de rationalité des agents (par anticipation auto-prophétique) (Ragni, 1995). Il s’éloigne ainsi de la matrice linéaire initiale.

Les modèles spatiaux théoriques récents marquent de réels progrès. Les phénomènes qu’ils mettent en évidence permettent une compréhension nouvelle des évolutions passées. Cependant, les approches en terme de coûts de transport se révèlent foncièrement inadaptées à décrire un monde économique dans lequel la compétition ne porte pas seulement sur les coûts. Le développement d’une concurrence hors coûts, fondée en particulier sur la capacité d’innovation et de réaction, semble caractéristique des évolutions du système productif de l’après-fordisme (Veltz, 1993). Du point de vue des économistes aussi, l’approche déterministe paraît montrer ses limites.

Ce rapide examen montre en premier lieu que, concernant la relation transport-société, la représentation causale directe est encore largement actuelle au sens où elle fonde nombre de spéculations intellectuelles et de pratiques concrètes. Dans le même temps, il est apparu de plusieurs points de vue que les habits du déterminisme semblent aujourd’hui trop étroits pour continuer à avancer, sauf à accepter de les porter de manière moins rigide. Enfin, de multiples problématiques tentent désormais de se passer de ces oripeaux. C’est un bilan contradictoire qui se dégage finalement d’une représentation intellectuellement dépassée mais qui conserve une redoutable efficacité.

Notes
1.

)011Voir en particulier l’article de Phil B. Goodwin, ’Trafic supplémentaire induit par la construction de routes : preuves empiriques, incidences économiques et implications politiques’, pp. 151-238.

2.

()011Un autre modèle contemporain, développé par W. B. Arthur, adopte un point de vue identique (Arthur, 1990).