L’offre de transport à valoriser par les acteurs

Selon la représentation développée ensuite, la valorisation d’une offre de transport est déterminée par la capacité des acteurs à intégrer cette offre dans leur activité. On est là tout proche du discours qui fait du transport une condition permissive du développement. Selon cette vision, l’offre de transport n’est plus un élément par lui-même créateur de richesse : elle nécessite une mise en valeur. La reconnaissance de cette nécessaire mise en valeur amène aussi à distinguer les acteurs qui sauront la mener à bien : au lieu d’être le deus ex machina d’un territoire, l’infrastructure se socialise en s’insérant dans des rapports sociaux divers.

C’est dans ce cadre que se situe aujourd’hui l’essentiel du discours technico-économique concernant – la terminologie est éloquente – la valorisation des infrastructures de transport. Cette valorisation implique de la part des pouvoirs publics l’adoption de « mesures d’accompagnement » à même de concrétiser des potentialités. Elle conduit à des stratégies très volontaristes qui ne sont pas toujours couronnées de succès. À ce niveau, la rupture avec la période précédente est ténue puisque l’on discerne souvent, cachée sous les « mesures d’accompagnement », les mêmes prémisses fondamentalement déterministes d’une causalité devenue indirecte. On a pu évoquer à ce sujet une « ‘rhétorique des effets structurants conditionnels ’» (Claisse et Duchier, 1995).

Dans le même temps, la politique des mesures d’accompagnement répond aussi à l’évolution du contexte institutionnel. Elle multiplie en effet les espaces possibles de négociation entre partenaires institutionnels et accompagne donc l’affirmation des nouveaux pouvoirs qu’ont obtenus les responsables des collectivités territoriales. Cette politique permet enfin de reconnaître dans la pratique que les infrastructures sont forcément appréciées de points de vue multiples : l’itinéraire de grand transit n’aura pas comme vocation unique d’assurer la fluidité de la circulation, mais également (à travers un aménagement paysager ou une aire de service « animée ») celle de valoriser un patrimoine touristique local par exemple

Cette évolution ambivalente des pratiques est liée à un renouvellement plus important de la réflexion scientifique. On a en effet assisté, dans les milieux de la recherche appliquée aux transports et à l’aménagement, à la remise en cause de l’existence d’un lien de causalité simple entre l’amélioration d’une offre de transport et les transformations des structures économiques et sociales des zones desservies (Plassard, 1976). La dénonciation de ce que l’on peut appeler le « déterminisme de fait » a conduit à poser avec plus de force que le système de transport est produit par la société et qu’il participe, en retour, de son évolution. Les comportements de mobilité ont été identifiés comme les principaux vecteurs de ce jeu d’actions et de rétroactions. Ces avancées importantes ont permis de proposer et de mettre en oeuvre une méthodologie pour analyser l’insertion dans un contexte socio-économique donné d’une modification de l’offre de transport qui repose justement sur l’observation des comportements de mobilité. Il y a donc lieu de distinguer les deux aspects, théorique d’une part et méthodologique de l’autre.

Au plan théorique, il faut bien avouer que l’effort n’a pas été poursuivi avec beaucoup d’assiduité dans ce domaine par les socio-économistes des transports. Ainsi, la nature des liens entre système de transport et système social n’a pas été systématiquement explorée. Après avoir remis en cause le « déterminisme de fait », François Plassard (1976) s’est aussi attaqué au « déterminisme d’intention » : il avance en effet que la décision de modifier l’offre de transport ne peut au mieux procéder, par rapport à des objectifs sociaux, économiques ou spatiaux, que du pari informé. Il s’agit de reconnaître comme irréductible l’incertitude que fait peser la complexité d’une construction sociale sur son évolution éventuelle. La seule prolongation identifiée de ces réflexions est constituée par les ouvertures tentées autour de la notion de congruence, comme l’avait proposé Jean-Marc Offner (1980).

La construction de cet auteur débutait par une critique du déterminisme causal articulée autour de deux thèmes : le premier pose la technique comme une production sociale et non l’inverse, le second analyse la décision et les effets comme des « inventions technocratiques » dont on peut rejeter l’autonomie et la rationalité. Dans ce cadre, l’appréciation de l’opportunité d’un investissement en transport implique de replacer ce dernier dans son contexte. Il s’agit de mettre en évidence « l’adéquation » des mesures envisagées aux objectifs poursuivis, la « convergence » et la « concomitance » de transformations urbaines, économiques ou sociales que la mise en place d’une nouvelle offre de transport pourrait accompagner. Ces « congruences » articulent alors les tendances de long terme et les stratégies plus immédiates des acteurs (Offner, 1985).

D’un certain point de vue – et moyennant un contresens évident – la notion de congruence a pu d’ailleurs apparaître bien empreinte de la stratégie des « mesures d’accompagnement » déjà évoquée : le mot sera repris pour plaider une « congruence » des investissements. Mis à part ce détournement, la méthode des congruences, comme on peut dénommer cette proposition, ne semble pas avoir donné lieu à d’autres approfondissements théoriques. Évoquée par l’auteur à propos de l’évaluation de projets urbains (Offner, 1985), elle n’a semble-t-il jamais été reprise ailleurs (3). Elle ne suscitera presque aucun écho. Les limites du cadre spatial et temporel d’analyse d’éventuelles congruences, la position stratégique assignée aux objectifs explicites des principaux acteurs, voire à leur volontarisme, sont autant d’éléments qui n’ont de ce fait pas été assez affinés. De même, la position défendue par François Plassard d’un rôle essentiel joué par la mobilité dans l’interaction transport-espace n’a pas été suffisamment critiquée. Sans doute fondait-elle une méthodologie dynamique, répondant en cela pour partie aux voeux de Jean-Marc Offner, qu’il s’est ensuite agi de mettre en oeuvre. Les voies par lesquelles la société produit l’offre de transport, en particulier, ont largement été délaissées.

Du point de vue des méthodes d’investigation, l’utilisation systématique d’enquêtes de mobilité a permis, d’un point de vue empirique, de progresser dans la connaissance des phénomènes qu’il s’agissait d’étudier. Le principal de ces progrès est venu de la prise en compte de variables caractérisant non plus seulement le coût de transport, mais également la nature des échanges réalisés. Le système explicatif mis en place à cette occasion s’est donc révélé davantage pertinent avec les évolutions du moment. L’analyse des évolutions des comportements de déplacements liés à la mise en service des TGV sud-est puis Atlantique a notamment permis de mettre en relation les transformations qualitatives du trafic à des dynamiques économiques ou sociologiques exogènes (Cointet-Pinel et Plassard, 1986; Klein et Claisse, 1997).

Néanmoins, l’effort de renouvellement n’a pas été assez conséquent pour éviter le piège de l’empirisme. S’appuyant sur les propositions de François Plassard, l’analyse s’est focalisée sur les évolutions concrètes de la mobilité. Dans les faits, seules des évolutions de court terme ont pu faire l’objet d’un examen rigoureux. En outre, la mise en oeuvre des observations s’est traduite par l’étude des comportements de déplacement plutôt que de la mobilité. D’une construction théorique initiale extrêmement large – le système de transport produit du système social – on est arrivé à des observations très ponctuelles. Non seulement celles-ci sont difficilement généralisables car spécifiques à un contexte géographique particulier et à une situation de l’offre de transport. Mais en plus, elles ne permettent pas de replacer les déplacements observés ni dans la sociabilité globale des individus enquêtés, ni dans l’économie générale des firmes pour lesquelles, le cas échéant, ils voyagent.

On peut d’ailleurs avancer cette même critique d’un cadre spatio-temporel d’analyse trop restreint à d’autres méthodes mises en oeuvre de manière complémentaire. Les observatoires socio-économiques mis en place autour des autoroutes restent par nature focalisés sur la zone d’impact potentiel. Ils sont essentiellement actifs pendant la période de travaux et quelque temps après la mise en service. Leur problématique, résultant d’arbitrages avec les élus locaux, est largement orientée par leurs préoccupations (4). Ils manquent alors de points de référence extérieurs à cet environnement local pour être en mesure de rompre radicalement avec des analyses déterministes des transformations concomitantes à la mise en service d’une autoroute.

Enfin, il n’y a pas lieu d’insister sur le fait que les analyses de stratégies d’acteurs sont, elles aussi, soumises par nature à un contexte local. D’autres travaux, d’horizons divers, ont en effet entrepris de contourner l’obstacle en faisant par exemple dépendre l’apparition d’éventuelles conséquences découlant d’une modification de l’offre de transport des stratégies adoptées par les acteurs en présence. Mais les fondements de ces stratégies ne sont jamais totalement explicités et les analyses présentées concluent souvent, comme le constate Pascal Berion (1998), à une causalité indirecte.

D’autres approches encore, modélisatrices, calculent de la même manière des « potentiels » plutôt que des prévisions (par exemple : Simmonds et Jenkinson, 1997, ou dans le même ouvrage, Jensen-Butler et Madsen, 1997). Moins tourné vers l’évaluation de projet, Dieter Biehl (1991) opère la même transformation en évaluant le rôle des infrastructures dans le développement régional à travers le calcul de potentiels de productivité.

Cet exemple illustre comment le calcul de potentiel est une tentative pour redonner de la pertinence à une relation déterministe démentie par les faits. L’auteur accepte tout d’abord sans discussion l’assertion selon laquelle une meilleure dotation en infrastructure accroît la productivité. Ensuite, il explique qu’il convient en fait de calculer des potentiels de manière à laisser la possibilité à la prise en compte d’autres variables. La non-coïncidence de ces potentiels avec les valeurs réellement constatées est ensuite expliquée par une structure économique ou par des coûts de main d’oeuvre inadaptés à l’utilisation optimale de la capacité des infrastructures dont la région observée est dotée (Biehl, 1991, p. 13). Comme on acceptera d’une part un certain niveau de variabilité que l’on jugera, avec raison, irréductible au modèle utilisé et vue, d’autre part, la multiplicité des variables à travers lesquelles on peut décrire structure économique et coûts de main d’oeuvre, il paraît clair que l’on doit ainsi être en mesure de rendre compte dans tous les cas de l’écart entre potentiels théoriques et valeurs observées ! Ce faisant, la traduction en une réalité économique et sociale du fait technique de l’offre de transport est partiellement occultée. Elle est admise, moyennant un petit détour, comme une évidence.

Ainsi, les recherches menées depuis 20 ans sur le thème ’transport et société’ ont ouvert de nouvelles voies d’investigation. Elles ont indéniablement marqué un progrès dans l’observation et la connaissance des phénomènes. Néanmoins, dans un cadre théorique pourtant construit avec cet objectif, elles n’ont que très rarement permis d’explorer véritablement les interactions entre les deux termes.

Notes
3.

()011Le papier initial, de 8 pages, présenté lors d’une rencontre de recherche du CNRS (g.r.e.c.o. « transport et espace ») et repris à ce titre dans les actes, ne semble pas avoir fait l’objet d’une publication dans une revue.

4.

()011Une bande de vingt à trente kilomètres autour de l’infrastructure, avec parfois la prise en compte d’un pôle d’activité plus éloigné ; un échéancier d’une dizaine d’année entre un “point zéro” effectué avant le début des travaux de construction et une dernière phase d’études environ trois ans après la mise en service de l’infrastructure ; un pilotage dans un cadre partenarial et un financement partagé : ces caractéristiques sont précisées par Guy Joignaux et Jean-François Langumier (à paraître) dans le chapitre concernant les enseignements de ces expériences au sein d’un ouvrage en préparation sur les relations transport-espace (Burmeister et Klein eds.).