L’offre de transport partie prenante de la société

Il semble aujourd’hui que l’on voit se développer des recherches selon lesquelles l’offre de transport demeure en premier lieu le produit d’une société et d’un système technique qu’elle participe ensuite, à travers ses usages, à faire fonctionner, et donc à faire évoluer. Le renouvellement vient de la tentative de tirer de manière systématique les enseignements de cet axiome. Compte tenu de ce que les comportements de déplacements ne constituent vraisemblablement pas la seule voie d’interaction entre le système de transport et le système social, ces recherches sont alors amenées à donner un contenu plus précis à ce processus d’échanges réciproques. évidemment, plusieurs pistes ont été ouvertes.

Il est dans l’ordre des choses que les sciences politiques soient l’une des disciplines où, le plus tôt, la question des conséquences d’une décision s’est trouvée dépassée par des questionnements sur les origines et la nature même de cette « décision ». La Critique de la décision de Lucien Sfez (1981 pour la 3ème édition), en s’articulant sur une triple remise en cause radicale de la linéarité, de la rationalité et de la liberté, en est une illustration d’autant plus éclairante que la « méthode du surcode », qui en est issue, a été appliquée à l’analyse du cheminement de deux projets d’infrastructures de transport : le R.E.R. et l’Aérotrain (voir pp. 362-382 et Sfez, 1973).

Depuis, et pas toujours sur la base d’une critique aussi radicale, les connaissances se sont affinées. Dans l’introduction de son analyse du conflit lié au TGV Méditerranée, Jacques Lolive (1999) mentionne successivement les travaux de Pierre Müller sur le rôle de l’état et les politiques publiques en France, ceux de Pierre Lascoume sur les modes d’action des associations environnementalistes, etc. Cette connaissance accrue des divers acteurs en présence s’articule à la fois sur une théorie de l’action et sur des observations de terrain pour montrer combien le processus décisionnel concernant les infrastructures est un processus social complexe et inscrit dans la durée.

Il est aussi dans la démarche de la sociologie de l’innovation que pratiquent Michel Callon et Bruno Latour de chercher à comprendre comment sont produites les sciences et les techniques plutôt que de se focaliser sur ce qu’elles transforment à leur tour. C’est là le point de départ de leur méthode d’observation de la science et la technique « en train de se faire », de La science en action (Latour, 1989, éditions La Découverte). Pour demeurer dans le champ des transports, on peut s’arrêter quelques instants sur quelques enseignements que Bruno Latour tire de l’échec du projet Aramis (un métro automatique constitué de véhicules en libre-service dont l’usager pouvait déterminer lui-même la destination sur un réseau maillé) : la nécessité, pour le promoteur du projet, d’impliquer concrètement ses « alliés » éventuels dans sa définition, la « traduction » de leurs objectifs afin qu’ils puissent les poursuivre à travers la réalisation dudit projet, « l’amour », enfin, de la technique, c’est à dire la reconnaissance de son existence, de son autonomie (5), de son rôle d’entité « non humaine », mais acteur à part entière du projet et donc de la société (Latour, 1992a). Il s’agit bien sûr d’abord d’une mise en perspective, désormais classique, du jeu des acteurs qui éloigne de la représentation de l’inventeur génial pour prendre en compte un processus collectif. La pleine intégration de la technique en tant que telle dans les jeux sociaux est un apport plus nouveau tant les deux domaines sont traditionnellement envisagés de manière séparée.

La science économique s’est également attachée à comprendre la production de l’innovation et ses cheminements. De multiples voies ont été explorées. On peut citer rapidement l’imbrication des processus d’innovation dans des constructions socio-territoriales parfois approchées en termes de « milieux innovateurs » (Revue d’Économie Régionale et Urbaine, 1999). Il faut mentionner la définition du rendement croissant d’adoption qui relie fortement les choix technologiques qui jalonnent l’histoire d’une innovation à sa diffusion et ses usages (Foray, 1992). Enfin, on peut retenir ici les approches théoriques autour de la notion de croissance endogène dans la mesure où elles réussissent, comme le modèle de Barro (1990), non seulement à intégrer le stock de biens publics – notamment les infrastructures de transport – parmi les facteurs de croissance, mais aussi, en sens inverse, à établir un lien entre le niveau de croissance et l’accumulation de capital public.

Enfin, puisque la technique est enfin restituée dans son contexte institutionnel, social et économique, il reviendra à la philosophie d’avancer que « la technique est une culture » (Beaune, 1984). Malgré les avancées qu’elles permettent, ces approches disciplinaires restent souvent partielles. Appliquées à un projet de transport, elles n’en abordent au mieux qu’un aspect, parfois étroit, et sont rarement associées de matière explicite. Mais surtout, leur usage dans une procédure d’évaluation demeure tout à fait exceptionnel.

Notes
5.

()011La reconnaissance de l’autonomie de la technique ne signifie pas ici qu’elle soit extérieure au social, tout au contraire. Bruno Latour (1998) peuple les “forums hybrides” où sont débattus les controverses collectives de ces “entités non-humaines” que sont les composantes réputées techniques d’une question. Elles y portent leurs contraintes et leurs dynamiques propres. Elles y ont, au même titre que les “entités humaines”, droit de cité : “il n’y a pour les choses et les gens qu’une seule grammaire et qu’une seule sémantique” (Latour, 1992b). Il s’agit là d’une autre manière de rendre le “oui et non” que répondait Adorno à la question de l’autonomie de la technique (Ascher, 1997).