Un cadre d’analyse transversal

À partir de ses travaux concernant la communication, Patrice Flichy développe, dans un ouvrage récent, une théorie de l’innovation technique (Flichy, 1995). Elle repose en premier lieu sur l’affirmation selon laquelle la technique est une partie du social et qu’elle ne peut être envisagée séparément de celui-ci. Se fondant sur les acquis de la sociologie interactionniste, l’auteur situe le processus d’innovation à la croisée de « mondes sociaux ». Ces « mondes sociaux » s’élaborent dans l’action collective permise par un niveau suffisant de partage de perspectives par un groupe d’individus. Dans cette logique interactionniste, les « mondes sociaux » permettent d’articuler les niveaux macro- et micro-sociaux (Mendras et Forsé, 1983, chap. 5). À ces mondes sociaux et à l’action collective qui leur est propre, s’attache un « cadre de référence socio-technique », composé de valeurs, de conventions, de savoir-faire particuliers.

Ce schéma paraîtrait statique si chacun des objets définis n’était pas en constante évolution. La confrontation de différents « mondes sociaux », en particulier au sein de processus d’innovation, génère l’apparition de nouveaux « cadres de référence », plus larges. Cette confrontation s’opère simultanément, et en interaction, sur les deux dimensions constitutives des cadres de référence en présence : sur le « cadre de fonctionnement » qui englobe les caractéristiques et les connaissances techniques mobilisées pour produire et utiliser un artefact quelconque, et sur le « cadre d’usage » qui rend compte de la fonctionnalité sociale de cette innovation et de ses contraintes (6).

L’intérêt de cette construction est ici de proposer une grille de lecture qui articule finement les deux dimensions fondamentales d’un système de transport : dans ce cas, le « cadre fonctionnel » renvoie évidemment à l’offre de transport alors que le « cadre d’usage » renvoie à la demande. Bien entendu, offre et demande sont évoquées ici avec un contenu social évident qui ne saurait réduire la première à l’énoncé technico-économique des conditions de prix, de temps de parcours et de coûts de production, ni la seconde à un volume de voyageurs.

Cette construction appelle également la prise en considération sans exclusive de champs d’analyse, d’échelles temporelles ou spatiales variées. Pour retracer l’histoire de la communication, Patrice Flichy (1991) évoque ainsi tout aussi bien les contraintes techniques que l’imaginaire collectif. Il s’appuie tout autant sur les évolutions de long terme des modes de vie que sur les événements instantanés de la vie des inventeurs. Il mobilise à la fois la conjoncture économique mondiale et les transformations urbaines de telle ou telle ville américaine.

Malgré ces apports, cette grille de lecture transversale reste par essence très orientée vers la compréhension du processus de définition d’un objet technique. En cela, elle n’est que partiellement adaptée à l’analyse des relations qu’entretiennent la grande vitesse ferroviaire et la société. En effet, on retiendra du TGV trois caractéristiques expliquant cette relative inadéquation. La première tient à ce que le TGV, en tant qu’objet, est d’abord un train très classique. Il s’inscrit dans un processus d’innovation, largement incrémental et d’ampleur plutôt limitée, qui le distingue fortement des exemples souvent utilisés de l’apparition de l’électricité, du téléphone ou de l’ordinateur. Le TGV est en effet une adaptation directe des techniques ferroviaires classiques. La mise au point, très rapide, d’un prototype opérationnel puis des véhicules mis en exploitation ne semble faire apparaître presque aucun de ces “saillants rentrants” (reverse salients), ces points durs dont le dépassement marque le processus d’innovation caractéristique des grands systèmes techniques selon Thomas Hughes (1998). Seuls, et ce n’est pas négligeable, les concepts commerciaux d’exploitation présentent de réelles originalités, sur lesquelles on reviendra au chapitre 3.

Découlant de cette réalité, une seconde caractéristique est que la grande vitesse est un service avant que d’être un objet matériel. Cela est également vrai pour les exemples précédents alors que, paradoxalement, et en dépit de l’introduction de la notion de « cadre d’usage », c’est leur qualité d’objet qui va plutôt focaliser l’attention. L’histoire du téléphone par exemple, analysera comment, parmi les usages sociaux possibles de la transmission du son, la conversation à distance l’emportera. Mais, et c’est là que la qualité d’objet l’emporte, elle insistera beaucoup sur les conséquences de cette bifurcation en termes de structuration du réseau (réseau maillé plutôt qu’en arbre), en termes de design de l’appareil (l’écouteur individuel avec le micro associé, etc.). Les relations du TGV à la société transitent semble-t-il de manière plus exclusive à travers les comportements de déplacement et les pratiques de mobilité qu’il permet, le niveau de confort offert à bord ou la structure du châssis (pourtant importante du point de vue de la sécurité) apparaissent plus secondaires.

La troisième caractéristique est la modestie de sa diffusion et, corrélativement, l’absence de monopole de cette technique relativement aux services qu’elle délivre. Cette dernière caractéristique distingue fortement le TGV d’autres Macro-Systèmes Techniques (Gras, 1997), électrique ou électronique en particulier évoqués par Renate Mayntz (1995) par exemple et bien entendu Thomas Hugues (1983) (7). Il est en effet entendu que le monde serait à peu de chose près identique à ce qu’il est même si la grande vitesse ferroviaire n’existait pas. De la même manière, entre la voiture sur autoroute et l’avion, le TGV n’offre pas des performances ni des possibilités de déplacement absolument irremplaçables.

Ces trois caractéristiques impliquent sans doute d’insister, davantage que ne le fait Patrice Flichy, sur ce qui est totalement extérieur à l’objet et ses usages, sur son contexte général. Comprendre comment un objet tel que le TGV a pu apparaître dans un contexte sociétal particulier est un sujet qui a déjà été traité (Revue d’Histoire des Chemins de Fer, 1995). Même si, évidemment, il n’est pas épuisé pour autant, il se révèle moins essentiel que de concevoir comment cet objet-service s’intègre parmi les évolutions de ce contexte. La réalité du TGV ne peut pas être seulement celle d’un cadre de référence qui s’élabore petit à petit à travers la confrontation des « mondes sociaux » de ses promoteurs, de leurs « alliés » et de ses usagers « pionniers ». Le « cadre de référence » du TGV est pour partie défini depuis longtemps. Des adaptations, des évolutions sont encore de mise, mais la dynamique qu’elles apportent n’annule pas l’inertie, la stabilité d’un « cadre socio-technique » déjà bien établi. Plutôt qu’une innovation, la grande vitesse ferroviaire est une « technique en usage » au sens de David Edgerton (1998).

David Edgerton insiste sur les fortes connexions qui relient l’histoire générale à l’histoire des « techniques en usage » et souligne que l’histoire des innovations, au contraire, s’en détache. On peut alors comprendre que le fait d’envisager le TGV principalement comme une « technique en usage » doive conduire à prendre en compte des évolutions de longue période et non pas seulement les transformations perceptibles entre les deux vagues d’une enquête avant-après. Mais, cet élargissement de l’horizon temporel d’analyse ne peut se suffire, il appelle de la même manière un élargissement spatial et thématique. Le recours à « l’histoire générale » revient alors à analyser l’insertion de la grande vitesse dans les principales dynamiques de la société contemporaine.

En suivant cette suggestion, on peut alors proposer de compléter le schéma explicatif de Patrice Flichy en immergeant explicitement « cadre fonctionnel » et « cadre d’usage » dans un environnement englobant, plus vaste, que la figure ci-dessous dénomme « la société » pour en montrer l’étendue et la diversité.

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Schéma : Le cadre socio-technique d’analyse de la grande vitesse

Les représentations en termes de causalité linéaire de la relation transport-espace cherchaient à repérer les transformations de l’environnement envisagées comme conséquences directes d’une modification de l’offre de transport. Par un premier retournement, la problématique désormais habituelle de l’innovation consiste à comprendre comment s’articulent les dynamiques de société au sein d’un projet pour le façonner. La perspective est ici à nouveau renversée puisqu’elle tente de saisir comment les caractéristiques d’une offre de transport viennent s’inscrire dans des dynamiques de société qui lui sont en très large partie extérieures.

Bien sûr, on choisira d’analyser, parmi les dynamiques sociales, celles qui paraissent pouvoir s’appuyer, même très partiellement, sur une offre de transport ferroviaire à grande vitesse et sur ses usages. L’objectif n’est pas de montrer que les choses se passeraient différemment si le TGV n’existait pas : ce n’est en première lecture jamais le cas. Il s’agit en revanche de donner un sens, à travers son insertion au sein de tendances plus globales, à la grande vitesse ferroviaire prise comme artefact technique de transport, comme support de pratiques de mobilité, et pourquoi pas, comme vecteur de l’imaginaire collectif.

Notes
6.

()011Patrice Flichy prend l’exemple du passage du télégraphe au téléphone pour clarifier un peu ces distinctions. “Quand Bell décide, en 1875, d’abandonner le projet de télégraphe multiplex (transmission simultanée de plusieurs messages), sur lequel il travaille, pour faire de la téléphonie, il imagine un nouvel usage technique pour le réseau télégraphique : la transmission du son. Mais à cet usage technique peuvent correspondre plusieurs usages sociaux : transmission de la musique, transmission des messages vocaux, conversation à distance...” (Flichy, 1995, p. 126).

7.

()011En réalité, le train à grande vitesse ne semble pas constituer en soi un Macro-Système Technique (MST) tels qu’ils sont habituellement analysés. Ainsi que le rapporte Alain Gras (1997), Thomas Hughes isole deux phénomènes caractéristiques au sein du processus d’apparition et de croissance d’un MST : le “reverse salient” et le “momentum”. La difficulté, concernant le TGV, à identifier les “reverse salients” a déjà été évoquée. La diffusion de cette technologie ne permet pas non plus de repérer de “momentum”, cette inertie qui fait que, passé un certain seuil, la croissance devient exponentielle avant d’atteindre, selon l’image de la courbe en “S”, un maximum. En réalité, le TGV apparaît plutôt comme un simple composant d’un MST plus large – le système ferroviaire français – dont il participe, selon l’image de l’autopoïèse, “à la régénération interne [...] à partir d’éléments qui sont propres [à ce système]”(Gras, p. 84).