Un aller-retour entre le projet localisé et la technique générique ?

On est donc passé en quelques pages de la question « quelles sont les conséquences de la modification de l’offre de transport ? » à l’interrogation « comment l’offre de transport se trouve-t-elle transformée ? », puis à une autre : « Comment les transformations de l’offre de transport s’insèrent-elles dans les évolutions de la société ? ». Ce glissement d’une interrogation à l’autre a été argumenté sans, pourtant, qu’un autre changement de perspective, qui lui est lié, ne soit explicité. En effet, on est passé sans le dire, mais volontairement, du projet – une nouvelle ligne TGV par exemple – à une technique générique : la grande vitesse ferroviaire.

Les socio-économistes des transports se trouvent habituellement confrontés à la question déterministe posée en termes de causalité à propos d’un projet précis de modification de l’offre de transport. L’interrogation des responsables politiques, et la réponse de l’analyse coûts-avantages, porte sur l’opportunité de tel ou tel investissement. Celui-ci est localisé dans l’espace. Il l’est aussi dans le temps. La problématique de l’insertion de la grande vitesse ferroviaire dans les évolutions de la société est en revanche posée dans les pages qui suivent à l’intérieur d’un cadre spatial et temporel plus vaste, et plus lâche. Elle est géographiquement située en Europe occidentale, plutôt en France, sans autre précision. Elle concerne la période contemporaine, mais pas, par exemple le TGV-est dont les travaux doivent débuter en 2001 et dont la mise en service devrait intervenir en 2006.

Ce changement de perspective s’imposait-il dans la mesure où, sur un plan opérationnel, le choix de développer le réseau ferroviaire à grande vitesse se posera toujours projet par projet ? Dans cette mesure, effectivement, c’est bien au niveau de l’évaluation de chaque projet qu’il convient de proposer un cadre d’analyse non déterministe. À aucun moment de son parcours institutionnel, en effet, la technologie ferroviaire à grande vitesse n’aura fait l’objet d’une appréciation globale explicite de ses caractéristiques génériques. En fait, c’est à l’occasion de l’instruction de chaque projet que cette évaluation est réalisée, de manière implicite. Il n’est donc pas déplacé de proposer de prendre en compte les caractéristiques générales de l’artefact mis en oeuvre par un projet, quand bien même ces caractéristiques ne lui sont pas spécifiques.

Le cadre d’analyse non déterministe d’un projet peut pour partie être construit autour de la notion de congruence avancée par Jean-Marc Offner (1980). La présente proposition d’examiner la manière dont le TGV s’insère dans les évolutions de la société s’en inspire suffisamment. Elle tend pourtant à s’en écarter, d’abord en repoussant l’intentionnalité des acteurs : c’est aux tendances étrangères au système de transport que les caractéristiques de la grande vitesse ferroviaire sont confrontées, et non à des objectifs que d’aucun poursuivrait. Elle vise aussi à la compléter, justement en adoptant un cadre spatio-temporel d’analyse très large, dégagé des spécificités locales de tel ou tel projet et des particularismes de ses acteurs.

C’est ce second aspect qui donne son sens au présent travail. Il s’appuie sur le constat selon lequel l’absence de points de référence suffisamment extérieurs à l’environnement immédiat du projet conduit à survaloriser les explications causales. La prise en compte d’une échelle de réflexion plus large permet cette distanciation. Un premier article (Klein, 1998) avait déjà tenté de réinterpréter des résultats d’observations passées dans un cadre plus large : la perspective s’est avérée assez prometteuse pour essayer de systématiser la démarche (8). Le pari qui est posé ici est que les analyses globales envisageant l’insertion de la grande vitesse ferroviaire dans les évolutions de la société que contiennent les chapitres qui suivent pourront à l’avenir aider à interpréter les observations relatives à un projet donné. L’objectif est de permettre que soient introduites de nouvelles dimensions à l’analyse de contextes locaux précis. Cet élargissement de la recherche de congruences devrait amener à relativiser les enchaînements linéaires de causalités qui font encore trop souvent de la technique la source de transformations qu’elle subit en fait au même titre que les autres composantes de la société.

Ce faisant, l’analyse de la relation transport-espace ne fait que suivre l’évolution de la réflexion dans plusieurs disciplines proches. Ainsi, par exemple, un récent dossier thématique de la revue L’espace géographique (2000, n° 3, pp. 193-236) s’intéresse-t-il à la notion « d’événement spatial » en ce qu’elle permettrait d’articuler l’espace et le temps dans la réflexion géographique. Pour les historiens, habitués à ces questions, un événement est un fait suffisamment concentré dans le temps : il renvoie aux rythmes rapides de la conception étagée du temps braudelien (Le Goff, 1986). Mais l’événement est aussi un fait auquel on peut associer des changements, voire des conséquences (Ozouf-Marignier et Verdier, 2000). Les débats qui suivent renvoient alors directement à l’articulation d’échelles d’analyse, spatiales et temporelles, variées. Ces changements que déclenche, repère ou symbolise l’événement, ne peuvent s’interpréter, tant pour les historiens que pour les géographes, que restitués dans l’épaisseur d’une « polytemporalité » (Elissalde, 2000). C’est, dans la mesure où l’irruption de la grande vitesse sur une relation constitue un « événement spatial », un enseignement que l’on s’efforcera de suivre.

Les « évolutions de la société » à l’intérieur desquelles on peut tenter d’insérer la grande vitesse ferroviaire sont multiples. Il convient donc de préciser celles qui seront retenues ici et les arguments qui président à cette sélection.

En premier lieu, on ne s’intéressera désormais qu’au TGV comme moyen de transport utilisé par des voyageurs se déplaçant pour motif professionnel. Ce choix porte une part d’arbitraire qu’il faut reconnaître. La même problématique pourrait – et devrait – être mise en application concernant la mobilité à motif personnel. Sans doute, un certain nombre de réflexions qui figurent dans les chapitres suivants trouveraient-elles naturellement leur place dans cette autre tentative. D’autres, assurément, appelleraient un traitement différent, voire, seraient à omettre. Enfin, les thèmes liés à la sociabilité, à l’évolution des modes de vie et aux déterminants psycho-sociaux de la mobilité, par exemple, seraient à intégrer, remplaçant ceux concernant l’organisation des entreprises.

Arbitraire, un choix peut néanmoins s’expliciter. Celui-ci repose sur une expérience acquise au Laboratoire d’économie des Transports depuis plus de vingt ans concernant la mobilité d’affaires. C’est en effet autour des déplacements à motif professionnel que la question de l’incidence spatiale du TGV a été posée avant même la mise en service du TGV entre Paris et Lyon (Bonnafous, 1980). C’est sur ce segment de clientèle que les premières recherches ont été entreprises. En outre, la mobilité à motif personnel, plus hétérogène, est apparue moins révélatrice des transformations que le TGV était susceptible d’induire dans les comportements de mobilité et de ce fait moins facile à appréhender.

Partant de cette expérience acquise, un autre parti pris est venu étayer ce choix. La problématique générale qui vient d’être présentée appelle en effet à confronter la « socio-technique » de la grande vitesse ferroviaire aux tendances de société qui lui sont contemporaines. Parmi ces dernières, celles qui concernent la sphère économique semblent incontournables. Il est alors apparu naturel que le TGV soit prioritairement replacé dans le contexte de structures productives en évolution qui est le sien. Cet intérêt préférentiel, mais non exclusif, pour l’économique est finalement cohérent avec le choix a priori de privilégier l’analyse de la mobilité d’affaire.

Enfin, il faut bien l’assumer, le choix de se concentrer sur la mobilité à motif professionnel est aussi la conséquence d’une certaine instrumentalisation de la recherche dans ce domaine, résultat direct du déterminisme des interrogations auxquelles est soumis le milieu de la socio-économie. Combien d’emplois, combien de centres décisionnels, quel volume d’activité : c’est bien vers la sphère économique qu’oriente la commande.

Fondé sur ce choix initial, le travail qui suit est divisé en quatre parties d’ampleur inégale qui abordent chacune un domaine ou une échelle d’analyse. Dans chaque partie, des évolutions sont dessinées et la grande vitesse y est replacée soit en tant que production (le cadre fonctionnel relatif à l’offre), soit, plus souvent, en tant que pratique (cadre d’usage relatif à la demande).

La première partie aborde d’emblée les temps longs de l’accélération des moyens d’échange dont les hommes disposent. Le premier chapitre analyse ainsi l’accroissement des vitesses tandis que le second s’intéresse au renouvellement, qui lui est lié, des hiérarchies diverses qui organisent la société et son espace.

La seconde partie est celle de l’échelle macro-économique. Elle est abordée à travers trois thèmes qui renvoient à chaque fois à une dimension particulière du TGV en tant que système « socio-technique » de déplacement : l’épuisement du fordisme et la genèse du TGV alimentent le chapitre 3 ; la montée de l’information abordée dans le chapitre 4 se traduit tant dans l’offre que dans la demande de déplacements à grande vitesse ; enfin, la globalisation dont traite le chapitre 5 actualise le renouvellement des hiérarchies sociales auquel le TGV participe.

Ces deux premières parties sont, on le constate, délibérément orientées sur des analyses très globales du contexte sociétal de la grande vitesse ferroviaire. Le recours à l’histoire, tout d’abord, apparaît comme le point de passage obligé d’une tentative visant à élargir les perspectives mobilisées pour accroître l’intelligibilité du TGV. La prise en compte de macro-tendances affectant les structures économiques contemporaines répond à ce souci d’historicité. Même s’il s’inscrit dans un mouvement séculaire d’accélération des échanges, le TGV n’est pas un objet socio-technique intemporel. Il faut l’immerger dans sa propre époque, et donc aussi dans les tendances globales de son époque, pour mieux le comprendre.

Une fois posé ce cadre général, les deux parties suivantes traitent de manière plus spécifiques de l’organisation des structures productives. Elles correspondent donc grosso-modo à une focale intermédiaire : on évoque parfois, entre les niveaux micro- et macro-sociaux, l’échelle méso. Ce niveau de l’organisation est alors investi selon deux dimensions : le temps et l’espace. On retrouve ainsi les deux composantes fondamentales de la vitesse. On peut admettre, pour l’instant sans discussion, que les organisations productives se déploient dans l’espace. Le temps apparaît aussi de plus en plus souvent comme un élément déterminant de ce point de vue. Ilya Prigogine et Isabelle Stenger, par exemple, confortent ce constat : par analogie avec la physique mais posant explicitement l’hypothèse concernant les structures sociales, ils insistent en particulier sur le caractère déterminant de la variable temporelle dans les échanges entre éléments d’un système vis-à-vis du degré maximal de complexité que l’organisation de celui-ci peut atteindre (Prigogine et Stenger, 1989, en particulier p. 244-5).

La troisième partie est donc celle du temps. Elle débute par l’évocation des importantes mutations organisationnelles que connaît le système productif. La structure duale de leurs principales tendances est décrite au chapitre 6. C’est autour des évolutions contemporaines du temps social que les comportements de déplacements à grande vitesse sont articulés à ces mutations au chapitre 7. On verra comment changement et continuité sont inexorablement mêlés dans l’usage de la vitesse.

La quatrième partie aborde enfin la question de l’espace productif. Le chapitre 8 décrit les dynamiques qui le travaillent et les analyses qui permettent de les comprendre. Le neuvième et dernier chapitre est construit autour de la notion de métropolisation. Il fait de nouveau apparaître une structure spatiale duale. Il illustre enfin comment la grande vitesse, à travers de multiples dimensions, s’inscrit totalement dans cette nouvelle structuration.

La démarche suivie au sein de chaque chapitre est donc celle d’un aller-retour entre une dimension particulière du contexte sociétal et un ou plusieurs aspects la grande vitesse que l’on tente ainsi d’éclairer (9). Cette démarche impose donc de prendre soin d’expliciter à chaque fois l’analyse de société que l’on convoque. Pour autant, et malgré la place qu’elle occupe dans ce qui suit, l’analyse des « tendances lourdes » n’est pas en soi l’objet de cette thèse. On comprendra alors qu’elle repose entièrement sur la littérature existante et qu’elle s’attache à développer une lecture particulière, volontairement partielle et partiale, mais qui tente de rester cohérente, des phénomènes qu’elle aborde.

En regard, le traitement des différents aspects concernant la grande vitesse doit être plus original. Il repose également en partie sur la littérature existante, mais aussi sur le ré-examen de données d’observation de la mobilité. L’objectif n’est pas tant de conforter la lecture qui aura été choisie des « tendances lourdes » que de mettre en évidence comment cette lecture permet de ré-interpréter les analyses déjà produites à propos de la grande vitesse ferroviaire. Cette ré-interprétation ne conduira parfois qu’à confirmer des travaux plus anciens en soulignant comment ils repéraient déjà des éléments que la lecture des « tendances lourdes » a révélés comment étant centraux. Mais les résultats des analyses sociétales permettent aussi de compléter d’autres travaux, notamment ceux concernant le traitement des données d’observation de la mobilité.

Notes
8.

()011Les mesures empiriques de l’élasticité de la production par rapport au niveau de capital public accumulé sur une zone semblent indiquer que plus l’aire géographique considérée est étroite, plus l’élasticité mesurée est faible. L’explication selon laquelle “on ne peut mesurer l’effet d’un investissement public en examinant une zone géographique trop étroite” (Guellec et Ralle, 1997, pp. 107-108), encourage, même si la perspective théorique est différente, à ne pas considérer chaque projet dans son environnement étroit, mais aussi un cadre spatial élargi.

9.

()011Seuls les deux premier chapitres, “historiques”, adoptent en conséquence une démarche plus linéaire