Première partie :
Prendre la mesure
de la grande vitesse

« ‘C’est le début d’une longue marche qui va révolutionner la France. En l’espace de 20 ans, notre pays a l’ambition de construire un réseau à grande vitesse, qui couvrira tout le territoire et bouleversera les temps de parcours’ » (La vie du rail, 1990). Révolution, bouleversement, les termes employés par le magazine ferroviaire à propos du schéma directeur des lignes à grande vitesse seront sans doute jugés excessifs et trop partisans. Pourtant, la tonalité n’est guère différente dans la grande presse. Ainsi, dans Libération, peut-on lire dans un billet accompagnant la présentation de ce même schéma : « ‘Le TGV, en abolissant les distances, a bouleversé les modes de vie’ » (Lepinay, 1990). Le développement des transports ferroviaires à grande vitesse semble donc perçu comme un événement important par nos contemporains. Pourtant, chacun reconnaît facilement que le téléphone a apporté une modification bien plus radicale dans notre manière de communiquer. D’ailleurs, le téléphone portable n’a pas mis longtemps à remplacer le train le plus rapide du monde dans les discours célébrant la technique. Pour nuancer encore l’impact du TGV, on peut constater qu’en termes de durée de parcours, les performances qu’il permet n’apportent guère d’améliorations par rapport à celles réalisées habituellement par les transports aériens.

L’objectif ici n’est pas d’épiloguer sur les raisons de l’écart existant entre nos représentations collectives de la grande vitesse ferroviaire – telles que la presse les traduit du moins – et ce qu’un recul minimum nous rappelle rapidement. Le constat dressé très sommairement met en évidence la difficulté que l’on rencontre dès que l’on s’interroge sur la façon d’évaluer de la portée de cette innovation. En effet, les écueils sont multiples pour qui souhaite aborder avec un peu de rigueur la question du rôle joué par les trains à grande vitesse dans le devenir de notre société. On peut d’abord citer l’éclat toujours trop vif de l’actualité qui porte à ne croire qu’en ce que l’on voit. Ce phénomène est accentué par l’évolution des médias, et plus globalement, de la communication dans le monde occidental. Après l’âge de la parole puis celui de l’écrit, Régis Debray comme beaucoup d’autres nous voit aujourd’hui largement engagés dans l’âge de l’image. Il souligne, selon un constat largement partagé, le caractère éphémère de celle-ci : « ‘Le Somalien a chassé le Kurde et sera chassé demain par le Bengali ou le Soudanais’ » à l’intérieur d’un flux ininterrompu d’images. Il montre aussi comment dans ce contexte, « ‘le réel n’est plus mis à distance, le regard confond la carte et le territoire’ » (Debray, 1993). Concernant plus particulièrement les innovations touchant aux moyens de déplacement, on retrouve vraisemblablement cette même tendance à prendre l’évènement conjoncturel immédiat comme l’exacte traduction d’évolutions qui s’inscrivent dans la longue durée.

Plus fondamentalement, l’emphase de la presse pour rendre compte du TGV tient aussi au caractère mythique dont le train rapide a très vite été affublé. Ce véhicule ferroviaire s’inscrit en effet facilement dans la construction sémiologique du mythe selon Roland Barthes (1957) : au niveau de la langue, le signifiant est un objet matériel, un train de forme aérodynamique et de couleur orange ou gris/bleu ; le signifié est une offre de transport avec des caractéristiques données de prix et de performances physiques ; le signe est alors l’association des deux, un Train à Grande Vitesse avenant et performant. Au niveau du mythe, le signe de la linguistique devient le signifiant. Il nous signifie que l’être humain se libère peu à peu des contraintes du temps et de l’espace. Le TGV est – parmi d’autres – un signe du mythe du progrès.

Dans ce contexte, l’importance de l’objet technique nouveau est amplifiée. L’invention se voit dotée d’un statut messianique selon lequel elle va bouleverser les relations entre l’homme et la nature, voire entre les hommes. Dans ce discours, l’objet technique est premier ; il apparaît, abolit les distances, structure nos modes de vie et nos organisations sociales, ... puis sera supplanté par un autre outil qui renouvellera le rêve. Mais cette représentation occulte le fait que la nouveauté, fut-elle technique, est un processus d’ordre social : l’objet technique transforme nos pratiques dans la mesure uniquement où il s’insère dans notre société, dans nos échanges et dans notre imaginaire collectif. Dans la mesure aussi, où il mobilise nos capitaux. Son apparition elle-même, son invention, ne sort pas du néant. Elle demeure le dernier évènement d’un mouvement plus ou moins accentué de libération des hommes des pesanteurs terrestres. Elle est aussi, sur une échelle de temps plus courte, le résultat d’un processus d’innovation, arrangement entre acteurs sociaux au sein duquel la technique peut néanmoins avoir sa part d’autonomie (10).

Enfin, l’appréciation critique du rôle du TGV dans notre société se heurte au poids des lobbies ou des idées dominantes qui contribuent à enfermer la pensée dans des schémas pré-établis. Le domaine de la grande vitesse ferroviaire n’est pas, loin de là, à l’abri de ce type de pesanteurs. De tels grands équipements permettent en général l’expression de diverses rationalités collectives : la culture technicienne de l’entreprise ferroviaire, la culture technocratique des services de l’Etat ou, à l’inverse, la logique « individualiste » des riverains par exemple. Cela n’est pas nouveau. Une particularité des questions de transport est peut-être que, plus que d’autres thèmes, elles stimulent les capacités de projection des individus et sont l’objet de débats passionnés dans de nombreux milieux. Personnels politiques, militants associatifs, usagers, fonctionnaires ou riverains d’une ligne nouvelle, nombreux sont ceux qui ont un discours sur « le TGV ». Cette prégnance des transports dans l’espace de débat public tient peut-être à la forte charge symbolique de la fonction de déplacement – souvent associée à la liberté – mais aussi des infrastructures dont le caractère tangible interpelle l’imaginaire de manière spécifique.

Il ne s’agit pas ici d’opposer la raison et la démarche scientifique d’une part au domaine du sensible et au discours mythique d’autre part. La capacité évocatrice de l’objet technique ne lui est pas extérieure. Elle constitue au contraire l’une de ces propriétés spécifiques qui le relient à son environnement, au même titre que sa couleur ou son prix par exemple. Il serait donc tout à fait intéressant d’expliciter et d’analyser les représentations individuelles et collectives de la grande vitesse ferroviaire, de détailler les processus de leur formation. Ce n’est pas l’objet de ce travail centré sur la manière dont le TGV s’inscrit dans le fonctionnement économique de notre société. Dans ce cadre, il convient de rechercher les moyens de s’abstraire de l’immédiateté de la perception commune des transports à grande vitesse. Sans prétendre à une illusoire objectivité, un effort d’objectivation demeure en effet nécessaire à une démarche scientifique. Pour parvenir à prendre le recul indispensable, deux voies semblent de prime abord pouvoir être suivies :

Le second chemin, qui consiste à dimensionner l’objet d’observation après avoir construit les outils qui semblent adaptés à cette entreprise, est le plus habituel dans une démarche scientifique. à l’examen, il se révèle plus ardu qu’il y paraît d’abord. En effet, l’objectivité apparente d’un tableau de chiffres ou d’une carte présentant les résultats d’un critère d’accessibilité ne saurait masquer la norme sociale qui a conduit à représenter l’espace comme un coût, les réseaux de sociabilité comme une somme d’opportunités ou les besoins de déplacements comme les exigences de la mobilité d’affaires. Cette démarche, qui consiste à mesurer a priori la facilité d’accès à certains lieux ou certaines fonctions, et non à l’analyser a posteriori, apparaît fortement normative.

De fait, les mesures d’accessibilité ressortissent principalement de deux disciplines : la géographie et l’économie. Les mesures géographiques sont de nature plutôt descriptive. Elles font souvent usage d’indicateurs simples, temps ou coût par exemple, qui, même sous des habillages complexes destinés à rendre compte de la morphologie des réseaux, négligent pour l’essentiel ces questions de normes sociales (11). Le domaine des indicateurs plus élaborés est quant à lui une véritable jungle où l’on se heurte rapidement à la tentation du démiurge de chercher à expliciter les valeurs et les préférences de chacun et à celle, plutôt ludique, de s’enfermer dans les raffinements mathématiques et le détail des calculs d’indicateurs en occultant ainsi l’analyse sociale sous-jacente.

La conception économique de l’accessibilité dénote pour sa part d’une démarche utilitariste. Il s’agit, en rapportant la facilité d’accès des lieux aux opportunités de déplacements qu’ils offrent (nombre de résidents, d’emplois, surface commerciale, etc.), d’éclairer le décideur public (Koenig, 1974 ; Bonnafous et Masson, 1999). Mais les préférences du décideur restent exogènes, laissant ainsi entière la question de leur explicitation. En dépit de leur intérêt, les analyses en terme d’accessibilité paraissent en conséquence peu adaptées à l’objectif d’éclairer la manière dont le TGV s’inscrit dans les dynamiques économiques et sociales qui lui sont contemporaines. C’est donc plutôt par une rétrospective historique que l’on cherchera dans un premier temps une appréhension plus large de la grande vitesse ferroviaire.

Dans ce cadre, on pourrait choisir d’examiner la question du rôle des infrastructures de transport dans la société d’aujourd’hui du point de vue des effets qu’elles induiraient sur leur environnement. Les efforts pour remonter dans le temps seraient alors justifiés par la recherche d’analogies : à deux transformations comparables des conditions de déplacements à deux époques différentes – ce qui implique peu ou prou de pouvoir raisonner toutes choses égales par ailleurs –, on devrait pouvoir associer deux ensembles de conséquences sociales très voisines. Mais, dans une autre perspective, où les infrastructures sont à la fois conséquences et éléments de transformation des structures sociales, les procédures heuristiques se trouvent quelque peu bouleversées : on ne cherche plus dans le passé – ou plutôt dans les représentations que l’on en retient – des analogies susceptibles de donner lieu à généralisation. L’ambition est ici de comprendre comment, à différentes époques, l’accélération des déplacements s’est inscrite dans les structures et les pratiques sociales, et finalement de vérifier que l’on peut lire l’histoire de l’accélération de cette manière.

En l’occurrence, cette problématique historiographique vise deux objectifs : resituer « l’événement-TGV » par rapport à d’autres évolutions de société d’une part, et ébaucher la représentation des relations entre transport et société développée par la suite d’autre part. Dans cet esprit, c’est d’abord en termes d’invariances – on parlera de « permanences » – que sera lue l’évolution des réseaux de transport. Cette manière de relativiser la nouveauté du transport ferroviaire à grande vitesse n’interdit cependant pas a priori d’interpréter en termes de rupture certaines évolutions.

Deux types de permanences dans l’histoire des transports seront ainsi mis en évidence, que le développement de liaisons ferroviaires à grande vitesse prolonge :

à chacun de ces deux stades de l’analyse, on vérifiera donc que ces permanences s’inscrivent, à chaque époque, à l’intérieur des mouvements de la société. Souligner ces continuités permettra à la fois d’expliciter quelques caractéristiques fondamentales de la mobilité à grande vitesse aujourd’hui et de relativiser l’interprétation trop immédiate que l’on risque de tirer des observations contemporaines.

Pour séduisante et nécessaire qu’elle apparaisse, l’inscription dans l’histoire de manière à relativiser la portée des innovations actuelles en matière de transport ne s’avère pas très aisée à l’usage. En effet, pour le non-historien, la masse des données, des témoignages, impressions et autres indices des conditions de déplacement à différentes époques ne semble pouvoir être mise en ordre que par les historiens eux-mêmes. à chacun son métier. Or, et c’est surprenant, il s’avère qu’ils sont peu nombreux à s’être attachés à l’histoire des transports. Christophe Studeny, en introduisant sa thèse, souligne ainsi le vide existant en la matière : « alors qu’on aura bientôt défriché des pans entiers de la vie quotidienne, le versant de la mobilité reste quasiment vierge » (Studeny, 1990).

Malgré le constat de cette lacune, ou peut-être aussi à cause de lui, il semble possible d’inscrire le développement de la grande vitesse dans des évolutions intéressant des périodes longues. Le mouvement continu le plus aisément repérable est lié à l’accélération des déplacements. De nombreuses cartes visualisent le phénomène. Reste à le préciser et à établir une grille de lecture permettant de mettre côte à côte avec quelque profit les progrès dont il est question aujourd’hui et ceux qui ont bousculé nos aïeux. Liés à l’augmentation des vitesses, l’évolution de l’envergure des réseaux de transport, ou leur densité sur le territoire présentent également quelques régularités. Toutes ces transformations doivent, elles aussi, être resituées dans leur époque afin de bien identifier ce qui relie de manière indissociable l’accélération des déplacements aux transformations de la société. On terminera cette première section en s’éloignant quelque peu de ce passé tellement présent. Dépassant la recherche de permanences de long terme, on cherchera à comprendre dans quelle mesure le TGV participe à la construction de ce monde fini qui romprait enfin les liens entre le temps et l’espace.

Même si ce domaine n’a guère encore été exploré par les historiens, les fruits de leurs travaux ne se limitent pas à ces aspects matériels – mais essentiels à la compréhension – des conditions de réalisation des déplacements. Les fonctions économiques et sociales de cette mobilité ont bien sûr attiré leur attention. Fernand Braudel assure même qu’il faut commencer par « distinguer entre circulations diverses : au moins une circulation haute, au moins une circulation basse... » (Braudel, 1986, tome 3, p. 258). On verra donc que, selon une physique obstinée, ces circulations hautes sont aussi les plus rapides, depuis longtemps, mais aussi les plus riches en contenu et en rapport pour leurs commanditaires et bien sûr celles qui se développent sur les distances les plus longues.

On comprendra en conclusion de ce détour par l’histoire qu’il est nécessaire d’aborder des phénomènes a priori largement extérieurs au système de transport si l’on veut donner un sens aux évolutions de ce dernier.

Notes
10.

()011On pourra, comme Robert Cresswell (Jamard, 1999), hésiter à peupler le processus d’innovation, à la manière de Bruno Latour (1987), d’entités hétérogènes, acteurs humains et non humains se combinant de manière presque indifférenciée au sein de réseaux d’association. En revanche, il convient de se défendre d’une vision « socio-détermiste » qui retirerait à la technique toute autonomie.

11.

()011C’est par exemple le cas dans les trois approches géographiques en termes d’accessibilité présentées dans l’ouvrage collectif dirigé par Alain Bonnafous, François Plassard et Bénédicte Vulin (1993).

Il convient néanmoins de rappeler ici les travaux de l’école de Géographie de Lund, en Suède, dans les années 70. Centrés sur la question de la structuration de l’espace-temps des individus en société, ils ne se cantonnent pas à la mise en forme des grandeurs “objectivables” de la mobilité : temps, distance, coûts, etc. . En revanche, comme le souligne Anthony Giddens (1984, p. 164), “le point de départ de [cette] géographie de l’espace-temps est [...] le caractère routinier de la vie quotidienne”. Ces travaux sont donc essentiellement tournés vers la mobilité quotidienne, plutôt en milieu urbain. Ils se focalisent également sur les comportements et les perceptions spatio-temporelles des individus. Ces caractéristiques n’en font pas un outil théorique très adapté à l’analyse de l’observation de la grande vitesse ferroviaire dans les structures économiques de la société contemporaine.