Après le calme, la tempête

L’origine de la rupture et les premiers signes de l’avènement de la seconde période, celle d’une « accélération accélérée » des vitesses de déplacement, ne peuvent pas être datés précisément. On peut parfaitement le relier au renouvellement des valeurs, et notamment à « l’installation définitive du mythe, voire même du fantasme, du progrès », qui a marqué le Siècle des Lumières (Poche, 1996, p. 99). On peut tout autant suivre Anthony Giddens (1990) et faire remonter l’origine de cet ébranlement de la société européenne à la Renaissance et à la reformulation complète qui s’est opérée à cette époque de la place de l’homme dans le monde . Cette période, et « les grandes découvertes » qui ont marqué cette ouverture au monde, est également analysé par Jacques Attali (1991) comme le passage « du monde de l’équilibre immobile à celui du déséquilibre, de la marche en avant ». Néanmoins, concernant les aspects plus matériels et dans sa perspective d’une évolution ininterrompue, Maurice Daumas fait largement consensus en situant l’émergence d’un nouveau « complexe technique » sur la période 1775-1820.

Quoi qu’il en soit, François Caron (1997) confirme la profondeur de cet ébranlement. Il met en évidence, dans le premier chapitre de son Histoire des chemins de fer en France, les multiples facettes (administratives, politiques, techniques, etc.) de l’amélioration du réseau routier au cours du XVIIIè siècle (12). Cherchant à justifier le choix de 1830 comme point de départ de son étude, Christophe Studeny (1990, p. 9) explique ainsi que « l’histoire de la vitesse ne connaît pas de démarrage localisé dans le temps ». « Mais autour de cette année 1830, poursuit-il, se condensent des effets diversifiés de l’accélération du mouvement en France. Mouvement politique et économique, mouvement dans les transports... ». En effet, l’on peut constater une tendance à l’augmentation des vitesses bien antérieure au XIXè siècle. On peut surtout observer dès le moyen-âge des rythmes d’échanges bien supérieurs à celui de la marche (13). Mais ces fièvres anciennes restent toujours circonscrites : elles ne concernent jamais qu’un champ limité, situé très en haut de la hiérarchie des activités humaines, ou qu’une localisation géographique et une époque très restreintes. C’est ce que veulent illustrer les cartes des nouvelles en route pour Venise présentées ici.

De ce point de vue, la caractéristique de l’ère qui s’ouvre avec la révolution industrielle est la généralisation de cette augmentation des vitesses. Le développement du réseau ferroviaire est complété dans un premier temps par une large diffusion de l’attelage avant de se voir concurrencé par l’automobile. Ainsi, jusqu’aux capillaires les plus fins, les communications connaissent-elles une nouvelle vigueur. Eugen Weber (1983) insiste sur la rupture de l’isolement, dans la seconde moitié du XIXè siècle, qui caractérisait l’espace rural de la France et en faisait jusqu’alors « un pays de sauvages ». Toutes les activités, à des niveaux certes fort différents, sont prises d’une hâte jusque là inconnue. Cette allure nouvelle n’est pas circonscrite aux seuls déplacements physiques. Christophe Studeny le montre en de longues pages, elle embrasse plus largement les comportements, les idées, les techniques, les organisations sociales, ... l’Histoire dans son ensemble.

Cartes : Nouvelles en route pour Venise
« Les lignes isochrones, de semaine en semaine, indiquent en gros les temps nécessaires au voyage des lettres qui, sur sur les trois croquis, vont toutes vers l’Italie. [...]
Les différences d’une carte à l’autre peuvent paraître, selon tel ou tel axe, très importantes. Elles sont dues à la multiplicité des courriers, selon les urgences de l’actualité. En gros, les lenteurs de la dernière carte rejoignent celles de la première, alors que les délais sont parfois nettement moindres pour la seconde carte. La démonstration n’est pas péremptoire... »
(Fernand BRAUDEL, 1979, Civilisation matérielle..., tome 1, cartes et légende pp. 374-375)

Notes
12.

()011Sur le même thème, voir aussi Pierre Léon et Charles Carrière (1970) qui soulignent aussi les multiples insuffisances du réseau des routes royales et du système de transport de l’ancien régime. Ils concluent à une quasi-stagnation des vitesses (p. 177) et une diminution partielle et très hétérogène des coûts de déplacement (p. 180).

13.

()011Bertrand Gille (1978), dans son histoire des techniques, confirme à chaque époque, pour chaque « système technique », des innovations importantes concernant les transports. Dans une comparaison de la voie maritime et de la voie routière entre l’Italie et les Pays-Bas à la charnière entre le Moyen-âge et la Renaissance, John Munro (1999) dresse aussi le constat d’innovations importantes. Mais, note-t-il, les progrès techniques de l’industrie navale n’ont qu’un faible impact sur les coûts de navigation qui dépendent en premier lieu des contextes politiques et commerciaux ainsi que du niveau de sécurité physique dont peuvent bénéficier les activités d’échange. Finalement, la compréhension du partage des trafics entre les voies terrestres et maritimes repose sur une appréhension de la société beaucoup plus large que l’énoncé des performances potentielles des techniques disponibles.