Continuité dans le changement : moins de temps

Cette époque d’accélération et de multiplication des déplacements est pleinement la nôtre (Willener, 1990). On en restera, sur un plan général, aux présomptions que semblent alimenter les bouleversements du monde ces dernières années et l’on s’attachera seulement à préciser dans quelle mesure l’évolution des moyens de communication induit une filiation du siècle débutant et des précédents. L’évolution des vitesses de déplacement offre de ce point de vue l’illustration la plus immédiate de ce phénomène.

Encadré : évolution des temps de parcours ferroviaires au départ de Paris- 1814-2010 -
Grâce aux données recueillies par Christophe Studeny, deux séries chronologiques distinctes de temps de parcours ferroviaires au départ de Paris ont pu être reconstituées. à chacune d’elles correspond un échantillon différent de seize villes souvent situées près des côtes ou des frontières françaises. La première (en blanc) porte sur un siècle, de 1814 à 1913 (source : M. Meude, Les voies terrestres, Paris, 1927, tableau reproduit par Studeny, 1990, annexes A, p.50). La deuxième série (données grisées dans le tableau), qui s’étend de 1870 à 2010, vient compléter la première pour permettre une mise en parallèle des évolutions passées avec celles qu’impliquerait la réalisation du schéma directeur des lignes à grande vitesse. Les années 1870 et 1936 sont issues de cartes présentées p. 42 et 45 de la même thèse. Les années 1980 et 2010 ont été reconstituées par nos soins à partir de documents SNCF.
On a tout d’abord calculé pour chaque année retenue la somme des temps de parcours pour l’ensemble des villes. Pour rapporter les deux échantillons l’un à l’autre, on a ensuite recalculé le total théorique de l’année 1870 par interpolation linéaire entre les valeurs de 1867 et 1887. Le même coefficient de passage (total théor. 1870/total 1870) a enfin été appliqué aux valeurs de 1936, 1980 et 2010 pour obtenir la ligne Tot. théo. qui permet de comparer les deux séries. Le graphique est alors tracé sur une échelle semi-logarythmique à partir d’une base 100 en 1814.
1814 1834 1854 1867 1870 1887 1913 1936 1980 2010
Calais 40h 28h 6h40 5h30 5h30 4h32 3h15 3h07 2h56 1h30
Dunkerque 7h20 3h32 2h47 1h30
Lille 34h 22h 4h50 4h30 4h30 3h50 2h54 2h42 1h59 1h00
Mézière 34h 22h 17h00 5h18 5h26 3h00
Metz 7h10 4h12 2h40 1h30
Strasbourg 70h 47h 10h40 10h10 10h10 8h49 7h15 5h17 3h48 1h50
Mulhouse 11h20 6h07 4h12 2h15
Belfort 59h 39h 17h51 10h23 7h15 5h27
Besançon 57h 37h 15h51 9h06 8h00 6h15
Genève 75h 48 19h51 14h00 11h55 11h30 10h 8h39 5h42 2h30
Nice 140h 98h 65h30 23h48 23h30 18h24 14h32 12h30 9h45 4h00
Marseille 112h 80h 38h20 16h15 13h58 10h25
Montpellier 112h 77h 42h49 17h01 15h38 12h34
Perpignan 27h25 14h09 8h32 3h40
Toulouse 104h 70h 31h15 20h11 15h13 11h00
Bayonne 116h 64h 27h45 16h10 16h10 11h51 9h58 8h45 5h48 2h50
Bordeaux 10h55 5h55 4h08 2h05
La Rochelle 72h 41h 19h25 10h33 9h11 6h51
Orléans 2h00 1h30 0h57 0h53
Nantes 56h 37h 9h33 8h27 8h27 7h23 5h37 4h40 2h55 2h00
Brest 87h 61h 36h00 16h10 16h10 13h31 10h10 7h49 5h33 3h14
Cherbourg 8h25 5h04 3h06 2h40
Le Havre 31h 17h 5h15 4h25 4h48 4h10 2h44 2h24 1h55 1h25
TOTAL 1199 788 368,6 192,0 175,8 158,7 122,0 96,4 66,7 33,4
Tot. théo. 1199 788 368,6 192,0 187,0 158,7 122,0 102,5 71,1 35,5
base 100 100 65,72 30,74 16,01 15,60 13,24 10,18 8,55 5,93 2,96

Grâce aux compilations effectuées par Studeny, on peut en effet retracer la diminution des temps de parcours – essentiellement ferroviaires – au départ de Paris depuis l’époque napoléonienne. Le graphique ci-dessous illustre l’évolution de ces temps de parcours et l’encadré ci-contre détaille les informations utilisées pour ces calculs.

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Graphique : évolution des temps de parcours terrestresau départ de Paris, 1814-2010

Sur près de deux siècles, on constate donc un mouvement continu d’accélération des déplacements. Les deux premiers tiers du XIXè siècle sont marqués par une évolution particulièrement rapide. Ils correspondent à l’amélioration du réseau routier et à la systématisation des services de postes et de diligence (1814-1834), puis à la mise en place du réseau de chemin de fer (jusqu’en 1867) (14). Les périodes suivantes traduisent l’amélioration régulière des vitesses de circulation des trains, mais à un rythme beaucoup plus lent qu’auparavant. Cette dynamique modérée perdure jusqu’à nos jours (1980). La réalisation complète d’ici 2010 du schéma directeur des TGV adopté en France en 1990 permettrait de relancer le mouvement d’accélération des échanges, mais sans toutefois retrouver un rythme d’évolution comparable à celui que la construction des chemins de fer a permis autour de 1850. L’apparition de la grande vitesse ferroviaire s’inscrit donc assez clairement dans la continuité des tendances du passé.

à trop se laisser accaparer par le traitement des données que l’on manipule, on risque de manquer de souligner la tendance générale d’une diminution vertigineuse des temps de parcours, et donc des dimensions de la France. On peut certes considérer avec circonspection la précision du facteur 30 représentatif de la réduction de la durée des trajets en deux siècles. Pourtant, l’ordre de grandeur de l’évolution est donné : il est important et doit être souligné. Mais, puisque le défaut est tenace de rester fasciné par ses propres chiffres, regardons-y à deux fois. On aperçoit alors que la croissance de la production, pour ne considérer qu’un indicateur très général, est au minimum tout aussi vertigineuse pendant ces deux cent années (15). Ces phénomènes d’intensification des échanges et de la production ne sont pas isolés. Ils marquent l’emballement de toute une époque jusqu’à nos jours, tel que cela vient à l’instant d’être mentionné. Leurs dimensions même expliquent que cette accélération embrasse toute la société, peut-être autant, de manière dialectique, qu’elles sont elles-mêmes expliquées par ce caractère global.

Pour en revenir aux calculs présentés ici, il reste que de nombreuses lacunes pourraient paraître fragiliser ces résultats trop flagrants. La principale objection est que les données utilisées ne sont pas homogènes s’il s’agit d’analyser les vitesses de déplacement des personnes. En effet, jusqu’en 1913 les temps de parcours des services de poste, puis des chemins de fer représentent les possibilités les plus rapides, voire les seules, de voyager. Ces deux modes assurent pendant toute cette période l’essentiel des déplacements interurbains de voyageurs. Après la seconde guerre mondiale, ce sont les performances des déplacements réalisés en voiture, puis peut-être également en avion qu’il aurait fallu de plus en plus souvent retenir pour se référer à la même logique.

Il faut en outre souligner que les télécommunications viennent depuis quelque temps déjà enrichir les moyens d’échanges dont nous disposons en posant les problèmes de distance et de vitesse de manière radicalement différente. Il convient encore de nuancer l’interprétation que l’on peut tirer du graphique précédent en considérant que l’accélération procurée par les moyens modernes de transport risque dans le futur de ne pas se diffuser de manière aussi homogène dans l’espace que ce fut en grande partie le cas au cours des deux derniers siècles. On verra plus loin que la logique de développement de l’offre de transport rapide n’est pas précisément une logique de diffusion. Il faut aussi souligner le poids écrasant de la population urbaine et de ses déplacements, essentiellement quotidiens, urbains également en majeure partie, pour lesquels ces calculs n’ont pas forcément grand sens.

Enfin, il convient de mentionner le caractère exagérément optimiste de l’hypothèse de développement de la desserte ferroviaire à grande vitesse adoptée pour l’année 2010. Non seulement le choix d’un échantillon de liaisons radiales, Paris-Province, renforce l’impact de l’offre TGV, mais en outre, il est depuis longtemps acquis qu’une bonne partie des projets inscrits au Schéma Directeur de 1990 et dont la réalisation sert de base aux calculs, ne seront pas menés à bien, ni en 2010, ni plus tard. Si l’on avait reculé l’horizon de mise en oeuvre complète de ce schéma, ou si l’on avait considéré que seule la moitié ou les trois quarts des projets devaient voir le jour, l’effet spécifique de la grande vitesse dans ces deux siècles d’accélération serait encore plus faible.

En fait, même si elles tendent à nuancer les résultats numériques obtenus, toutes ces considérations poussent à la même conclusion : elles portent à relativiser l’importance, dans une perspective de longue durée, du développement du TGV qui s’inscrit davantage dans les tendances pré-existantes qu’il ne marque une rupture. En ce sens, elles ne remettent pas en cause, bien au contraire, la conclusion que l’on peut tirer du graphique présenté. En revanche, elles appellent sans nul doute à dépasser ce niveau pour intégrer d’autres éléments à l’analyse. C’est ainsi qu’il paraît clair que le temps de parcours n’est pas le seul obstacle que l’éloignement oppose au voyageur.

Notes
14.

()011On remarque que la croissance des vitesse de déplacement est largement entamée avant l’apparition du chemin de fer. Concernant la Grande-Bretagne, Patrick Verlay (1997, p. 200) signale une réduction de moitié des durées de voyages routiers entre les grandes villes entre 1750 et 1770, puis une réduction de même ampleur de 1770 à 1830. Pour la France, François Caron (1997) confirme largement les constatation et de Studeny et de Verlay : il montre l’amélioration du réseau routier tout au long du XVIIIè siècle, mais sans conclure quant aux vitesses ; en revanche, il mentionne plus qu’un doublement des vitesses entre 1800 et 1840 (p. 65 par exemple). Comme cela a déjà été mentionné, Pierre Léon et Charles Carrière (1970, p. 177) observent pour leur part une stagnation des vitesses tout au long de l’ancien régime. En France, l’accélération semble donc pouvoir être datée de la Révolution voire, après la forte dégradation des dernières années de l’Empire, de la Restauration (Léon, 1976, p. 245).

15.

()011Aux états-Unis, par exemple, on peut observer l’évolution d’un indice de production des biens manufacturés durables de 1865 à la veille de la première guerre mondiale. Avec une base 100 fixée en 1899, on part en 1865 d’une valeur 10 pour atteindre un niveau d’environ 180 en 1910 (sources : E. Frickey, 1947, Production in the United States, Havard University Press et A. Hansen, Business Cycles and National Income, p. 25, plusieurs graphiques repris par Maurice Niveau, 1984, pp. 181-186). Par ailleurs, une estimation du revenu par tête, toujours aux états-Unis, calculée en dollars constants de 1929 donne une valeur de 212 $ en 1809 et de 1140 $ en 1950 (sources : W.S. Woytinsky et E.S. Woytinsky, 1953, World Population and Production Trends and outlook, Twentieth century Fund, New-York, p. 383, tableau reproduit par Maurice Niveau, 1984, p. 94).