Continuité dans le changement : moins d’argent

En effet, la diminution des temps de parcours depuis au moins deux siècle n’est pas demeurée un phénomène isolé. Globalement, les performances des moyens de déplacement se sont à l’évidence accrues. La fiabilité et la sécurité, le confort et la disponibilité de l’offre, pour ne s’en tenir qu’aux composantes de la qualité d’un service de voyageurs, ont connu une amélioration qui serait peut-être plus difficile à quantifier, mais qui n’en est pas moins réelle (16). On admettra, qu’au-delà son importance propre, le coût du déplacement rend compte de ces multiples dimensions.

L’appréciation de l’évolution du coût du déplacement sur une longue période est cependant impossible à réaliser simplement et sans limites importantes. En effet, ramener l’ensemble des prix relevés sur une longue période à une unité de compte unique est une opération toujours délicate. En outre, s’il s’agit de mesurer l’obstacle financier à la mobilité, il faut aussi prendre en compte l’élévation du niveau de vie (17) et analyser la part des transports dans les dépenses des ménages et des entreprises. La complexité d’une telle reconstitution et la fragilité des hypothèses qu’elle impliquerait conduisent à accepter telle quelle l’intuition selon laquelle l’obstacle au déplacement représenté par le coût des voyages a, en première approximation, diminué assez régulièrement au cours des deux siècles considérés. Cette intuition est largement confortée par la baisse des niveaux tarifaires que l’on peut constater.

Dans le chapitre traitant des transports de l’Histoire quantitative de l’économie française, Jean-Claude Toutain (1967, p. 277) donne ainsi quelques informations intéressantes à ce propos. Il met par exemple en évidence une décroissance continue des tarifs ferroviaires de 1840 à 1913 qui passent de 7,1 centimes/V.K à 4 c/V.K.. Dans L’Histoire économique et sociale de la France, on trouve les chiffres suivant : de 7c en 1841 à 5,04 en 1880 (Léon, 1976, pp. 267-268) et de 5,2c en 1877 à 3,4 en 1913 (Caron et Bouvier, 1979, p. 126). Ensuite, l’existence d’une inflation non nulle provoque une hausse des prix en francs courants. Alain Bonnafous (1995), citant Michel Savy, évoque néanmoins une division par 7 du prix de la tonne.kilomètre entre 1841 et 1990. Pour Patrick Verlay (1997, p. 194), la diminution des coûts de transport tout au long du XIXe siècle ne fait pas de doute non plus. Il présente, concernant le déplacement des marchandises, des résultats par mode tout à fait éloquents. De même, Gérard Landgraf (1973, p. 32) évoque une réduction tarifaire de 17,8% sur les chemins de fer français entre 1890 et 1900. Concernant « le système de transport préferroviaire », c’est-à-dire la période avant 1840-1850, François Caron dresse le même constat (1997, p. 71).

La grande vitesse ferroviaire, d’un certain point de vue, n’est pas en rupture avec de telles évolutions. Le jeu de concurrence s’établissant entre les exploitants aériens et celui du TGV peut éclairer cet aspect. Le raisonnement s’appuie sur le seul fait qu’il existe une concurrence entre les deux modes. En effet, sur le court terme, les performances techniques de chacun d’eux peuvent être considérées comme fixées, celles du TGV étant dans le cas général un peu en deçà de celles de l’avion. La compétition porte donc principalement sur les prix, critère pour lequel l’avantage est globalement inversé. Le train, à performances comparables est donc moins onéreux – confirmant ainsi l’hypothèse de décroissance des coûts de transport – mais demeure suffisamment proche de l’avion pour qu’une concurrence s’instaure – infirmant de cette manière l’hypothèse d’une véritable rupture –.

Si l’on compare maintenant les tarifs du TGV à ceux qui prévalaient sur les trains classiques avant leur suppression, la conclusion est inversée. La perspective de longue durée adoptée dans ces pages oblige cependant à considérer ces hausses comme contingentes, comme des accidents de parcours en quelque sorte. Plusieurs considérations autorisent cette légèreté sur une question qui a fait l’objet de vifs débats, en particulier en France. Il faut d’abord constater que la politique de la SNCF a été plutôt versatile ces derniers temps concernant la tarification de la grande vitesse. D’abord tarifé au même prix, à peu de chose près, que le train classique, le TGV a ensuite été vendu le plus cher possible avant qu’enfin la SNCF choisisse de maximiser son trafic et non plus ses recettes unitaires. La montée régulière de la pression concurrentielle sur le système ferroviaire est un deuxième élément qui empêche vraisemblablement que la revalorisation des tarifs ferroviaires puisse être un phénomène durable. Enfin, il est difficile de raisonner les évolutions tarifaires de longue période en prenant comme base un mode – le train classique à grand parcours – qui ne constitue qu’une partie d’un système technique plus vaste, dont les performances semblent figées depuis de longues années et dont le niveau de service offert paraît socialement de plus en plus obsolète.

Notes
16.

()011Cet élargissement des préoccupations à d’autres caractéristiques que la seule vitesse permet aussi de revenir brièvement sur la controverse déjà mentionnée à propos du délai nécessaire à César et Napoléon pour rallier Lutèce (ou Paris) à Rome. Il est clair, en effet, que la disposition par le second de bêtes de traits qui, grâce au collier d’épaule, pouvaient acheminer des charges considérablement plus importantes, transforme la nature du trajet. La performance de la Grande Armée n’est en rien comparable à celle des légions romaines.

17.

()011D’après Yves Lequin, cité par Fernand Braudel (1986, tome 3, p. 198), la fortune moyenne des français aurait été multipliée, avec bien des inégalités, par 4,5 de 1825 à 1914.