Une histoire de seuils

La raréfaction des motifs de déplacement qui résulte de l’éloignement est un autre obstacle que dresse la distance face à la mobilité. Des hommes qui n’échangent pas parce qu’ils ne se connaissent pas, qui ne se connaissent pas parce qu’ils n’échangent pas... La circularité du jeu de causalité est évidente lorsque l’on accepte l’explication avancée par Fernand Braudel selon laquelle l’immensité explique la diversité. Elle présente ici l’intérêt de mettre en relief le fait que l’accélération des communications et l’évolution des besoins de déplacement sont indissociables.

Dans ce cadre, on peut proposer une nouvelle grille de lecture de l’histoire de la vitesse. Elle partirait de l’hypothèse qu’il est possible de mettre en évidence des seuils d’accélération dans le processus d’évolution de notre société. De tels seuils ne sont pas seulement déterminés par les progrès matériels des conditions de déplacement, mais également par le mode d’organisation de l’activité de transport et surtout par les besoins que créent les structures économiques et sociales de chaque époque. C’est la combinaison de ces éléments qui permet d’identifier des étapes particulières dans le mouvement continu d’augmentation des vitesses. Un seuil relève donc d’opportunités techniques, sociales et économiques qui se réalisent simultanément – à l’échelle de l’histoire du moins – pour un type donné de relations,

L’un de ces seuils est constitué par la possibilité d’effectuer un déplacement dans la journée. Il a fallu les aménagements routiers importants réalisés au XVIIIè siècle, l’augmentation des rendements agricoles permettant de dégager des surplus pour les échanges et enfin la montée en puissance – encore toute relative – d’une bourgeoisie négociante pour que cette étape soit atteinte – avec bien des inégalités – à l’échelon régional. Il convient néanmoins de reconnaître que ce premier niveau est celui pour lequel la formalisation proposée apparaît le moins nettement, sans doute parce qu’elle concerne une époque qui n’est pas encore celle de cette mise en mouvement que distinguent les historiens après la Révolution et l’Empire (18).

Si l’on se reporte aux données rassemblées par Christophe Studeny, le développement et le perfectionnement des chemins de fer n’ont réduit la France aux dimensions d’un voyage de 24 heures qu’aux alentours de 1870. Ce n’est pas par hasard si l’unification du marché national français se réalise pour l’essentiel à cette époque, précédée il est vrai de quelques décennies par la formation d’un espace politique et administratif. Pierre Léon (1976, p. 242), en introduction de son chapitre sur la conquête de l’espace national entre 1789 et 1880, insiste sur la convergence de nécessités politiques d’une part et commerciales d’autre part qui fonde cet élan (19). Il a fallu attendre la généralisation des vols longs-courriers pour que le monde soit également ramené aux mêmes dimensions. Mais ce changement peut-il s’envisager indépendamment d’un fort accroissement de la liberté de circuler et d’un formidable développement du commerce mondial ?

Aujourd’hui, le franchissement d’un nouveau seuil est à l’ordre du jour : il s’agit de rendre possible des déplacements aller-retour dans la journée en laissant une plage de temps importante disponible à destination. Lorsqu’en 1983 le TGV a offert cette possibilité entre Paris et Lyon, la réponse de la clientèle a été importante, prouvant par-là qu’un besoin de ce type est inscrit dans les modes de vie. On peut par exemple voir dans cette évolution une adaptation des comportements de mobilité aux possibilités offertes par les télécommunications. L’usage intensif de la « télé-instantanéité » entraînerait la montée d’une exigence de « pseudo-ubiquité » : la possibilité de voyager sans empiéter sur son programme d’activité, de manière transparente en quelque sorte (20).

Concernant les déplacements urbains, ce stade d’évolution est dépassé depuis longtemps (21). À l’échelle régionale, la voiture particulière permet déjà ce type de mobilité. En revanche, offrir cette possibilité – des déplacements contenus dans la journée – est au coeur des réflexions actuelles sur le devenir des transports collectifs à moyenne distance. L’allongement de la distance disqualifie définitivement les transports routiers. Sur de tels parcours, compris entre cinq cent et deux mille kilomètres, l’avion offre les performances requises pour que de tels allers-retours soient viables pour certaines activités ou certaines populations qui peuvent en supporter le coût. C’est plutôt la structure des réseaux de desserte, actuellement en évolution rapide, qui détermine les possibilités effectives. à un niveau à peu près équivalent, les trains à grande vitesse se positionnent fortement sur ce créneau que l’expérience du TGV entre Paris et Lyon a contribué à révéler. Les déplacements intercontinentaux enfin, sans introduction d’un nombre important d’avions supersoniques, stagnent actuellement au palier précédent.

Cette lecture de l’évolution de la rapidité des communications à travers le franchissement, à des échelles géographiques de plus en plus larges, de seuils dans les conditions de déplacement, amène à nouveau à la conclusion selon laquelle la grande vitesse ferroviaire s’inscrit dans le mouvement d’accélération de notre société sur le mode de la continuité. Le TGV n’est que la dernière manifestation de tendances bien anciennes. Cette lecture sur longue période a également permis de mettre une première fois en évidence l’interdépendance de l’offre de transport et de son environnement.

Notes
18.

()011En fait, dès cette période, l’unification de l’espace national est en France déjà entamée, avec des motivations essentiellement politiques et militaires, par une monarchie très centralisatrice. Le rôle de l’état, à travers l’action de ses grands commis que sont Sully ou Colbert, est ainsi souligné par Pierre Dockès (1969, pp.23-57). Toutefois, mises à part les liaisons avec les grands ports maritimes, les besoins commerciaux qui s’expriment, d’après la mention qui en est faite dans L’Histoire économique et sociale de la France (Léon et Carrière, 1970, p. 167), sont d’échelle régionale.

19.

()011Concernant l’exemple particulier de l’activité viti-vinicole, le lien entre l’établissement du réseau ferroviaire d’une part, le développement de la grande production de vin de consommation courante en Languedoc d’autre part et enfin sa commercialisation dans l’ensemble de la France est établi depuis longtemps par les géographes et les historiens. R. Caralp-Landon (1951) mentionne entre autres à ce sujet la thèse de l’historien de référence de la vigne et du vin, Roger Dion, datée de 1943. Marcel Lachiver (1988, p. 410 et suiv.) complète ces éléments de compréhension en invoquant la hausse de la population urbaine d’une part et l’augmentation du niveau de consommation individuelle d’autre part.

20.

()011Cette recherche de « pseudo-ubiquité » ne date pourtant pas d’aujourd’hui. H. Perkin (1970, Cité par Simona De Iulio, 1994), de même que Simon Monneret (1984), mentionnent ainsi l’existence, au début du XXè siècle, de trains d’excursion qui partaient en fin de journée du Samedi, voire la nuit, et arrivaient à l’aube à destination, n’empiétant ainsi ni sur le temps de travail, ni sur celui nécessaire à l’excursion. Marie-Suzanne Vergeade (1990) décrit de tels trains entre Paris et les plages normandes dès 1847.

21.

()011Léon Say, cité par Christophe Studeny (1995, p. 213), évoque déjà, dans son Paris Guide de 1867 une aire de 4 à 50 km, « déterminée par le temps et le prix. Il faut que le Parisien habitant la campagne, puisse venir à Paris le matin pour ses affaires et rentrer chez lui vers l’heure du dîner ». La mise en place, à la fin du XIXè siècle, des « trains ouvriers » desservant la banlieue de la Capitale s’inscrit exactement dans la même logique de permettre à la main d’oeuvre parisienne de résider hors les murs tout en respectant scrupuleusement les horaires des ateliers (Faure, 1993).