Superposition d’espaces

Cette représentation du mouvement continu d’accélération des échanges par un phénomène de changement d’échelle des structures socio-économiques, mais aussi des réseaux de transport, pose en dernier lieu le problème du devenir de ces espaces de niveaux inférieurs, progressivement abandonnés. En pratique on peut observer deux formes de ce devenir : disparition d’une part, transformation de l’autre. Ainsi les espaces liés à – ou plutôt produits par – la société rurale qui formait l’essentiel de l’Europe jusqu’au XIXè siècle ont aujourd’hui disparus ou sont en voie de disparition. Fernand Braudel (1986, tome 3, p. 482) assure « qu’une France paysanne, celle des bourgs, des villages, des hameaux, des habitats dispersés, a duré, assez semblable à elle-même jusqu’en 1914 sûrement, jusqu’en 1945 certainement ». 1914 ou 1945, quoi qu’il en soit, c’en est aujourd’hui terminé de cette culture de village qui conférait à la population un lien étroit à son environnement, qui s’appuyait aussi sur un réseau de transport, les chemins muletiers, qui donnait accès aux moindres parcelles. La France rurale contemporaine est moins densément sillonnée de voies de communication qu’elle ne le fut, au point que la sauvegarde des chemins ruraux devient parfois un enjeu. Cet espace de terroir, fondé sur une relation quasi exclusive qu’il entretenait avec une part importante de sa population, n’existe plus (24).

évidemment, tout ne disparaît pas. Les transformations de longues durées sont nombreuses qui mettent en cause de multiples aspects de la vie sociale des espaces concernés. Mais si des hommes vivent dans ces cadres en mutation, ils continuent de se déplacer, peut-être pour d’autres raisons, d’une autre manière, par d’autres moyens. Après tout, qu’à mesure de son existence – et surtout depuis soixante ans – le chemin de fer abandonne la desserte fine du territoire traduit en premier lieu deux réalités qui lui sont propres : d’une part son incapacité à répondre à certains besoins contemporains de mobilité et d’autre part son incapacité à résister à la concurrence de la route sur ce créneau. L’automobile lui a donc succédé tandis que, du point de vue du système de transport, les mailles correspondantes subsistent... et se transforment.

On peut alors proposer de représenter l’agencement de ces espaces et de ces mailles de taille différente sous la forme d’empilements ou d’emboîtements. En un même lieu se superposent ainsi des portions d’espaces et des noeuds de réseaux de transport, depuis les échelles (au sens cartographique) les plus précises, jusqu’aux plus larges. Les pages suivantes permettront de revenir sur la manière dont les nouvelles possibilités d’accélération des échanges sont accaparées par les niveaux supérieurs de la société lorsqu’elles apparaissent. Suivant la schématisation du cycle du produit de R. Vernon, on peut ensuite admettre que, à mesure que les progrès s’accumulent, la grande vitesse initiale se trouve progressivement déclassée et utilisée par des niveaux inférieurs. Ce faisant, elle tend, comme d’autres évolutions qui les touchent, à transformer les espaces qu’elle sert. Elle tendrait ainsi à affaiblir les niveaux les plus bas, jusqu’à les faire disparaître. Vision très schématique, d’apparence trop mécaniste sans doute, mais qui tente de rendre compte à la fois de l’accélération généralisée des échanges et de la coexistence de rythmes ou de temporalités différentes (25).

Notes
24.

()011Pour Eugen Weber (1983), qui dans La fin des terroirs aborde justement la question de la mutation des campagnes françaises et de la disparition de cet espace « sauvage », « les agents du changement » sont les facteurs d’ouverture vers l’extérieur : routes, migrations, assimilation sociale (à travers le service militaire par exemple), échanges commerciaux, etc. En contrepoint, c’est bien la fermeture qui caractérise « le terroir ».

25.

()011Christophe Studeny distingue quant à lui une accélération « synchronique », l’augmentation générale des vitesses, et une accélération « diachronique », la diffusion progressive des performances élevées à travers la société. Il s’agit plutôt pour l’historien d’un souci méthodologique (analyser les accélérations en une date fixe à travers l’espace, ou bien en un lieu donné à travers le temps) que de fournir une représentation d’ensemble du phénomène. Cette distinction étaye néanmoins utilement le schéma proposé. Voir le chapitre de sa thèse intitulé ’La France accélérée’, pp. 1013-1060 (Studeny, 1990). À cette distinction des rythme temporels de diffusion de la vitesse, il semble aussi important d’adjoindre le constat dressé par Jean Ollivro (2000, p. 31) d’un espace-temps de plus en plus “multiscalaire”.