Plus vite... : sans limite ?

C’est une tentation générale que d’exagérer et le caractère exceptionnel des phénomènes observés ou vécus, et en particulier de lire les changements marquants de l’époque présente comme des ruptures fondamentales. Ainsi chacun est-il peu ou prou enclins à considérer le présent comme un effacement du passé. « Nous vivons le temps des révolutions », annonçait, il y a quelques années seulement, le magazine communiste Révolutions, reprenant la formule de Marx. La même idée est communément énoncée par les prophètes de la société post-industrielle, les enthousiastes d’Internet et par quelques autres encore en cette fin de millénaire. N’est-ce pas finalement un moindre mal, si l’on réussit ainsi à intégrer à son raisonnement des solutions de continuité là où la pratique la plus répandue quand il s’agit d’anticiper quelques évolutions est de prolonger celles du passé ? En fait, tout le monde connaît la réponse à cette contradiction apparente. Chacun sait bien que l’avenir se construit à la fois de permanences et de ruptures.

Puisque le constat a été dressé d’une croissance ininterrompue des vitesses de déplacements depuis deux siècles, il paraît logique d’examiner comment cette tendance marquée peut perdurer. Cela dit, il ne s’agit pas de se lancer dans un impossible exercice de prédiction, d’autant que, répondant à la perspective historique de longue durée dans laquelle la grande vitesse ferroviaire est ici replacée, il faudrait pouvoir lire dans un avenir lointain. On se limitera donc à ne présenter que quelques éléments de réflexion, bien entendu contradictoires.

Paraphrasant Paul Valéry, un commentateur avait cru pouvoir annoncer : « Nous entrons dans l’ère du monde fini » lorsque, dans les années 50, des hommes ont réussi pour la première fois à se hisser au sommet du Qomolangma (l’Everest). Depuis, l’homme n’a cessé de se rapprocher des limites physiques du monde qu’il occupe. En matière de communication, il apparaît par exemple clairement que l’instantanéité est offerte pour une gamme d’usages de plus en plus variée. Dès lors, pour ces activités-là au moins, l’accélération ne semble plus possible. Ce mouvement séculaire de notre société serait alors appelé à s’émousser peu à peu, comme une courbe qui approche de son asymptote.

Cette vision est trop partielle. Elle se borne à ne mesurer que la croissance des vitesses physiques de déplacement. En fait, aujourd’hui, la mise en mouvement de plus en plus rapide de notre société repose chaque jour davantage sur la dimension organisationnelle des innovations. Cette dimension des évolutions actuelles voit son importance s’accroître fortement au détriment de la composante proprement matérielle. Sous cet angle, les télécommunications ne sont, comme le TGV à son niveau, qu’un moyen supplémentaire pour animer nos réseaux de relations ou nos réseaux commerciaux, pour construire ou défaire des organisations, en bref, pour bouger en société, voire bouger la société. Cette composante organisationnelle de l’accélération des échanges entre les hommes permettra vraisemblablement de contourner les limites physiques pendant quelques temps encore.

Quoi qu’il en soit, rien ne laisse accroire que tous les potentiels d’augmentation des vitesses physiques de déplacement sont épuisés. En matière de transport interurbain de personnes par exemple, il semble que les réserves de progrès technologiques demeurent très importantes ; ainsi le transport aérien supersonique reste-t-il encore confidentiel ; de même, selon les spécialistes des transports guidés, les records de vitesse du TGV n’épuisent pas les possibilités de la technologie roue/rail alors que les promoteurs de la sustentation magnétique ambitionnent ouvertement des performances encore supérieures ; même la technologie automobile semble pouvoir trouver un nouveau souffle avec les autoroutes guidées sur lesquelles les véhicules seraient pilotés automatiquement. De ce point de vue, le mouvement d’accélération semble donc pouvoir se prolonger.

On peut alors reprendre l’analyse esquissée en termes de seuils il y a quelques pages. Elle signifiait que le succès de la possibilité offerte par le TGV de voyager entre Paris et Lyon sans empiéter sur son programme d’activités était à relier au développement de l’usage des télécommunications. Il s’agit ici de revenir sur l’exigence de « pseudo-ubiquité » prise comme phénomène d’adaptation à l’usage intensif de la « télé-instantanéité » qui a été évoquée pour souligner qu’en cela, la grande vitesse ferroviaire est rattachée à cette arrivée progressive aux limites du monde. Dans cette logique, peut-on imaginer des étapes ultérieures, un nouveau seuil de réduction du coût généralisé de déplacement ? Il pourrait s’agir alors de relier deux villes comme Paris et Lyon dans des conditions de transport identiques à celles qui prévalent actuellement à l’intérieur d’une même agglomération. Certes, les obstacles à une telle évolution sont importants. En effet, la longueur des trajets terminaux tend plutôt à s’accroître du fait de la congestion urbaine alors qu’il s’agirait de la réduire sans accentuer cette congestion. Il est en outre de plus en plus difficile d’inscrire de nouvelles infrastructures dans l’espace européen alors qu’un grand nombre en serait nécessaire pour assurer une offre améliorée tout en faisant face au trafic supplémentaire important qui en résulterait.

C’est là une question cruciale. Elle consiste à savoir s’il sera possible de gérer, ou simplement de supporter, le surcroît de mobilité qu’engendrerait une hausse significative des facilités de déplacements interurbains. De nombreux éléments portent à croire le contraire. Sans chercher à conclure, on peut simplement examiner si la société actuelle possède encore les ressorts qui la conduiraient à surmonter les obstacles au développement de la mobilité. Il faut alors rappeler le rôle primordial joué par le caractère intensif de l’accumulation capitaliste dans le phénomène d’accélération des changements socio-économiques. Or, ce caractère intensif demeure et confère à la productivité du capital un rôle essentiel. Rien ne semble, dans la période récente, traduire le moindre affaiblissement de la nature productiviste de notre organisation socio-économique. À partir de ce constat, on peut conclure que cette dernière saura mobiliser les ressources nécessaires pour gérer les problèmes d’engorgement liés à la mobilité sans, quant au fond, changer de nature.

Il n’en reste pas moins que des contraintes demeurent. Le caractère limité des espaces, patrimoines et ressources de notre globe ne disparaîtra sans doute pas de si tôt, qu’on le considère comme une contrainte objective ou comme le résultat de perceptions sociales plus restrictives de leur utilisation. Simultanément, les revendications des individus quant à la sauvegarde de leur cadre de vie se développeront car elles reposent sur des valeurs individuelles qui sont également fondamentales dans notre société. Dans ce cadre, on peut estimer que la gestion des problèmes d’engorgement liés à la mobilité va peu à peu se modifier. Aujourd’hui, nos efforts consistent encore dans une large mesure à permettre de se déplacer à la fois plus vite et davantage, d’où de lourds investissements de performances et de capacités. Mais déjà des tentatives visant à mieux maîtriser cette mobilité voient le jour ça et là. Ces tentatives sont souvent articulées à des propositions visant la prise en charge par le secteur des transports des coûts externes (pollution, congestion) que l’activité génère. On parle d’internalisation. Dans ce contexte, il est légitime que pointent des interrogations sur la poursuite de la baisse séculaire des coûts de transport (Bonnafous, 1995).

Ces tentatives et interrogations se multiplieront vraisemblablement sous des formes variées, mais aboutiront globalement, en cohérence avec la nature intensive de notre système social, à optimiser nos déplacements. Des mécanismes de régulation collectifs seront mis en oeuvre qui tendront à sélectionner parmi nos voyages les plus efficaces pour notre développement socio-économique. D’autres évolutions, davantage ancrées au niveau individuel, infléchiront les comportements (26). Quelle que soit la grille de valeurs utilisée pour fonder cette hiérarchie, on peut lire dans ces transformations le passage du « voyager plus » au « voyager mieux ».

Le processus se complexifie lorsque l’on inscrit cette évolution dans un mouvement plus général. En effet, ce « voyager mieux » qui concerne les transports fera inévitablement écho au « produire mieux », puis au « consommer mieux » déjà d’actualité. Ce mouvement n’est pas isolé, spécifique à l’activité de transport. Il est d’ailleurs déjà engagé explicitement dans un domaine comme celui de la production agricole où le modèle productiviste qui prévaut encore craque de toute part, qu’il s’agisse de la gestion de la surproduction, de la gestion des zones rurales, de la protection des espaces et des ressources naturelles ou de celle des consommateurs.

On peut alors imaginer que la rétroaction de ces différentes sphères – des déplacements, de la production, de la consommation – sur le système socio-économique global produise des effets significatifs, la transformation concomitante des valeurs sociales entretenant alors le processus d’une remise en cause croissante des principes productivistes. Voilà une hypothèse qui pourtant, finira bien par heurter une autre tendance, qui semble solide, d’extension de la sphère marchande. Quelle sera l’issue de cette confrontation ? Que faut-il en craindre ou en souhaiter ? Ce n’est pas le lieu ici de répondre. On insistera simplement sur ce jeu d’interactions, de co-évolution du système de transport et de son environnement global.

Certes, la dimension spatiale du phénomène d’accélération a-t-elle déjà été soulignée, mais cet aspect mérite d’être encore une fois abordé ici car il semble qu’il permette à nouveau d’interpréter certaines évolutions actuelles en terme de limites, ou plutôt de ruptures. La voie est indiquée par Paul Virilio. Il est tentant d’essayer de l’emprunter quelques instants.

Dans L’espace critique, cet auteur met en avant la « télé-instantanéité » et la « vidéo-performance » – les expressions sont de lui – pour analyser nos nouveaux modes de représentation sociale de l’espace (Virilio, 1984). Il associe sans ambiguïté à celles-ci l’augmentation des performances des moyens de déplacement, même si, en regard des possibilités ouvertes par les technologies de l’information, il attribue à l’accélération des transports une moindre importance. Voilà qui autorise assurément à présenter quelques-unes de ses réflexions ici. L’essentiel de son propos tient au remplacement progressif des dimensions physiques de l’espace – distance topographique ou distance-temps – par des dimensions plus spécifiquement temporelles et immatérielles. C’est par exemple la substitution à la notion de limite de celle d’interface (p. 13). De même, il évoque quelques pages plus tard « une crise de l’entier » liée à l’abandon de la perception d’un espace continu et homogène au profit d’une représentation de points sans dimension et d’instants (p. 43) (27). Plus loin enfin, c’est un glissement qui s’opère depuis l’occupation du sol vers l’emploi du temps (p. 143). Dans un ouvrage ultérieur, Paul Virilio (1996) accentue sa dénonciation des dangers de l’abolition de l’espace par la vitesse en établissant un parallèle entre « ‘le corps de la terre » et « le corps vivant’ » : pour lui, ‘« Il n’y a pas d’acquis technologique sans perte au niveau du vivant, du vital’ ». Selon ce discours, récurrent à chaque irruption d’une innovation importante concernant les moyens de communication, c’est donc l’humanité dans toutes ses dimensions – l’intégrité de l’individu, la sociabilité entre les êtres, la survie de la planète – qui sont en jeu.

Cette représentation d’un espace qui perdrait sa matérialité et sa densité interroge la réflexion présente dans la mesure où elle semble pousser aux limites des images largement partagées. Ainsi, naturellement, l’espace n’existe-t-il qu’à travers les activités de ses occupants. Aussi, lorsque qu’un consultant international installé dans un petit village du Morvan travaille et est en contact, par télécommunications interposées, avec son réseau mondial de relations, il est situé, virtuellement on s’en doute, au coeur d’une ville internationale. Mais lorsque le soir venu, il va chercher son lait chez son voisin fermier, il plonge dans un espace rural de proximité. Il va de l’un à l’autre au gré de ses occupations, de son emploi du temps. Caricature sans doute, mais que téléphone, Internet et TGV rendent tout à fait plausible.

De même est-il bien établi que l’imaginaire structure fortement notre représentation de l’espace. Celui-ci occupe ainsi dans le schéma de Paul Virilio une place essentielle directement reliée aux médias qui produisent ces images. Les spécificités de ces « vidéo-performances », en particulier l’absence de contact immédiat avec la réalité observée, sont à l’origine de nouvelles pertes de substance de l’espace. Le penseur évoque ‘« un déséquilibre redoutable entre le sensible et l’intelligible’ » (p. 37). Pour le présent propos, enfin, cette représentation présente un intérêt supplémentaire dans la mesure où elle laisse apercevoir une modalité nouvelle de superposition d’espaces différents sur le même lieu géographique : une juxtaposition temporelle d’activités et d’images qui vient s’ajouter au simple empilement d’espaces coexistant simultanément.

Ceci dit, la « dématérialisation » de l’espace et sa « temporalisation », telles que les décrit Paul Virilio, ne doivent absolument pas être interprétées au premier degré (28). Il s’agirait plutôt de tendances ou de la limite d’une évolution. On n’aurait aucun mal à justifier le discours selon lequel l’espace – les espaces – conservent encore une très large part de leurs dimensions physiques. Par contre, l’irruption de l’usage intensif des techniques de télécommunications et de télé-information – que l’on peut relier à certaines technologies de transport – peut être interprétée comme une rupture. Rupture de nos modes de représentations de l’espace, rupture de ses propres modes d’évolution, rupture enfin parce que, quoiqu’il en soit, certaines formes d’organisation actuelles ne sont plus tellement éloignées de ce modèle théorique.

Notes
26.

()011Déjà des recherches cherchent à repérer ces « déviances ». Ainsi, Sef Baaijens et Peter Nijkamp (1997) observent-ils les time pioneers, ces individus qui rechercheraient à réduire leur budget-temps de transport pour favoriser la réalisation d’autres activités plutôt que de se soumettre à la « conjecture de Zahavi » selon laquelle ce budget-temps est constant et que les gains de vitesse sont réinvestis dans la croissance des distances de déplacement. Leur conclusion est cependant que ces inflexions de comportement ne concernent encore qu’une part « désespérement faible » de la population.

27.

()011Cet aspect particulier n’est pas nouveau, ce qui invite à nouveau à relativiser la rupture mise en évidence par Paul Virilio. On peut rappeler que déjà Jean-Jacques Rousseau dénonçait, dans Les rêveries d’un promeneur solitaire, la diligence en ce qu’elle coupait le voyageur des réalités du monde. Un peu plus tard, les témoins de la diffusion du chemin de fer opposaient volontier l’usage de ce dernier au voyage en diligence du point de vue de la perception de l’espace. Christophe Studeny accumule les témoignages en ce sens (Studeny, 1995). Wolfgang Schivelbusch, dans une remarquable Histoire des voyages en train également, vise en outre une dimension théorique en décrivant systématiquement le phénomène et en avançant la notion de « voyage panoramique ». Celle-ci marque la « perte de l’espace de voyage qui n’est plus perçu dans sa continuité vivante » lors des déplacements ferroviaires (Schivelbusch, 1977). Lorsque, étudiant la « sociabilité ferroviaire », François Caron insiste avant tout sur l’isolement des voyageurs, il souligne la même coupure au monde (Caron, 1997, p. 613 et suiv.).

28.

()011Lucien Sfez (1999) par exemple, en s’appuyant sur l’ouvrage de Howard Rheingold concernant Les communautés virtuelles (1995), confirme le poids de la matérialité qui pèse encore sur les constructions sociales. Ainsi, les communautés virtuelles californiennes (qui se constituent autour d’échanges électroniques) ne se constituent-elles réellement en tant que communauté qu’à l’occasion d’évènements – concrets – qui permettent à leurs membres de se rencontrer – physiquement –, ainsi encore ce type de communautés virtuelles semble moins facilement se développer en Europe où il se heurte à la densité des hommes, des tissus sociaux, de la mémoire collective et des réseaux de communication.