2.1 La vitesse différencie les réseaux

À chaque époque, les débuts des réseaux ’à grande vitesse’ mettent en effet clairement en évidence la nature des nouveaux champs de performances. On distingue ainsi dans l’histoire des principaux réseaux d’infrastructures de transport, différentes phases que l’on peut repérer, d’abord à l’occasion de l’établissement des chemins de fer, mais également à l’époque de l’apparition des autoroutes, voire avec le lancement du TGV. Une première étape correspond aux tâtonnements caractérisant la mise au point du concept fondant le réseau à venir. La technique nouvelle se voit conférer – ou non – une pertinence économique et sociale ; elle évolue afin d’être en mesure de répondre à un ensemble de besoins à des conditions n’entravant pas son acceptabilité.

Ces tâtonnements se limitent pour le chemin de fer en France à la période antérieure à 1838. En se limitant à la date communément retenue de mise en service de la première ligne de chemin de fer entre Saint-étienne et Andrézieu dans la Loire (29), on constate en dix ans des évolutions multiples concernant le mode de traction (hippomobile, par gravité, puis à vapeur), la fonction à assumer (d’abord l’évacuation de minerais vers une rivière navigable, puis la liaison d’unités urbaines distinctes pour les marchandises diverses, et enfin pour les voyageurs), ou encore le niveau de prises en charge des projets par le monde économique et politique (dans un premier temps, des réalisations complètement internalisées au sein d’entreprises minières, puis des projets privés collectifs que le pouvoir politique observe de manière passive, enfin une vaste implication des milieux financiers de tout le pays – et avant tout de sa capitale – accompagnée par une politique ostentatoire des pouvoirs publics en faveur du nouveau mode de transport) (30). Pour les autoroutes, la période correspondante dure, en France, jusqu’en 1960. Les constructions de cette époque se repèrent aujourd’hui encore par leur ampleur limitée ou leurs caractéristiques techniques mal assurées.

Les balbutiements du TGV n’ont pas laissé de trace dans le paysage, mais sans doute davantage dans les cartons à dessin et les notes de calculs. On y retrouve néanmoins les hésitations caractéristiques de cette phase. Entre 1967 (environ) et 1981, ont été mis en balance des arbitrages techniques (mode de traction électrique ou à turbine, composition en rame indéformable ou trains classiques...), des concepts d’exploitation (ligne nouvelle spécialisée pour les voyageurs ou doublement de la ligne actuelle, desserte de bout en bout indépendamment du réseau classique ou compatibilité des rames TGV permettant de prolonger les dessertes sur des lignes existantes), des analyses du marché potentiel (utilisation de modèles de trafic qui permettent d’anticiper avec des garanties de fiabilité suffisantes les conséquences de l’augmentation des vitesses) (Fourniau, 1988 ; Revue d’Histoire des Chemins de Fer, 1995).

D’une certaine manière, on peut rattacher à ces tâtonnements certaines caractéristiques du tracé de la ligne nouvelle entre Paris et Lyon. Celui-ci témoigne en effet d’une conception menée sans qu’ait été imaginée la possibilité de développer un véritable réseau de lignes à grande vitesse. Si l’on avait pu à l’époque prendre en compte la réalisation – aujourd’hui probable – d’un axe Rhin-Rhône, l’itinéraire aurait peut-être été infléchi de manière à pouvoir former un tronc commun aux deux axes plus long, et rapproché de Beaune par exemple, à l’image de l’autoroute A6. Aujourd’hui, c’est l’insertion des lignes nouvelles dans la trame des dessertes régionales qui est discutée, prouvant par-là que le système-TGV était loin d’être totalement figé au moment de la construction de la première ligne.

Ce dernier point renvoie encore aux hésitations de doctrine entre le choix initial de la SNCF de lignes à grande vitesse peu connectées au réseau classique et les options italiennes ou allemandes de connexions très nombreuses et d’une non-spécialisation des lignes nouvelles à la grande vitesse. Ces différences initiales de doctrines tendent aujourd’hui à s’estomper avec, en France, une meilleure prise en compte de la dimension régionale, tant institutionnelle que relative à l’offre de transport d’ailleurs. La validation récente de la technique pendulaire et les possibilités de phasage qu’elle offre pour la réalisation des infrastructures dans un contexte de limitation des investissements lourds renforce encore les arguments en faveur de l’intégration des lignes nouvelles au réseau classique ; outre-Rhin, les contraintes budgétaires auxquelles sont à leur tour confrontés les Allemands, incitent à l’inverse à choisir parfois des tracés moins onéreux qui empêchent l’usage des nouvelles infrastructures par les trains classiques. Les points de vue se rapprochent donc, montrant à nouveau qu’ils n’étaient pas figés.

Notes
29.

()011En effet, la technologie ferroviaire bénéficiait déjà à l’époque d’une longue expérience en matière de roulage guidé, constituée en particulier dans les exploitations minières. Diverses solutions avaient déjà été testées, des ornières creusées dans des dalles de pierre aux rails en bois, qui permettent d’affirmer que, même en ces temps reculés de l’histoire de la technologie moderne, on ne partait pas de rien.

30.

()011Cette rupture entre des débuts hésitants et l’affirmation d’une doctrine dominante à propos des chemins de fer apparaît assez bien dans une description des projets saint-simoniens que présentait Georges Ribeill lors d’une journée d’étude de l’Association pour l’Histoire des Chemins de fer en France (Ribeill, 1989). Elle constitue aussi un thème majeur de l’ouvrage de François Caron (1997).