Équipement des grands axes en priorité

Après ces tâtonnements, l’étape suivante est celle où, indéniablement, un mode de déplacement nouveau est apparu ; l’ensemble du corps social est désormais en mesure de juger globalement de son domaine de validité et de son efficacité. C’est alors que se mettent en place les infrastructures qui vont structurer durablement le réseau en genèse. Les relations qui attirent en premier lieu les performances plus élevées du dernier moyen de déplacement en date sont évidemment les grands axes, ceux dont les trafics sont déjà les plus importants, ... souvent également ceux qui bénéficient déjà de la meilleure offre de transport préexistante. La succession de cette phase de mise en place du réseau principal à la période de mise au point correspond aussi à l’analyse d’étienne Auphan à propos des réseaux ferroviaires d’Europe occidentale.

Distinguant une hiérarchie à cinq niveaux parmi les lignes de chemins de fer ayant existé en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, étienne Auphan étudie en effet le rythme de construction des infrastructures dans chacun des trois pays. Il met d’abord en évidence la phase de tâtonnements puis montre que le libéralisme sauvage britannique, comme la tradition colbertiste française ou la division politique de ce qui allait devenir l’Allemagne aboutissent malgré quelques différences à la mise en place rapide de ce qui reste aujourd’hui le réseau des grandes lignes ferroviaires (Auphan, 1991, voir surtout pp. 11-53). François Caron (1997) insiste également sur la forte hiérarchisation constitutive du réseau français (31).

Pour les autoroutes, l’ordre des réalisations corrobore cette séquence : d’abord un axe Lille-Paris-Marseille, puis les autres grandes radiales, avant de voir le réseau maillé par des transversales et densifié par la desserte de zones enclavées. En fait, cette hiérarchisation se trouve depuis longtemps inscrite dans la structure du réseau routier en France, à travers les classements successifs des itinéraires principaux en routes royales, impériales ou nationales, mais bénéficiant toujours d’un niveau d’équipement supérieur à la moyenne.

Voici donc mise en évidence une nouvelle permanence historique des systèmes de transport : l’équipement des grands axes en priorité. Ce n’est pas tant cette évidence qui rend ce constat digne d’intérêt que le phénomène d’engrenage qui l’accompagne. Celui-ci utilise dans les faits deux mécanismes distincts. Le premier peut être exprimé de manière lapidaire par une dynamique circulaire d’amplification :

On débouche alors sur un processus d’accumulation progressive des investissements sur les axes les mieux équipés tandis que simultanément, d’autres dessertes moins essentielles en viennent parfois à souffrir de sous-investissement chronique (32).

Malgré l’apparente clarté de cet enchaînement, il convient de se garder de lui attribuer une importance démesurée. Il faut en particulier rappeler que l’amélioration de l’offre de transport n’est pas la cause première de la croissance du trafic. Une diminution des temps de parcours ou un abaissement des prix ne s’accompagnent d’une augmentation du nombre de déplacements que s’ils répondent à des opportunités de mobilité accrues dans la société. Tout en gardant ce principe à l’esprit, il faut néanmoins souligner que les améliorations des conditions de transport se soldent très généralement par une induction – parfois importante – de trafic.

Pour interpréter cette contradiction apparente, il faut replacer ces transformations dans les dynamiques d’ensemble de mise en mouvement de la société. Plutôt que de mettre en évidence une relation de cause à effet, la sensibilité (33), souvent nette et habituellement positive, des trafics au prix ou au temps de parcours renvoie plus globalement à la corrélation des évolutions de modes de vie, de celles de l’organisation de la production ou encore de la croissance de l’activité économiqued’une part à l’augmentation des performances des réseaux de transport. Les historiens des infrastructures font ainsi abondamment mention du jeu des acteurs locaux qui tentent de peser sur les décisions à propos de chaque projet d’infrastructure nouvelle ou de simple amélioration (concernant le réseau routier, voir par exemple Reverdy, 1993). Ce faisant, ils illustrent le large mouvement de société au sein duquel il faut replacer les améliorations de l’offre de transport pour lui donner un sens.

Il convient donc de retenir l’enchaînement cumulatif qui tend à concentrer les innovations, les investissements et la croissance du trafic sur les axes les plus importants, mais sans faire de ce processus la marque d’un déterminisme technique simpliste. L’accélération des transports doit aussi être interprétée comme une réponse aux évolutions que connaissent d’autres activités humaines.

Le rythme d’introduction des innovations enfin, doit lui aussi être mentionné. C’est un autre facteur de régulation du phénomène. En effet, l’espacement des progrès technologiques ou organisationnels laisse le temps aux innovations des étapes antérieures de se diffuser dans le système de transport et d’atténuer les déséquilibres.

Notes
31.

()011Les lignes les plus tardivement construites sont aussi celles au trafic le plus faible et les moins rentables. François Caron montre comment les compagnies obtiendront progressivement d’en alléger les caractéristiques techniques les rendant, quoiqu’il arrive, inadaptées à un trafic intense.

32.

()011Le phénomène est particulièrement visible concernant les chemins de fer dont de nombreuses petites lignes conservent leurs équipements d’origines, pratiquement inchangés depuis un siècle, alors que sur les grandes artères la signalisation, la voie et d’autres éléments sont périodiquement modernisés. Concernant le réseau routier et autoroutier français, deux rapports successifs de la Cour des Comptes diagnostiquent le même risque de voir apparaître un réseau « à deux vitesses » pour cause de sous-investissement de l’état sur le réseau national (Cour des Comptes, 1992).

33.

()011On parle plutôt d’élasticité quand la relation est quantifiée. L’élasticité du trafic T au prix P est alors définie par le rapport