Massification des flux

Le second mécanisme qui vient renforcer la priorité accordée aux grands axes pour la dotation d’équipements performants est le phénomène de « massification des flux ». Par ce barbarisme, on désigne une forte concentration des trafics sur les axes lourds appelés à supporter des charges de plus en plus importantes. En dehors des grandes évolutions socio-économiques qui sont sans aucun doute à la base de cette massification (on peut par exemple mentionner la concentration de la population et des activités productives dans les grandes agglomérations), des éléments plus spécifiques au fonctionnement du système de transport peuvent éclairer cette tendance.

De ce point de vue, la recherche d’économie d’échelle de la part des exploitants de transport est l’aspect essentiel dans un secteur d’activité réputé à rendement fortement croissant. Si l’une de ses composantes réside dans l’accroissement constant de la charge unitaire des véhicules en circulation, elle ne saurait se limiter à cela. En effet, pour minimiser l’ensemble de leurs coûts, les transporteurs tendent à regrouper les trafics dont ils ont la charge sur les principaux itinéraires de manière à maximiser leur productivité. Les évolutions actuelles privilégiant les réseaux radiaux, les organisations en hub and spokes ou la création de plates-formes logistiques, répondent d’abord à cette exigence (en mettant en place ce type de structure autour d’un noeud central, on réduit théoriquement à (n-1) le nombre de branches nécessaires pour relier les n noeuds d’un réseau contre n(n-1)/2 pour les connecter directement l’un à l’autre (34) ).

Les investissements effectués sur les réseaux en vue d’accroître les vitesses de circulation ont aussi, dans la plupart des cas, pour conséquence simultanée d’augmenter les capacités d’acheminement. Les grands axes concernés bénéficient alors d’une efficacité accrue qui leur permet d’attirer les trafics d’itinéraires connexes moins bien équipés. Ce type d’investissement participe donc pleinement au processus de concentration des flux. C’est conformément à ce principe que, par exemple, l’autoroute A6 est aujourd’hui l’infrastructure unique qui reçoit les trafics à longue distance entre Paris et le sud-est de la France. Ces trafics étaient auparavant répartis sur les routes nationales 5, 6, 7 et 9 (35). Pour les chemins de fer, l’évolution est identique. Un guide touristique de 1901 indique ainsi deux itinéraires distincts pour joindre Paris et Lyon par trains directs. Quant à la ligne usuelle pour gagner Saint-Etienne, elle passait par Nevers, Moulin et Roanne (Baedeker, 1901). L’électrification de « l’artère impériale » entre Paris, Dijon et Lyon dans l’immédiat après-guerre a supprimé cette diversité au profit d’un seul itinéraire qui n’a guère tardé à être saturé, avant d’être remplacé, pour les flux de voyageurs à longue distance, par la première ligne TGV (36). De nos jours, la mise en service du TGV-Nord a pour conséquence de concentrer sur une infrastructure unique les flux ferroviaires entre Paris d’une part et Calais/Londres, Lille et enfin Bruxelles/Amsterdam/Cologne de l’autre qui empruntaient auparavant des itinéraires distincts.

On constate à nouveau une forte prégnance des conséquences de l’apparition de réseaux de transports plus rapides. L’accumulation des investissements sur des axes privilégiés de transport et les phénomènes qui viennent renforcer cette suprématie, telle la massification des flux ou la spirale « plus de vitesse, plus de trafic », semblent en l’occurrence avérés. Il convient toutefois de ne pas s’en tenir aux évidences les plus immédiates. Ces écarts, qui semblent se creuser entre les artères majeures du système de transport et le « tout-venant », toujours moins performant, ne sont durables que parce que l’espace « banal » finit lui aussi par bénéficier d’une diffusion des innovations qui participent également à la dynamique d’ensemble. Christophe Studeny le dit sans ambiguïté : « Le fait historique le plus essentiel est le passage d’une inertie de la population française à une mise en mouvement massive » (Studeny, 1990, p. 480).La construction d’un réseau de grandes lignes ferroviaires a été poursuivie par l’achèvement d’un ensemble de lignes secondaires et d’un réseau « d’intérêt local ». Aujourd’hui, l’automobile pénètre partout et est à la disposition du plus grand nombre. Elle tient de ce fait une place primordiale dans cette accession généralisée à la mobilité et dans la diffusion de la vitesse. Pour autant, ce mouvement de fond n’annule pas forcément la trajectoire des sommets. Aujourd’hui, comme hier, l’offre de transport est fortement hiérarchisée au profit de certains axes plus performants ... et plus empruntés.

Notes
34.

()011Les membres du Laboratoire d’économie des Transports ont abondamment expliqué la logique économique de ces phénomènes, voir Bonnafous (1990) par exemple. Pour un point de vue plutôt orienté sur les transport terrestres de personnes, voir Plassard (1989) et pour le fret, Bonnafous (1992, en particulier pp. 4-7).

35.

()011étienne Auphan (1998) aborde cette question de la concentration des itinéraires routiers.

36.

()011La diversité et la multiplicité historique des itinéraires utilisés ne sont pas spécifiques, contrairement à ce que laissent entendre Jean-Jacques Bavoux et Maximilien Piquant (2000), à la relation Paris-Lyon. Ces auteurs mettent en avant, pour expliquer cette réalité, l’absence d’un cheminement privilégié, que le relief imposerait, notamment pour franchir la ligne de partage entre les bassins versants de la Seine et de la Loire d’une part et du Rhône d’autre part. Pourtant, en dehors des zones de montagne, cette situation d’indétermination géographique est plutôt la norme que l’exception.