Hiérarchies urbaines

L’archétype des phénomènes de hiérarchie urbaine est assurément Paris. Paris qui depuis des siècles ne cesse de renforcer sa suprématie sur la France, et Paris qui, dans le même mouvement, tisse inlassablement ses réseaux – étoilés – de routes royales, de services de postes, de chemins de fer puis d’autoroutes, de dessertes aériennes et de TGV. à chaque époque, la variété des destinations desservies vient renforcer l’avance relative que la capitale sait accaparer concernant la mise en place des moyens de déplacements les plus performants pour faire du parvis de Notre-Dame le lieu le plus accessible de France.

La concordance autour du siège de l’état de la puissance politique et économique d’une part et de l’offre de transport la plus efficiente d’autre part a été maintes fois soulignée. Sans prétendre trancher la controverse relative à l’origine de cette concentration, on peut néanmoins faire observer, à l’instar de Fernand Braudel (1986, tome 1, p. 309) que les possibilités de communiquer constituent un facteur essentiel du destin des lieux de grande concentration mais qu’elles ne sauraient tout expliquer. Ainsi l’historien souligne-t-il l’importance du réseau fluvial qui converge sur Lutèce mais en remarquant que pourtant bien des localisations bénéficient d’avantages comparables sans en avoir le destin (37). Il est seulement possible d’accumuler les exemples qui tendent à montrer que, dans l’histoire de l’Europe, puissance et moyens d’échange ne sont pas dissociables.

Pour les historiens de l’école française en tout cas, le lien semble naturel. Maurice Lombard (1971) fait de la maîtrise, qu’il décrit longuement, des routes commerciales vers la Chine, l’Inde, l’Occident barbare et l’Afrique noire un élément constitutif tout à fait essentiel de la grandeur de l’empire musulman entre les VIIIè et XIè siècle. Fernand Braudel débute quant à lui une section de Civilisation matérielle... décrivant « La puissance de Venise » par la juxtaposition de ces deux faits : « ‘à la fin du XIVe siècle, la primauté de Venise s’affirme sans ambiguïté. Elle occupe, en 1383, l’île de Corfou, clé de la navigation à l’entrée et à la sortie de l’Adriatique’ » (Braudel, 1979, tome 3, p. 97. à propos de Bruges ou d’Anvers, qui, à leurs heures, furent aussi le centre d’une « économie-monde », il précise bien « ‘qu’aucune ne posséda de flotte de commerce’ » (Braudel, 1979, tome 3, p. 118). En revanche, leurs bourgeois, à travers les réseaux de dépendance qu’ils ont su établir en Espagne et en Italie, réussirent à attirer et mobiliser à leur profit navires et trafics de la Méditerranée. Quant à Amsterdam ou Londres, leur puissance repose largement sur le contrôle qu’exercent les Compagnies des Indes hollandaises ou britanniques sur le commerce mondial.

Cette adéquation entre puissance et maîtrise des moyens d’échange est donc, comme l’on pouvait s’y attendre, largement confirmée par l’histoire des grandes cités qui tour à tour ont dominé l’Europe. Mais par-delà ce cadrage général, la difficulté est maintenant de vérifier si la trame urbaine est également affectée par le processus de hiérarchisation qui distingue de plus en plus fortement les réseaux de transport les plus performants.

Notes
37.

()011Fernand Braudel aurait ainsi donné sa chance à Melun, Senlis, Reims ou Orléans, mais marque une préférence pour Rouen qui aurait ouvert la France sur les mers au lieu de la faire « terrienne ».

En guise d’illustration propre à relativiser le déterminisme géographique, on notera que les romains, qui s’y connaissaient pourtant, ont de loin préféré le site étroit de Vienne au « carrefour Lyonnais » pour y structurer leurs échanges commerciaux. Ils n’ont fait de Lyon la place militaire, administrative et commerciale à laquelle sa situation géographique la prédestinait peut-être, que suite à des difficultés politiques affectant sa voisine.

On trouvera par ailleurs des éléments de ce débat fort ancien sur le déterminisme géographique dans (Dockès, 1969).