Des fonctions différenciées

En matière d’analyse urbaine, le fait de s’en tenir au poids démographique des agglomérations peut laisser insatisfait. Lorsque l’on traite de hiérarchie de villes, on fait aussi appel à des considérations sur les fonctions économiques et sociales de ces dernières. On peut gager qu’en cherchant dans cette direction il est encore possible d’observer des différences accentuées. Il n’y a qu’à voir les marchés ruraux s’assécher progressivement au profit du commerce urbain devenu seul capable de satisfaire les besoins des campagnes et d’offrir un débouché à leur production. Il n’y a qu’à voir la ville, et en premier lieu la grande ville, créer des services nouveaux dont elle détient le monopole mais qui s’imposent peu à peu à chacun. Il suffit par exemple d’évoquer la banque, ou dans un tout autre domaine, la presse écrite.

Cette vision un peu élargie est encouragée par Denise Pumain lorsqu’elle reprend l’interprétation que donne Robson de la tendance à la croissance spécifique des plus grosses agglomérations dans les périodes d’urbanisation les plus intenses. Celui-ci relie la concentration des populations dans les villes aux cycles de diffusion des innovations. « ‘Lorsque la diffusion commence, l’innovation apparaît d’abord dans les villes les plus grandes, dont la croissance est stimulée. Il s’ensuit que pendant cette phase de croissance rapide, les grandes villes croissent plus vite que les petites. Lorsque l’innovation gagne les niveaux hiérarchiques inférieurs, les petites villes croissent plus vite à leur tour et le taux devient identique pour toutes les classes de taille’ » (Pumain, 1982a, p. 179) (39). Mais l’innovation épuise peu à peu ses effets moteurs et la croissance générale s’atténue. Il s’agit en quelque sorte d’une application spatiale de l’approche par « grappes d’innovations » initiée par Joseph Schumpeter.

Cette prise en compte des fonctions économiques des agglomérations, et non plus seulement de leur masse, permet de rappeler que ces tendances au renforcement des hiérarchies sont encore actuelles. En effet, une analyse fondée sur les évolutions démographiques perd aujourd’hui de sa pertinence dans la mesure où le ’stock’ total de population est presque stable, l’exode rural largement résiduel, dans la mesure, donc, où le volume de la population urbaine reste constant. Le phénomène de hiérarchisation ne transite alors plus que faiblement par la variation du nombre d’habitants. Par contre, la sélection par le niveau des fonctions économiques et sociales remplies par les agglomérations peut perdurer.

Certes, l’échelle des phénomènes a changé, comme cela a été rappelé à propos de l’accélération des échanges. Ce changement d’échelle affecte aussi la trame urbaine (40). En poussant le parallèle, sans doute parviendrait-on alors à montrer qu’une hiérarchisation du rôle des agglomérations peut aussi se lire comme un phénomène de dilatation de la trame urbaine. Pourtant, il paraît clair que les activités économiques et sociales dominantes, c’est à dire celles qui possèdent un fort potentiel de création de richesse (activités high-tech ou commerce haut de gamme) ou celles qui sont sources de pouvoirs (politiques ou autres), s’agglomèrent et se concentrent sans répit. On aura de toute façon l’occasion de revenir sur ces tendances tout à fait actuelles. Ce qu’il faut à présent retenir est que l’on peut repérer dans l’histoire moderne un mouvement de hiérarchisation urbaine qui accompagne celui qui concerne le système de transport. L’essentiel est peut-être cette confirmation de l’existence d’autres processus de hiérarchisation que celui qui touche, à mesure de l’augmentation des performances, les réseaux de transport. Les évolutions affectant les conditions de déplacements trouvent en contrepoint des évolutions parallèles concernant d’autres aspects de la vie sociale. Elles y sont par-là profondément ancrées. Le refus de lire des liens de causalité de nature mécanique entre les évolutions qui affectent le système de communication et les mouvements de la société s’en trouve conforté (41).

Notes
39.

()011Il faut néanmoins noter avec Alain Rallet « qu’un ensemble de facteurs concourt à rendre inopérant dans le domaine industriel le schéma d’innovations apparaissant puis se diffusant à travers une cascade de lieux ordonnés par leurs tailles ». D’une part, la notion attrape-tout d’innovation n’est pas suffisamment précise pour rendre compte des transformations qui affectent le procès de production. D’autre part, « la localisation et la mobilité spatiale [de l’innovation technologique] sont des composantes de celles du procès de production et répondent davantage à la logique géographique de celui-ci qu’elles ne sont sous l’emprise immédiate de la hiérarchie urbaine ». Aujourd’hui, le poids démographique n’est plus qu’un critère parmi d’autre de concentration des innovations (Rallet, 1988, pp.600-605)

Cette analyse d’Alain Rallet ne contredit pas celle avancée par Denise Pumain, mais la complète. En effet, elle ne signifie bien-sûr nullement que les phénomènes de hiérarchisation s’atténuent. Elle en souligne plutôt la complexité. Pour les articuler, il faut aussi noter la différence de perspective temporelle des deux approches : Denise Pumain s’inscrit dans le temps long alors que l’horizon de Rallet est beaucoup plus proche.

40.

()011Fernand Braudel souligne ce phénomène de changement d’échelle en évoquant la croissance de la taille minimale que doit avoir un groupement humain pour pouvoir être qualifié d’urbain (Braudel, 1986, tome 3, p. 240).

41.

()011Denise Pumain (1982b) a également tenté de vérifier si un lien statistique pouvait être mis en évidence entre l’évolution démographique et les caractéristiques de desserte ferroviaire de plus de cinq cent villes françaises entre 1831 et 1911. Elle arrive aux conclusions suivantes : « Nous avons montré qu’en réalité le réseau a surtout été dessiné en fonction d’une hiérarchie de taille et de dynamismes urbains qui préexistaient à son installation. [...] la présence ou l’absence de desserte par le réseau de chemin de fer n’a pas été un facteur déterminant de l’évolution démographique ». Elle développe ensuite une vision où le chemin de fer est un élément, essentiel à cette époque, de transformation des rapports de la société à l’espace, mais où simultanément, l’implantation du réseau s’adapte en très large mesure à la situation concrète du moment.