Une lente stratification

Mais l’objectif initial n’était pas tant de montrer que depuis longtemps les classes aisées se déplacent davantage que les catégories plus modestes, mais plutôt d’observer qu’elles voyagent en utilisant plus intensément les moyens de transport les plus performants. En fait, volumes de déplacements et performances des modes de transport empruntés ne sont pas sans relations. Il serait néanmoins abusif d’en déduire ex abrupto que ceux qui voyagent le plus le font le plus rapidement. Pour ne pas commettre d’erreur, il faut impérativement faire référence au contexte social de cette mobilité, par exemple aux motivations des déplacements, au degré de contrainte de chacun d’eux... La principale difficulté méthodologique de cette démarche provient du fait que l’essentiel de la mobilité est constituée de déplacements quotidiens, et non de voyages rapides, lointains, mais toujours un peu exceptionnels (43).

C’est donc le repérage des motifs de déplacement qui peut aider à remonter le temps. En effet, il est possible d’obtenir des données relatives à la période actuelle mettant en lumière une sur-représentation des individus situés au sommet de la hiérarchie sociale dans les moyens de transport les plus rapides. En revanche, de telles informations concernant des périodes plus anciennes ne sont pas disponibles. C’est donc seulement en analysant les motivations que l’on cherche à satisfaire par ces circulations diverses que l’on peut espérer en identifier les bénéficiaires.

On commencera avec le Moyen-âge, en des temps où la véritable performance n’était encore pas tant d’aller vite, que d’aller loin. Si l’on excepte guerres et migrations, les deux principales causes de voyage au long cours sont les pèlerinages et le commerce au loin. Une différenciation s’esquisse déjà, mais encore bien floue. Que les jeux d’échanges à longue portée soient par nature réservés à des personnes fortunées, ou qui le deviennent rapidement, on en conviendra facilement : c’est ce que décrit Maurice Lombard (1971) concernant le monde musulman à ses débuts (VIIIè-XIè siècle), c’est aussi ce que confirme l’organisation sociale très structurée de Venise au temps de sa splendeur. En revanche, le bas-peuple, d’après la tradition, n’était pas exclu des chemins de La Mecque, de Jérusalem ou de Saint-Jacques-de-Compostelle. D’ailleurs, sur terre, tout ce monde se déplaçait, sinon dans les mêmes conditions, du moins à la même vitesse (44).

Peu à peu, cette situation se stratifie. D’une part, les masses paysannes s’enracinent de plus en plus profondément dans leur terroir. Les couches de populations errantes, occupant de vastes espaces « vides » au sein même de l’Europe occidentale, se réduisent notamment suite à plusieurs poussées démographiques – bien que toujours suivies de reflux – et aux mouvements de défrichages qui leur sont liés. Les paysans ne s’aventurant qu’exceptionnellement au-delà du bourg voisin qui tient lieu de marché ou de foire semblent de plus en plus prépondérants dans le monde rural. D’autre part, le commerce international se développe en volume, s’étend géographiquement, mais reste entre les mains d’une caste étroite de grands bourgeois banquiers et négociants dans les principales villes marchandes. Enfin, les déplacements liés directement au pouvoir politique se multiplient, les nobles qui montent à la cour du roi, les commis de l’état qui se rendent en province. Au cours de ces siècles, les conditions matérielles de voyage se différencient elles aussi. L’aménagement progressif des grands axes de circulation, qui ne sont jamais conçus pour les déplacements locaux (Weber, 1983), l’organisation de services de postes, la construction de navires plus performants sont autant d’éléments qui tendent à chaque fois à distinguer plus nettement les « circulations hautes », celles des classes dominantes, qui bénéficient pleinement de ces améliorations. évidemment, ce tableau est bien incomplet. Fallait-il oublier – quoi que ressortissant d’un niveau social déjà élevé – le tour de France des compagnons, les – beaucoup plus humbles – bergers transhumants ou les colportages et les migrations temporaires des alpins quittant leurs montagnes à la mauvaise saison pour en économiser les ressources (Fontaine, 1984) ? Non sans doute, mais tous ces gens vont à pied. L’important est de souligner que la différence est, à l’orée du XIXè siècle, bien marquée entre ceux-là et d’autres, plus privilégiés et plus rapides.

Notes
43.

()011Cette situation n’est bien sûr pas nouvelle. C’est en tout cas ce qu’affirme Fernand Braudel. « [...], la circulation basse est de loin la plus volumineuse [...]. La circulation haute, malgré ses réussites ou à cause d’elles, reste minoritaire [...] » (Braudel, 1986, tome 3, p.259).

44.

()011Lors de la première croisade, la colonne formée des gens du peuple, arrive – à pied – à Constantinople, puis, peu après, sur les lieux de l’embuscade turque qui lui sera fatale, bien avant la colonne des chevaliers qui aurait pu la défendre, retardée au départ par des problèmes... de logistique dirions-nous aujourd’hui.