Vitesse et mobilité généralisées, une valeur dominante de la “Révolution industrielle”

La période d’accélération qui va suivre pose justement le problème du maintien de ces différences puisque toute la société est touchée par cette mise en mouvement. C’est, semble-t-il, ce dernier aspect qui a frappé les contemporains : la vitesse qui pénètre les campagnes, les bourgeois, les ronds-de-cuir et les ouvriers voyageant côte-à-côte dans l’omnibus, voilà les principales images que retient Christophe Studeny. Malgré ces témoignages, il semble bien que cette distinction d’usage des moyens de transport les plus rapides selon les catégories sociales perdure tout au long de ce siècle. On peut alors tenter de mettre en lumière les voies par lesquelles transite cette segmentation.

Il y a bien sûr, au cours de la révolution industrielle, une diversification considérable des motifs de déplacements. Mais l’émergence d’un espace politique et économique de plus en plus intégré offre aux classes dominantes au moins tout autant de raisons nouvelles de voyager qu’aux milieux plus modestes (45). Il ne faut pas oublier le développement à cette époque du tourisme. Quand les ouvriers parisiens prennent le train à la Bastille pour passer leurs rares temps libres dans les guinguettes des bords de Marne, d’autres plus fortunés mais pas tous anglais, se rendent l’été dans les Alpes et l’hiver sur la Côte. Au moment où apparaissent les chemins de fer puis, plus tard, l’automobile, les catégories aisées ont donc encore des besoins particuliers à satisfaire à travers l’utilisation de ces moyens les plus performants (46).

Un autre élément, peut-être plus concret, tient à la tarification pratiquée dans les chemins de fer. Avec une rhétorique qui n’est pas très éloignée de ce que l’on peut entendre aujourd’hui à propos des niveaux de suppléments dans les TGV, on lit dans l’introduction du guide Baedeker déjà cité : « ‘Les trains rapides et les express n’ont pas de tarifs plus élevés que les trains omnibus, mais les premiers n’ont qu’une classe et les seconds deux, assez souvent aussi seulement une [sic, il existait trois classes à l’époque]. De plus ces trains ne prennent pas toujours les voyageurs qui n’ont qu’un petit parcours à effectuer’ » (Baedeker, 1901, p. XIV). Le fait est confirmé par François Caron (1997, p. 367) dès les années 1850. On ajoutera que les longs parcours bénéficieront plus que tout autres de l’accélération des circulations à mesure de l’amélioration des techniques ferroviaires.

Mais l’essentiel est peut-être dans le passage généralisé de notre société à un mode intensif d’exploitation du temps. Avec l’extension du capitalisme aux sphères de l’économie qui jusque là lui échappaient, le temps devient une valeur économique ordinaire – time is money – mais aussi une valeur culturelle. Simultanément, l’urbanisation rapide ainsi que le développement de l’industrie permettent à une frange de plus en plus large de la population de s’abstraire du rythme des saisons. Valeur toujours plus nécessaire, valeur de mieux en mieux reconnue, il est inévitable que la classe dominante l’ait adoptée, si toutefois elle ne l’avait pas elle-même imposée. Ainsi, la lecture faite de cette période confirme-t-elle l’étroitesse du lien subsistant au XIXè siècle entre la position sociale et la vitesse de déplacement.

Notes
45.

()011Lorsqu’il recense les arguments mis en avant au milieu du XIXe siècle par les villes pour réclamer d’être reliées au réseau ferroviaire, Nicolas Verdier (1997) note la primauté accordée au développement des relations industrielles, commerciales (il s’agit du gros négoce) et administratives.

46.

()011Ce n’est que plus tard, progressivement, à partir du début du siècle, lors de l’institution d’un jour de repos hebdomadaire, puis, bien sûr, après 1936 et les congés payés, que la clientèle populaire à motif touristique des chemins de fer s’est accrue de manière massive (Desplantes, 1993).