De nos jours encore, la vitesse accaparée par les classes dominantes

Les données relatives à la période actuelle permettent quant à elles une démonstration formelle plus rigoureuse. Les approches quantitatives présentent en outre l’immense avantage d’offrir une image dimensionnée du phénomène de sélection sociale quant à l’usage des moyens de déplacements les plus performants. En outre, si ces données n’étaient pas disponibles concernant notre époque, on pourrait les produire.

Une enquête a ainsi été réalisée en septembre 1989 puis en septembre 1993 par le Laboratoire d’économie des Transports dans le cadre d’une recherche destinée à repérer les évolutions des motifs de déplacement à l’occasion de la mise en service du TGV-Atlantique (Klein et Claisse, 1997). Elle renseigne sur plus de 18.000 voyages effectués entre la façade Atlantique de notre pays et la région Île-de-France pendant trois jours pour chacune de ces années. à partir de cette base relativement fine, un calcul très simple a été effectué visant à estimer, par grand motif de déplacements (3 items : professionnel, personnel et domicile-travail) et par mode (route, rail, air), la part des déplacements redevables à deux grandes catégories socio-professionnelles. La classe 1 regroupe les chefs d’entreprise, les professions libérales, les professeurs et les cadres. La classe 2 réunit le reste de la population active. Les résultats concernant la part de la classe 1 dans les déplacements sont présentés dans le graphe qui suit et les détails de calcul dans l’encadré ci-dessus.

On admet que le classement Air-Route-Rail suit, en 1989, un ordre de performances décroissantes des modes de transport (voir l’encadré). De même, on admet que par construction, la classe 1 tend à regrouper les individus dont la position sociale est privilégiée.

Encadré : Part des catégories socio-professionnelles favoriséesdans les déplacements selon le mode de transport- Résultats des enquêtes TGV-A -
Le fichier utilisé pour mener ces calculs résulte d’une enquête effectuée les 17, 18, 19 et 20 septembre 1989 et les 19, 20 et 21 septembre 1993. Elle concernait les voyageurs des trois modes effectuant un déplacement dans le sens province-Paris au départ des zones qui allait être (en 1989) ou étaient (en 1993) desservies par le TGV-A. En 1989, le service de trains concerné est donc constitué d’une desserte classique de rapides et express. Compte-tenu des distances parcourues, il s’agit de déplacements s’effectuant en grande partie sur le réseau autoroutier. Les déplacements routiers ont été interceptés à une barrière de péage. Le trafic aérien a été observé en salles d’embarquement des aéroports. Ces caractéristiques autorisent à classer les trois modes en question selon le niveau de performance qu’ils offrent dans l’ordre croissant suivant : rail, route, air.
Afin de rendre comparables les données d’enquêtes relatives à chaque mode et de représenter la totalité du trafic observé, les 18.000 individus enquêtés ont été affectés d’un coefficient de pondération fonction de multiples critères (mode utilisé, jour et heure du déplacement repéré, origine-destination, etc...). L’effectif total pondéré représente alors 210.000 déplacements environ effectués aux dates d’enquête sur les itinéraires desservis par le TGV-A dans le sens province-Ile-de-France.
La profession de l’enquêté a été repérée sur une grille à vingt items. Après élimination des classes étudiant et Retraité non significatives du point de vue adopté, on a regroupé les catégories subsistantes en deux classes. La classe 1 concerne les chefs d’entreprises, les professions libérales, les cadres de la fonction publique, les professeurs, les journalistes/auteurs/artistes, les cadres administratifs ou commerciaux d’entreprise et les ingénieurs/cadres techniques. Elle réunit donc l’essentiel des individus qui, selon la hiérarchie hâtive mise en place, ont une position privilégiée dans notre société au regard des deux critères richesse et pouvoir. La classe 2, moins favorisée est constituée des agriculteurs, des commerçants/artisans, des instituteurs, des professions de la santé, du clergé, de la maîtrise/techniciens, des employés de la fonction publique, des policiers/militaires, des employés, des ouvriers et des personnes sans profession. On remarquera qu’elle risque d’être moins homogène que la précédente au regard des critères retenus, et donc qu’elle tendrait plutôt à gommer l’effet de la hiérarchie sociale. C’est pourquoi seuls les résultats concernant l’usage des différents modes de transport par la classe ’favorisée’ (classe 1) seront présentés. Les valeurs numériques sont les suivantes :
Année Motif Mode Total Classe 1 % Classe 2 %
1989 Professionnel Air 7947 6616 83 1331 17
Route 8587 6058 71 2529 29
Rail 19523 10646 55 8877 45
Dom-Trav Air 314 256 81 59 19
Route 870 533 61 337 39
Rail 8284 2784 34 5500 66
Personnel Air 2018 1355 67 663 33
Route 16980 9276 55 7703 45
Rail 20664 8294 40 12370 60
1993 Professionnel Air 7048 5868 83 1180 17
Route 9502 6319 66 3184 34
Rail 19253 11829 61 7424 39
Dom-Trav Air 390 265 68 125 32
Route 1279 733 57 546 43
Rail 8998 3886 43 5112 57
Personnel Air 2093 1355 65 738 35
Route 18063 10348 57 7715 43
Rail 20350 10076 50 10273 50
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Graphique : Part des catégories socio-professionnelles favoriséesdans les déplacements suivant le mode de transport et le motifSituation en 1989 avec avion, voiture sur autoroute et train classique

On constate alors que pour chacun des motifs de déplacements, la part représentée par les voyageurs rangés dans la classe socialement dominante s’accroît avec les performances du mode considéré. Ce résultat ne constitue pas véritablement une surprise. Au regard de l’hypothèse que l’on cherche à vérifier, il convenait néanmoins de l’établir avec un minimum de rigueur. On notera en l’occurrence que l’importance des écarts manifeste bien la solidité de la différenciation relative au choix du mode de transport en dépit du caractère empirique de la construction des deux classes.

Il faut garder à l’esprit que cette hiérarchie apparaît ici de manière très atténuée par la nature de l’échantillon observé. En effet, ces calculs, menés sur une population de voyageurs, occultent partiellement les différences de niveau de mobilité. Ainsi, la classe 1 regroupant les catégories socio-professionnelles supérieures génère, tout mode confondu, 48% des déplacements à motif personnel et 65% de ceux à motif professionnel sur l’aire d’enquête en 1989. Cette même année, elle représente tout juste 10% de la population active nationale (Inséé, 1990). Le rapprochement de ces chiffres donne une idée du différentiel de mobilité à longue distance entre catégories sociales (47).

En 1993, le TGV-A était en service. Aussi est-il possible, dans le même esprit, de vérifier si l’amélioration des performances du mode ferroviaire s’est traduit par une augmentation de la part des classes sociales favorisées dans sa fréquentation. On constate que la mise en service d’un train roulant à 300 km/h plutôt qu’à 160 ou 200 s’est accompagné d’un glissement significatif (compris entre 6 et 10%, malgré les inerties dues au transfert presque intégral du trafic des trains classiques vers les TGV) de la clientèle de la SNCF vers les classes aisées. Le TGV ne rompt donc pas avec les tendances à l’accaparement des moyens de transport les plus performants par les catégories sociales dominantes.

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Graphique : Part des catégories socio-professionnelles favorisées dans les déplacements en train, en 1989 (sans TGV) et en 1993 (avec TGV).

Du Moyen-âge jusqu’à aujourd’hui, voici donc une permanence confirmée. Nul doute, maintenant, que le TGV s’y inscrive sans difficulté. La concurrence qui se joue avec l’avion aurait peut-être permis de le montrer plus simplement. En effet, elle met directement en évidence qu’un accroissement des performances d’un mode de transport va de pair avec une pénétration du segment de marché des consommateurs socialement privilégiés. Sur une période longue, il ne semble pas que se démente la propension de la partie la plus efficace du système de transport à satisfaire ou stimuler en premier lieu les besoins de mobilité des catégories sociale dominantes. Mais il n’y a pas de sens pour lire cette relation. Les éléments de réponse entrevus ici sont suffisamment diversifiés et non univoques pour ne pas laisser repérer un mécanisme simple de causalité. On retrouve seulement une dimension supplémentaire des interactions complexes qui relient le système de transport et son environnement économique et social : une hiérarchisation accentuée du premier participe d’une dynamique des inégalités plus globale. L’une et l’autre s’alimentent mutuellement selon des interdépendances complexes.

Notes
47.

()011Il faudrait nuancer ce constat en indiquant que la population de voyageurs enquêtée est majoritairement composée de personnes résidents en île-de-France, parmi lesquelles les PCS élevées sont sur-représentées. En sens inverse, il conviendrait aussi de mesurer le poids de la « classe 1 » dans la population totale de plus de 16 ans et non plus dans la seule population active. Quoi qu’il en soit, le constat est édifiant.