Le commerce au loin au croisement du pouvoir et de la richesse

On peut traverser les siècles – et la Méditerranée – pour revenir en Europe, entre la fin du Moyen-âge et la Révolution Française. La démonstration a déjà été largement amorcée lorsque les motifs de déplacement ont été évoqués. Parmi eux, l’importance du commerce international et des activités financières qui lui sont intimement liées a été soulignée. Or, il s’agit vraisemblablement là de l’activité économique dominante durant toute cette période par sa capacité à générer les bénéfices. On peut s’appuyer une fois encore sur les écrits de Fernand Braudel (1986, tome 3, p. 354 et suivantes) qui mentionne des taux de bénéfices qui s’étagent de 10% (moyenne des bénéfices marchands estimée par Vauban) à 300% pour une spéculation particulière réalisée par une importante maison de commerce (48). S’appuyant sur les textes d’époque analysant les conséquences du commerce extra-européen, Anne-Marie Piuz (1997, p. 17) confirme que les profits retirés de cette activité paraissaient « illimités ». Des rapports importants donc, qui augmentent à mesure que l’on s’approche du coeur de « l’économie-monde » du moment, commerce international et haute finance sont à l’évidence au coeur des processus de création de richesse de l’ancien régime. Voici satisfait le critère de richesse.

Même si les particularités du pouvoir royal en France atténuent en partie cet aspect, il est établi que ces activités de gros négoce sont aussi sources de pouvoir. Pouvoir économique, pouvoir politique, les deux s’étayent mutuellement à Venise, Gênes ou Amsterdam pendant longtemps dirigées par leurs bourgeois. Mais les deux types de pouvoir sont également étroitement liés dans les échanges impliquant les états plus centralisés, l’Espagne, la France ou l’Angleterre. Dans chaque pays, les activités des diverses Compagnies des Indes par exemple, mêlent intimement intérêts de la couronne et intérêts commerciaux (Anne-Marie Piuz, 1997, p. 5). Enfin, le pouvoir politique et la haute finance sont, peut-être encore plus fortement que dans les exemples précédents, rendus solidaires non seulement à travers les multiples emprunts consentis par les banquiers aux Trésors royaux pour financer guerres et autres dépenses, mais aussi à travers l’implication essentielle de la haute bourgeoisie dans la gestion des finances publiques (Deyon, 1978, en part. p. 256-257).

Jusqu’à la révolution industrielle, commerce au loin et haute finance constituent bien les sommets de l’activité économique européenne. Ainsi qu’il a déjà été souligné, ces activités qui fondent pouvoir et richesse sont les premières à bénéficier des améliorations que connaît le système de transport pendant cette période. De ce point de vue, les progrès de la navigation sont les plus considérables, qui ouvrent de plus en plus grandes les portes des Indes, de Chine ou d’Amérique. Sur terre, les améliorations, en comparaison plus modestes, concernent presque exclusivement les axes de circulation reliant les ports et les principales places marchandes aux capitales politiques. Dès cette époque, les sommets des transports et de l’économie se rejoignent.

Notes
48.

()011Dans Civilisation matérielle..., le même auteur analyse la division du travail entre la multitude de détaillants et d’artisans d’une part et les gros négociants de l’autre. Pour lui, sans hésitation, c’est bien une hiérarchisation forte qui apparaît dès le XIIè siècle entre les deux niveaux. Quelques pages plus loin, il démontre que la haute finance et le « commerce au loin » jouent un rôle considérable pour toute l’activité économique de l’Europe, sans rapport avec la modestie des quantités traitées (si on les compare aux productions agricoles par exemple) (Braudel, 1979, tome 2, pp. 331-352, puis pp. 355-359). Bartolomé Benassar et Pierre Chaunu développent, à travers la théorie des « cercles de communication », la même vision très hiérarchisée de l’activité commerciale. Le premier cercle, de 5 à 10 kilomètres d’extension, retient environ 90% de la production rurale. Le second cercle, de la taille d’un « pays », peut être parcouru en une bonne journée de marche environ. Il accapare à nouveau 90% de ce que le cercle précédent laisse échapper. La part de la production qui atteint le troisième cercle, « celui de l’économie de marché, n’est plus on le devine que de 1%. C’est ce 1% qui alimente l’économie nationale et internationale, qui nourrit le sommet de la pyramide de la décision économique, le sommet souvent moteur par ses impulsions incitatrices, mais combien modeste : 1% seulement » (Bennassar, 1977, p. 435-436).