La performance au service des activités dominantes : de la “Révolution industrielle”...

Le premier grand élan d’industrialisation est fondée sur un renouvellement des activités dominantes. Les industries textiles puis sidérurgiques et métallurgiques notamment ont connu des innovations importantes à l’origine de gains de productivité déterminants (49). L’accumulation capitaliste ainsi amplifiée accompagne l’ascension sociale des grands maîtres d’industries. Patrick Verley évoque par exemple, concernant l’Angleterre du début du XIXè « un clivage social [qui] sépare le monde du négoce et de la banque, qui est proche des élites anciennes, de l’aristocratie, des hommes politiques, des diplomates, de celui des industriels, catégorie sociale montante qui cherche sa place dans la société » (Verlay, 1997, p. 245). Le processus décrit n’est pas celui d’un remplacement pur et simple des négociants par les industriels aux commandes de la société mais plutôt celui de la montée en puissance progressive de ces derniers pour aboutir à un autre partage des pouvoirs et, en grande partie, à une fusion de ces deux mondes. Concernant la France, François Caron (1997) illustre une évolution très similaire. Le chemin de fer s’inscrit bien-sûr dans ce mouvement. Ce ne sont pas tant ses origines minières qui le montrent que son adéquation plus générale à ces transports lourds dont la nouvelle industrie a besoin. Eugen Weber va plus loin en montrant que « les voies ferroviaires, créées par le capital urbain, allaient là où les intérêts du capital et des industries urbaines le commandaient ». Le chemin de fer se développe ainsi au profit des activités dominantes de son temps, au détriment, souligne l’historien, des espaces ruraux (Weber, 1983, pp. 287-288)

On pourrait s’arrêter là pour cette période courant jusque vers 1880. Mais l’interdépendance entre les nouvelles activités dominantes et les derniers perfectionnements du système de transport prend au cours de cette période une autre forme. Innovation majeure, le chemin de fer présente alors lui-même – tant sa construction que son exploitation – les traits d’une activité dominante. Ainsi, tous les ouvrages d’histoire économique comportent un chapitre sur le développement des chemins de fer pendant la première révolution industrielle, par exemple, à propos de la France, le Dalloz (Garrigou-Lagrange et Penouil, 1986, pp. 219-223). Ce caractère dominant se mesure à travers les trois éléments mis en avant par François Caron (1997, en particulier pp. 537-588) (50) :

On retrouvera ce cas de figure un peu plus tard, mais au milieu de ce XIXè siècle, plus que jamais le haut de la hiérarchie des activités économiques et le haut de la hiérarchie du système de transport se conjuguent étroitement.

Les manuels d’histoire économique situent habituellement le début d’une seconde révolution industrielle vers 1880 (Outre le Dalloz, voir Lesourd et Gérard, 1976, tome 1, p. 161 et suiv.). L’Histoire économique et sociale de la France établit également l’année 1880 comme l’une des 3 dates charnières qui découpent l’époque moderne. Enfin, Bertrand Gille (1978, p. 772 et suiv.) argumente contre la tradition de l’histoire de l’économie, dit-il, pour que l’on distingue nettement le système technique vapeur-fer-charbon sur lequel repose la première révolution industrielle et qui s’est constitué à la charnière des XVIIIè et XIXè siècle d’un nouveau système technique, distinct, qui se met progressivement en place au cours de la seconde moitié du XIXè. Parmi les innovations marquantes de ce nouveau système technique figurent pêle-mêle la maîtrise du moteur à combustion interne, de l’électricité, les avancées technologiques essentielles de la sidérurgie et la véritable naissance de la chimie proprement industrielle.

On peut par exemple se reporter au « cycle vital » que parcourent les entreprises dans le modèle urbain de Jay W. Forrester (1979) pour identifier les industries qui vont dominer cette période. Dans la préface de l’édition française de Dynamique urbaine, Pierre-Henri Derycke décrit ainsi ce cycle vital : « ‘entreprises jeunes, à chiffre d’affaires en rapide progrès, à inputs croissants en travail qualifié [...] ; entreprises mûres, à chiffre d’affaires en plateau, à inputs stables en travail qualifié ; entreprises en déclin, à chiffre d’affaires en lente diminution, à forts inputs en travail non qualifié’ » (p.VI).

Dans ce cadre, les activités économiques dominantes de cette période incorporent de manière intensive les innovations identifiées par Bertrand Gille. On trouve parmi elle des activités nouvelles, liées par exemple à la chimie, l’électricité ou l’automobile. Mais aussi des activité plus anciennes, sans doute moins éloignées de « l’âge mûr » que les précédentes, mais qui bénéficient néanmoins d’un flux d’innovation élevé. C’est le cas de la production d’acier, mais aussi des chemins de fer, ce que confirme François Caron (1997, p. 449 et suiv.). Elles ne constituent cependant plus, lors de cette période, une innovation majeure en soi.

La manière dont le développement du système de transport s’inscrit dans le cours de cette nouvelle étape est donc un peu plus ambiguë. Ce n’est pas seulement par la réalisation de performances physiques inédites et la création d’activités nouvelles que se traduisent les interactions avec l’ensemble renouvelé des activités économiques. La mise en place sur la totalité du territoire ouest-européen, à travers les moyens de communication modernes, de ce que l’on appellerait aujourd’hui une capacité logistique est un fait majeur de cette période. L’établissement à travers le monde de services réguliers et fiables répondant à la forte intensification des politiques coloniales s’est également opérée à cette époque. L’économie se complexifie, les approvisionnements en matières premières se diversifient, les besoins de main-d’oeuvre qualifiée augmentent. Le rôle déterminant accordé à la maîtrise des voies de communication durant les deux conflits mondiaux qui clôturent cette époque confirme encore que, tout au long de cette période, le système de transport accompagne ces évolutions et permet à l’économie comme aux pouvoir politiques de se libérer peu à peu des contraintes liées aux déplacements des biens et des personnes.

Notes
49.

()011...même si, Lewis Mumford et, à sa suite, Jacques Attali, affirment que “la machine-clef de l’âge industriel moderne, ce n’est pas la machine à vapeur, c’est horloge” (Lewis Mumford, 1950, Technique et civilisation, Seuil, Paris. Cité par Attali, 1982, p. 174). Cela dit, les rôles respectifs prêtés à l’industrie horlogère d’une part et à l’industrie lourde d’autre part ne sont pas pour autant contradictoires.

50.

()011Bertrand Gille (1978), dans son Histoire des techniques, construit comme d’autres le « système technique » de la révolution industrielle sur le triptyque vapeur-fer-charbon. Il écrit à propos du chemin de fer : « Peut-être mesure-t-on mieux ici qu’ailleurs l’importance de la notion de système technique. Le chemin de fer mettait en jeu les techniques les plus diverses, utilisait un matériel et des matériaux extrèmement variés. Il était donc nécessaire d’une part que toutes les techniques fussent au même niveau et que, d’autre part, des perfectionnement continus puissent abaisser les coûts de façon sensible. On conçoit également la pression que pouvait exercer le chemin de fer sur les techniques situées en amont [...] » (p. 746). Il confirme ainsi si besoin était le rôle central de cette innovation.