Des valeurs de société se diffusent

Arrivé au terme de ce chapitre, il semble bien qu’à différentes époques, les groupes sociaux et les activités économiques dominants – succinctement définis par la richesse et le pouvoir – puissent toujours être articulés à la partie la plus performante de l’activité transport (53). Claude Raffestin (1980) avait déjà remarqué que « tout réseau est l’image du pouvoir ou des acteurs dominants ». Cette interdépendance dessinée au cours du temps entre les phénomènes de différenciation travaillant la société dans son entier et la forte hiérarchisation du système de transport illustre la complexité des relations entre transport et société. Paul Virilio (1996, p. 15), pour qui « ‘Le pouvoir est inséparable de la richesse et la richesse est inséparable de la vitesse’ », confirme largement cette relation forte. ’Plus haut’ semble donc constituer une partie, sinon du destin, du moins du passé et du présent du système de transport. Plus haut parce que les innovations qui touchent ce dernier tendent en premier lieu à creuser des écarts entre ses composantes, à renforcer – quitte à les modifier – des hiérarchies. Plus haut également parce que ces innovations répondent d’abord aux besoins, aux valeurs des sphères dominantes de la société et parce qu’ils sont, selon des modalités variées, partie intégrante de la dynamique de renouvellement des inégalités.

On peut alors tenter de reprendre la représentation esquissée à la fin de la section précédente, lorsque l’on cherchait à rendre compte du phénomène d’accélération à l’aide de superpositions de portions d’espaces et de noeuds de réseaux de transport, rangés par ordre de taille croissante. L’augmentation des vitesses était vue comme une lente percolation depuis les niveaux les plus élevés vers les plus modestes, mais une percolation active, qui entre en interaction avec les espaces qu’elle touche. Sur ce modèle, on peut imaginer d’empiler des strates sociales accédant progressivement, en débutant par le sommet de cette hiérarchie, aux innovations affectant le système de transport. Mais cette fois-ci, les interactions entre strates sociales et avec le système de transport apparaissent beaucoup plus nettement dans la mesure où derrière ces changements, se sont des valeurs sociales qui se diffusent. Celles-ci s’imposent peu à peu à l’ensemble du tissu social au moyen – entre autres intermédiaires – de l’évolution des outils de communication et au prix sans doute de quelques torsions. Mais c’est bien parce qu’elles réussissent à s’imposer que le groupe social ou les activités qui les portaient à l’origine peuvent finalement être qualifiés, au-delà du pouvoir et de la richesse, de dominants.

Ce modèle d’inspiration ouvertement mécaniste est bien sûr largement insatisfaisant. Il conviendrait au minimum de considérer que les moyens par lesquels se diffusent les valeurs sociales dominantes n’ont pas tous la matérialité d’un mode de transport. Quoi qu’il en soit, il constitue une image commode pour aider à se représenter la manière dont hiérarchie sociale et hiérarchie du système de transport interagissent.

On sent bien que les valeurs de société dont les transformations du système de transport favorisent la diffusion concernent en premier lieu le temps. Avant d’y revenir dans la troisième partie, on mentionnera seulement la manière euphémique qu’ont Pierre Léon et Charles Carrières (1970, p. 176) de relever que « le temps n’a manifestement pas, au XVIIè et au XVIIIè siècles, la valeur que nous lui attribuons aujourd’hui ». On ne s’arrêtera pas sur la notion de valeur du temps, dont on admettra qu’elle augmente d’une façon générale depuis le XIXè siècle ; elle n’est que le reflet de choix plus fondamentaux.

Christophe Studeny montre que le rapport au temps des individus s’est profondément modifié au cours de la période 1830-1940. On est passé, dit-il, « de la presse au stress », termes qu’il explicite ainsi : « ‘Le terme de presse exprime l’idée d’une intensité temporaire, une zone de coup de feu et un moment de haute pression temporelle ; c’est aussi une contrainte extérieure, sociale. Nous avons opposé cette notion, typique de la hâte du XIXe siècle, à celle de stress, qui symbolise [...] la contrainte intériorisée, une attention permanente au temps, une adaptation à l’urgence dans les sociétés occidentales du XXe siècle par des réactions, biologiques et psychologiques, d’alarme’ » (Studeny, 1990, p. 961). Cette analyse semble indiquer les mêmes perspectives de réflexion que les commentaires de Michelle Perrot (1979, p. 463) à propos de la marginalité sociale au début du XXè siècle : « ‘La société industrielle exige que tous aient un travail suivi, un emploi du temps réglé, un domicile fixe : une case bien définie dans ce damier que dessine de plus en plus, le quadrillage des disciplines dont Michel Foucault a décrit la progressive emprise ’». Ce double mouvement de développement des valeurs individuelles et d’encadrement des individus par la société, c’est aussi cela l’histoire de la vitesse.

Notes
53.

()011Cette lecture de la hiérarchisation concommittante du système de transport et des structures sociales diffère sensiblement de celle donnée par Jean Ollivro (2000) de l’histoire de la vitesse. En s’appuyant sur l’accroissement de l’écart de vitesse physique permise par les différents moyens de transport, il distingue “la lenteur homogène” qui prévalait avant l’accélération du début du XIXe siècle de “la rapidité différenciée” qui s’est imposée ensuite. Que le rapport entre la vitesse du piéton et celle du cavalier soit faible (l’auteur évoque un facteur 3), n’implique pas pour autant que les différenciations sociales que cet écart alimente sont insignifiantes. De même, que ce rapport entre la vitesse du piéton et celle du passager d’un TGV soit désormais de 44, n’indique pas non plus que les hiérarchie sociales se sont creusées dans cette proportion.