Conclusion de la première partie

Parvenu à ce stade, on peut souligner deux enseignements principaux qui serviront de point d’appui aux analyses à venir. Le premier concerne le caractère d’innovation mineure de la grande vitesse ferroviaire. Le second tient au dépassement du déterminisme technique que l’approche historique a permis.

Que le TGV fût une innovation mineure n’a rien de surprenant, en dépit de la confusion médiatique soulignée en introduction de cette partie. On s’en doutait dans la mesure où il se situe, en termes de trajectoire technologique, quelle que soit sa descendance, plutôt à l’aboutissement d’évolutions de savoirs-faire adaptés au monde ferroviaire qu’à l’origine d’une grappe d’innovations appelées à dépasser largement leur application initiale (54).

Le TGV est aussi une innovation mineure d’un point de vue économique. Comme l’avance à son propos Jean-François Picard (Beltran et Picard, 1995), la SNCF peut certes faire figure d’entrepreneur schumpeterien qui, grâce à une modification volontaire des conditions technologiques de sa production, dégage un surplus. En revanche, le train rapide ne saurait sur un plan plus général être associé à une révolution technologique, c’est à dire, selon la définition qu’en donne Ernest Mandel (1980) en termes marxistes, un processus « impliquant un réexamen radical des principales techniques dans toutes les sphères de la production et de la distribution capitaliste » et conduisant à une augmentation considérable du taux de rotation du capital (55). Au plan sociologique enfin, le TGV est vécu, quel que soit l’usage qui en est fait, comme une innovation mineure car son incidence sur la vie sociale n’est pas telle que l’on puisse distinguer les structures humaines qui y recourent des autres.

Dans ce cadre, l’approche historique s’est révélée fructueuse. Elle a en premier lieu donné une mesure de l’accélération permise par le TGV, mesure qui n’a de sens qu’en termes de comparaison diachronique ou spatiale des échanges entre les hommes. Par là-même, elle fonde cette analyse de l’évolution concomitante de la vitesse de déplacement et des structures sociales.

En second lieu, l’approche historique a aussi conduit à élargir l’horizon d’analyse. L’accélération physique des moyens de déplacement ne peut être lue que replacée dans un contexte sociétal plus large. Le rapprochement de l’évolution des vitesses et de celle des volumes échangés ou des prix de transport reste assez banal. La relecture de l’accélération des déplacements comme un élément de la dynamique de hiérarchisation de la société est peut-être moins habituelle. En rapportant l’accroissement des vitesses à un critère éminemment social, presque totalement dépourvu de signification physique, elle facilite du même coup le travail de distanciation qu’il est nécessaire d’opérer par rapport aux performances techniques.

En dernier lieu, le retour sur le passé permet de construire une représentation qui s’éloigne du déterminisme. L’autonomie de la technique apparaît en effet fortement relativisée puisqu’elle semble répondre à une sorte de nécessité historique qui aboutit depuis deux siècles à une permanence de l’accélération des échanges, par delà le renouvellement des systèmes techniques. Il ne s’agit pourtant pas de remplacer un déterminisme – technologique – par un autre – « historique » – en l’occurrence. La démarche adoptée a cherché à inscrire les évolutions du système de transport à l’intérieur d’évolutions plus larges et non à considérer ce dernier en dehors de l’histoire, à l’extérieur de la société, avec comme seule mission de satisfaire aux exigences d’une demande sociale posée comme exogène. Cette orientation consistant à refuser de dissocier le système technique de la société est cohérente avec les conceptions contemporaines de l’innovation technique (Flichy, 1995).

Il reste alors à boucler la boucle et à raccorder le caractère d’innovation mineure du TGV d’une part et sa complète immersion dans un système social beaucoup plus vaste d’autre part. Il résulte de ce rapprochement que dans une problématique d’interactions entre le système de transport et la société, les deux termes ne sont pas symétriques. On justifiera ainsi que dans la tentative présente visant à donner du sens au développement des transports à grande vitesse dans la société actuelle, l’analyse des évolutions de cette dernière, largement exogènes au système de transport occupe une place prépondérante.

Notes
54.

()011Raisonnant en termes de « systèmes techniques », c’est à dire d’un ensemble cohérents de technologies mises en oeuvre par une société donnée à une époque donnée, Bertrand Gille (1978, p. 939) voit dans les évolutions contemporaines des chemins de fer essentiellement le perfectionnement de principes anciens.

55.

()011Christopher Freeman (1986) développe une définition quasiment identique de la révolution technologique associée à l’idée de totalité : « [elle] ne conduit pas seulement à l’émergence d’une nouvelle gamme de produits et de services, mais [...] elle a aussi un impact sur tous les autres secteurs de l’économie, en modifiant la structure des coûts ainsi que les conditions de production et de distribution à travers tout le système économique » (cité par Flichy, 1995, p. 172-173).