Intensification de la concurrence et limites de l’organisation fordiste de la production

L’idée selon laquelle notre implication dans le marché mondial des biens et des services (et de la main d’oeuvre...) s’accompagne d’une intensification de la compétition entre producteurs est communément admise. Paul Krugman (1996, p. 99) souligne que la guerre économique que se livrent les différentes parties du monde est ainsi constamment invoquée pour justifier d’avaler bien des couleuvres. Il remet cependant vigoureusement en cause cette interprétation d’une concurrence qui opposerait les états et non les firmes. Firmes et états, explique-t-il, sont de nature radicalement différente par le simple fait qu’un état ne fait pas faillite. Mais il défend surtout l’idée d’un intérêt mutuel à l’échange contre la représentation du commerce international comme une « compétition » à somme nulle – les pertes des uns équilibrant les gains des autres –. Reste que le fait est avéré selon lequel nos économies sont de plus en plus interdépendantes. Il s’agit peut être là du sens de l’Histoire, d’une évolution dommageable ou d’un événement à haute signification morale. On se bornera à constater qu’il s’agit d’un fait en parfaite cohérence avec le régime d’accumulation fordiste décrit par les régulationistes.

à une échelle plus locale, l’atténuation de l’effet protecteur de la distance porte les mêmes conséquences d’accentuation de la concurrence. Hubert Jayet, Jean-Pierre Puig et Jacques-François Thisse (1996) font de ce phénomène l’une des prémisses des tendances actuelles à la polarisation. Ils expliquent ainsi que la baisse des coûts de transport diminue le « pouvoir de marché » des entreprises qui sont alors contraintes de réagir en renforçant les spécificités de leur production. Cette différenciation, outre qu’elle implique le développement de capacités spécifiques pour être entretenue, induit aussi une forte polarisation puisque seules les grandes agglomérations sont en mesure d’offrir les débouchés et les ressources (en main-d’oeuvre spécialisée par exemple) nécessaires.

C’est paradoxalement l’approfondissement de ces tendances à l’abaissement des contraintes de distance, à la mondialisation et au durcissement de la concurrence – toutes contenues dans le mode de développement fordiste – qui, pour certains analystes, va en montrer les limites. Raisonnant à une échelle globale, Robert Boyer (1992) parle de dislocation de l’ordre international. Il cite l’interprétation selon laquelle les tendances au ralentissement de la croissance et l’instabilité qui prévalent depuis les années 70 dériveraient de l’inefficacité de modes de régulation qui continuent à opérer principalement au niveau national dans un contexte d’internationalisation des échanges et de la production. Cette inefficacité et la nécessité qui en découle d’un mode de régulation de niveau planétaire est une première rupture avec le modèle fordiste classique.

Une autre lecture de la crise du fordisme, toujours évoquée par Robert Boyer, établit un lien entre ce niveau macro-économique et le niveau de la firme. Elle repose sur le « conflit entre la rigidité des techniques et les incertitudes macro-économiques ». Elle part de la constatation que l’organisation fordiste de la production nécessite, pour fonctionner, une relative stabilité de l’environnement. En effet, les structures traditionnelles de gestion des entreprises considèrent une à une chaque étape ou chaque fonction d’un processus de production. L’optimisation globale se ramène alors à l’optimisation de chacune des unités ainsi découpées. La mise en cohérence des sous-objectifs propres à ces unités s’effectue par allers-retours successifs et ajustements à la marge. L’ensemble est par essence fondé sur la stabilité des objectifs globaux. Stabilité qui devient nécessité afin donner le temps aux ajustements de s’effectuer.

évidemment, la nécessaire stabilité a aujourd’hui disparu, empêchant le bel édifice de fonctionner. D’une part, les différents marchés connaissent d’amples fluctuations, que, selon l’explication déjà avancée, la dislocation de l’ordre international ne peut réguler. Mais d’autre part, l’accroissement du jeu concurrentiel rend les filières de production de plus en plus directement dépendantes des marchés. Elles n’en deviennent alors que plus sensibles à cette instabilité. La compétition, qui s’accroît sur les marchés de biens et de services tant en amont qu’en aval de la firme, s’étend aussi au domaine financier et à l’accès aux capitaux. La globalisation financière est un phénomène plutôt rattaché aux années 80-90 qu’à la « crise du fordisme » proprement dite. Pour cette raison, on ne l’évoquera pas dès à présent, mais au chapitre 5 seulement. Il n’empêche que dès 1958, le financement du déficit public américain (Niveau, 1984, p. 519) renforce le pouvoir de marché des détenteurs de capitaux.

Cette remise en cause de ces principes d’organisation par le jeu combiné d’une instabilité et d’une compétition accrues concerne donc en premier lieu les variables temporelles. La recherche d’une capacité de réactivité augmentée va peu à peu entamer le mythe de l’organisation scientifique du travail mise au point par Taylor en mettant en lumière les inerties dont elle est porteuse. Elle va également relativiser la priorité, jusque là absolue, accordée à la recherche d’économies d’échelle. Ainsi, le découpage du processus de production en différentes fonctions spécialisées résiste mal aux évolutions actuelles.

Mais cette remise en cause ne bouleverse pas uniquement les rythmes temporels de l’organisation industrielle. La tendance au pilotage de la production par les marchés dans un contexte concurrentiel implique certes de mieux suivre la variabilité de la demande, mais pousse aussi à la différenciation des produits. En effet, la théorie micro-économique enseigne que la valeur ajoutée se concentre sur les produits dont le degré de différenciation par rapport aux produits concurrents est le plus élevé. Lorsqu’une technique de production se banalise, le marché devient plus concurrentiel, et la pression sur les prix s’accentue au détriment des marges bénéficiaires. Dans le même temps, on constate aujourd’hui que les cycles des produits se raccourcissent, accélérant ce phénomène. Le processus de différenciation des produits, devenu vital, emprunte deux chemins distincts : l’innovation d’une part et la recherche de qualité d’autre part. Dans chacun de ces domaines, les principes de l’organisation fordiste semblent avoir largement épuisé leur potentiel de progression. Là encore, le découpage du processus de production en différentes fonctions spécialisées est apparu inadapté pour remplir des fonctions qui devenaient de plus en plus transversales. On aboutit finalement, au nom de la recherche d’une « flexibilité » accrue – érigée en nouvelle règle d’or – à une pression appelant au dépassement de toutes les caractéristiques essentielles du paradigme fordiste/taylorien.

Partant du mouvement de mondialisation de l’économie, s’est donc dessiné un premier schéma explicatif des limites atteintes par le mode de développement fordiste. Il enchaîne cette extension de nos sphères d’échange, l’intensification de la concurrence, la nécessaire recherche de réactivité et de différenciation des produits, pour aboutir au nouveau paradigme de la flexibilité. Ce schéma peut être complété en prenant comme nouvelle base de départ le relatif épuisement des moteurs de la croissance qui serait apparu dès la fin des années soixante.